Thomas Struth : la tête ailleurs
Apprendre à regarder : ce pourrait être le mantra de Thomas Struth. Avec ses très grands formats, le photographe allemand invite à s'éloigner et à s'approcher à nouveau, à chercher le détail, à tenter de comprendre le lien qui unit les différents objets du monde, et dans le même mouvement à les saisir chacun dans leur spécificité. Qu'il photographie une jungle sans âme qui vive ou un musée grouillant de touristes, Struth construit ses images de telle sorte qu'elles proposent un itinéraire du regard qui doit jongler avec les informations et les échelles. Une sélection de 70 clichés de l'artiste, pris entre 1978 et 2010, sont exposés jusqu'au 16 septembre à la Whitechapel Gallery, à Londres, dans une rétrospective où se côtoient images industrielles en couleurs et rues vides en noir et blanc.
L'appareil autour du cou et les tongs aux pieds, des touristes se massent autour d'oeuvres d'art. Les regards convergent vers un tableau ou une sculpture, hors champ. Certains visages sont concentrés, d'autres interrogateurs. D'aucuns sourient. (
Audience 06 et
Audience 01, Florence, 2004). Tous sont unis temporairement par l'espace du musée qui les accueille et par les photographies de Thomas Struth, qui réinstaurent un autre rapport à ces oeuvres ou à ces lieux d'art. Parce qu'il les regarde
regarder, il interroge, comme le souligne les commissaires de l'exposition James Lingwood et Achim Borchardt-Hule, le rapport entre l'homme moderne et ses créations, à la fois celle du passé et celle du présent. Dans chaque instantané, à Florence comme à Madrid, un rapport au sacré se joue.
Voir pour sacraliser
Thomas Struth, photographe né à Geldern en 1954, a beaucoup voyagé durant sa carrière, de Rome à Tokyo, en passant par Cape Canaveral et Paris. A travers les images qu'il rapporte, c'est un itinéraire du regard qui se construit. Par le travail sur l'échelle, il impose l'interrogation sur le sens. Comment se situer et, surtout, comment situer le regard ? Les visiteurs
se massent, minuscules figures, comme écrasés par l'immensité du Panthéon à Rome (1990). Ailleurs, l'anarchie discrète des badauds sur les marches de la Cathédrale de Milan (1998) contraste avec l'équilibre imposant et géométrique de l'architecture du monument, petites tâches de couleur au sein de l'uniformité neutre de la pierre.
Que l'objet apparaisse ou qu'il soit caché, c'est le rapport qu'il entretient avec le sujet regardant que capte Thomas Struth. Au Tokyo National Museum (1999), une foule de silhouettes noires se presse au bas de l'image, observant
La Liberté guidant le peuple de Delacroix qui apparaît en pleine lumière, comme pour retrouver un rapport sacré à l'art que l'on aurait cru perdu. "
Dans ses photographies,
écrit Silke Schmickl,
Struth confère aux oeuvres d'art le pouvoir d'ordonner l'espace environnant, d'exercer une influence sur les visiteurs. Cela ne s'exprime pas forcément par une contemplation, c'est-à-dire une attirance intellectuelle face aux oeuvres, mais par le comportement physique des visiteurs, leur façon de se regrouper, leurs gestes, qui correspondent si souvent aux gestes des personnages peints. C'est le regard de Struth sur les oeuvres qui rend cette ré-auratisation possible." (1)
Jouer sur les échelles
Comme si la photographie était créatrice, ou plutôt révélatrice, d'une communauté. Au sein du cadre, la liaison se crée. Le photographe travaille d'ailleurs souvent sur des genres populaires comme la photographie de voyage ou les images de famille. Dès lors, en détournant ces genres, il redécouvre leur essence. Les familles ainsi photographiées - chaque membre devant regarder l'objectif dans une pose immobile - retrouve la tradition tout en lui apportant une forme de
décalage. Dans cette image de groupe, c'est la communauté qui s'expose. Certes, chacun porte une histoire sur son visage et sur son corps ; certes, l'espace dans lequel les familles posent instaure un contexte spécifique. Mais ce qui ressort avant tout, c'est le lien familial qui, grâce à la photographie même, se matérialise.
Avec le très grand format, le détail s'impose avec le temps. Chaque personnage raconte une histoire, chaque recoin de l'image recèle une étincelle. Et si le visage central sur l'écran géant de Times Square saute d'abord aux yeux, d'autres soupçons de vie apparaissent finalement aux quatre coins de l'image qui auraient pu échapper à l'attention : un homme qui attend pour traverser la rue, ou l'heure et la température qui s'affichent sur un autre écran (
Time Square, New York, 2000). De la même façon, l'immensité de la station rouge absorbe l'ensemble de
l'image dans
Semi-submersible Rig, DSME Shipyard (Geoje Island 2007). Mais dans le coin gauche se laissent pourtant distinguer deux hommes en train de ranger leurs vélos. Le marginal devient alors central : c'est la relation entre les deux échelles que souligne le travail même de Thomas Struth.
Apprendre à regarder
Ce n'est pas un hasard si le photographe a été, de 1993 à 1996, le premier professeur de photographie à la Hochschule für Gestaltung à Karlsruhe et qu'il est actuellement professeur invité à l'Université d'Oxford : la pédagogie s'inscrit au coeur de ses clichés. Il s'agit d'apprendre à regarder. Rien d'étonnant, lorsqu'il se met en scène dans un autoportrait (
Alte Pinakothek, Self-Portrait, Munich, 2000), qu'il ne soit qu'une figure
floue au premier plan, les mains dans les poches, regardant, précisément, un tableau d'Albrecht Dürer dont les couleurs et les formes se découpent précisément dans le champ. Et aux échelles monumentales des cathédrales et bâtiments humains répondent les dimensions surnaturelles des créations de la nature. El Capitan se dresse, majestueux, au coeur du Parc National de Yosemite et un homme près de sa voiture arrêtée au bord de la route pointe du doigt son immense masse de pierre (
El Capitan, Yosemite National Park, 1999). Le travail de Struth interroge ainsi les représentations et les systèmes de croyances pour réfléchir sur la place de l'homme, mais aussi sur les rapports entre science et politique.
Ce sont ainsi plusieurs séries d'images qui sont consacrées à du matériel de haute technologie, notamment dans le domaine aérospatial, comme ces photographies de la NASA à Cape Canaveral. Sur ces natures mortes, les fils de couleurs s'entremêlent à l'infini, donnant l'illusion de l'anarchie quand chaque élément est millimitré. Le chaos n'est que dans l'oeil de celui qui regarde sans comprendre (
Space Shuttle 1, Kennedy Space Center, Cape Canaveral, 2008). Paradoxalement, le principe est le même lorsque Thomas Struth photographie la nature, sans l'ombre d'une figure humaine. Une jungle inextricable s'affiche ainsi en grand format sur la série
Paradise. Et à l'image d'ensemble se substitue très vite un réseau de connexions, de détails, de branches, de faisceaux de lumière délicate sur les feuilles. Très peu de ciel, au bénéfice d'une plongée dans le vert, l'ocre et le brun. Le vide, c'est aussi un élément nodal de l'oeuvre de Struth, lui qui photographiait dans les années 1970 et 1980 des rues désertes à New York ou Bruxelles. Sur ces clichés pris dans l'axe, en noir et blanc, la perspective s'étend, donnant une impression de profondeur sans fin. Le point de fuite. L'accroche du regard.