L`Intermède
En ligne droite
Connue pour son travail à la frontière des textes et des images, la photographe Taryn Simon, née à New York en 1975, use de l'hyperréalisme pour mieux briser l'illusion d'une image objective, d'une réalité capturée à vif. La série A Living Man Declared Dead ("un homme vivant déclaré mort") a été réalisée entre 2008 et 2011, au cours d'un voyage aux quatre coins du globe. Le résultat de ces pérégrinations se décline en dix-huit chapitres
actuellement exposés à la Tate Modern, à Londres.

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Que peuvent avoir en commun le culte de la déesse Talejou au Népal, l'expropriation en Inde, l'extermination du lapin australien, la polygamie au Kenya et le génocide bosniaque ? Ce que la photographe américaine Taryn Simon a réalisé est pourtant aux antipodes d'une anthologie arbitraire. Ses panneaux de portraits, de textes et d'instantanés annotés relèvent au contraire d'un système méticuleux, souligné par ailleurs par une scénographie quasi clinique : la teinte crème habituelle des murs de la Tate Modern a cédé le pas à un blanc immaculé, et la lumière est sept fois supérieure à l'intensité habituelle.

Orchestration sévère
A la fatalité de l'existence humaine et des ramifications généalogiques répond la rigueur des lignes de portraits. Simon choisit à chaque fois de représenter une seule lignée à partir de la personne qui l'intéresse. Elle remonte alors jusqu'aux ascendants les plus anciens encore vivants, et suit scrupuleusement la logique filiale, laissant même un espace vide pour les personnes qui n'ont pu être photographiées ou qui n'ont pas souhaité faire partie du projet. Les portraits s'enchaînent ainsi, tous semblables et pourtant tous différents, tels une métaphore filée du rapport complexe entre destinée et taryn simon, living man, declared dead, a living man declared dead, tate modern, tate, londres, london, photo, photographie, exposition, exhibition, portrait, biographie, interview, simon, tarynbiologie. Toujours dans un même décor beige, neutre, surréel par sa répétition et son inanité. Toujours dans la même position, assis, plus ou moins avachis, les traits du visage atones.

Le texte qui accompagne les images est oeuvre en soi. Ou plutôt, il fait exister l'oeuvre et, avec elle, un regard actif, une attitude sceptique que sollicite Simon. Le texte explique, explicite, contextualise. Faussement impartial, il se refuse à l'interprétation, à la compassion ou encore au relativisme culturel. Les détails plus subtils sont amenés par le dernier panneau, celui des "notes de bas de pages" comme l'appelle Taryn Simon elle-même. Quelques images, apparemment aléatoires, s'associent à de brefs descriptifs et font écho au premier texte, à l'histoire racontée, au drame qui a eu lieu. Les clichés de documents officiels, d'objets, de lieu, de scènes s'érigent en documents d'autorité, comme cette copie du cadastre qui atteste du décès de Shivdutt Yadav et de ses deux frères, Chandrabhan et Phoolchand, et qui transfère leurs terres à leurs cousins. Ou encore cette lettre envoyée au magistrat en chef par Shivdutt pour réclamer l'annulation de son faux acte de décès et la reconnaissance de sa propriété. La libre présentation de ces images contraste avec l'orchestration sévère des portraits, créant ainsi une harmonie propre à chaque chapitre. C'est l’interdépendance du texte et de la photo qui fait la singularité de la démarche de Taryn Simon. La substance se déploie dans cet espace de liaison et de séparation entre le verbal et le visuel, ce que la philosophe Susan Sontag a nommé "une grammaire mais de façon plus importante, une éthique du regard".

Sujet ou objet ?
C'est ce lien entre le vu et le lu, entre l'écrit et le compris qui pousse Simon à interroger l'objectivité scientifique. Le chapitre 6 sur le lapin australien est une mise en abîme grinçante d'une démarche qui pourrait se réclamer académique et qui, cependant, n'affirme rien. L'artiste y raconte comment, introduit en 1859 en Australie par les colons britanniques, le lapin s'est multiplié à son aise - une femelle pouvant produire 30 à 40 petits par an - puisqu'il n'avait pas de prédateurs naturels, et est devenu une menace pour d'autres espèces taryn simon, living man, declared dead, a living man declared dead, tate modern, tate, londres, london, photo, photographie, exposition, exhibition, portrait, biographie, interview, simon, tarynanimales mais surtout végétales, causant des dégâts, chaque année, se chiffrant en centaines de millions de dollars australiens. Depuis les années 1950, les autorités tentent d'endiguer le phénomène par l'élaboration de poisons et d'épidémies diverses. Simon a ainsi photographié plus d'une centaine de lapins auxquels a été injecté un nouveau virus, rompant le temps d'un chapitre la série de portraits. Humains comme animaux seraient-ils réduits à être l'objet, et non le sujet, de leur existence? "Et si nous faisions tous partie d’une grande expérience ?", s'interroge l'artiste : "Les gens ne cessent d'être produits, les histoires arrivent et partent, de manière incessante, mais à quelle fin ?"

Face à la question intime du sens de l'existence, Simon prône la survie, la force de surmonter la précarité de la destinée. Latif Yahia sait de quoi il s'agit. Souvent confondu avec Uday Hussein, son camarade de classe et fils de Saddam Hussein, il a été torturé pour  qu'il accepte de devenir le double d'Uday Hussein, lorsque ce dernier est menacé de mort par les services secrets iraniens. Latif Yahia subit des opérations chirurgicales, porte des talons, assimile la gestuelle et la locution d'Uday. Quelques clichés le montrent en smoking noir et cravate dorée, arborant lunettes de soleil ou cigare à la manière du fils du dictateur.

Fantômes
Nombreux sont les fantômes, tels Latif, qui hantent le travail de Taryn Simon. Il y a celui de l'ancêtre mort depuis longtemps mais dont les crimes marquent d'un sceau indélébile la famille, comme c'est le cas des descendants de Hans Franck, condamné à la peine de mort par le Tribunal de Nuremberg et exécuté en 1946 pour ses agissements en tant que gouverneur général de Pologne sous Adolf Hitler. Il y a  ceux qui sont eux-mêmes des fantômes comme Ribal Btaddini, membre de la secte des Druze au Moyen Orient qui croit en la réincarnation intra-communautaire, reconnu taryn simon, living man, declared dead, a living man declared dead, tate modern, tate, londres, london, photo, photographie, exposition, exhibition, portrait, biographie, interview, simon, taryncomme étant la réincarnation de son grand-père paternel Milhelm Btaddini. Il y a les fantômes des êtres chers portés disparus ; Simon Taryn raconte par exemple l'histoire du pêcheur sud-coréen Choe Janggeun enlevé par les autorités nord-coréennes en 1977. Et puis il y a les fantômes de ceux à qui le destin a volé la capacité de vivre. Les déformations des triplés Gallagher, résultant d'une prise de thalidomide par leur mère pendant la grossesse, les ont empêché d'enfanter à leur tour et de vivre dignement.

Au Népal, les petites filles nées dans le clan Shakya, dans la communauté des Newari, sont soumises à une rigoureuse sélection pour être une Kumari, c'est-à-dire une incarnation vivante de la déesse Talejou. Simon Taryn expose le vécu de Sunina Shakya,Talejou royale de Katmandou entre l'âge de 4 et 9 ans. Ces petites filles vivent recluses au temple jusqu'à leur première menstruation. Elles sont quotidiennement présentées aux croyants qui leur baisent les pieds en attente de bénédictions. Shakya Sunina a gardé ce regard droit, imperturbable et profond de ses fonctions. Le port de tête altier aussi. Bien qu'elle pose face à l'objectif avec fierté dans son sari fushia, elle semble en proie à l'absence. Peut-être celle d'une enfance insouciante perdue trop tôt. Peut-être aussi celle d'aspirations inassouvies, de promesses jamais réalisées.

Mécanisme mortel
La fragilité de l'identité mise en scène dans les clichés de Taryn Simon interroge ouvertement l'idée d'une condition humaine unique, partagée par tous. La place du choix, tant célébré en Occident, se révèle fictive dans d'autres régions où la capacité d'autonomie face aux circonstances extérieures - religieuses, politiques, économiques et autres - ou intérieures - lignée biologique -, est faible. Au Brésil, dans la contrée de Pernambuco, l'Etat est une présence lointaine, de même que la justice. Comment échapper, dès lors, à la vendetta infernale qui s'est déclarée en 1991 entre les familles Ferraz et Novaes, photographiées par Simon ? La simple appartenance à l'une des deux familles implique une vie de menaces  et de peur taryn simon, living man, declared dead, a living man declared dead, tate modern, tate, londres, london, photo, photographie, exposition, exhibition, portrait, biographie, interview, simon, tarynpermanentes. L'indivisibilité entre individu et environnement est renforcée par la taxonomie établie par les séries de portraits réalisés par Simon : chaque image prise individuellement possède une portée esthétique limitée, mais leur sérialité constitue une mosaïque expressive actionnée par un mécanisme mortel sublime, insondable, inéluctable.
 
Asmara Klein, à Londres
Le 23/08/11

A Living Man Declared Dead - Taryn Simon, jusqu'au 2 janvier 2012
Tate Modern
Bankside
Londres
Dim -  jeudi 10h -18h
Nocturnes Ven - Sam (22h)
Entrée libre

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