L`Intermède
tokyo, tokyo-e, yukichi watabe, watabe, a criminal investigation, photo, photographie, exposition, noir, film noir, roman, enquête, affaire, corps coupé, analyse, BAL, paris, musée, shashinDans la brume électrique
Le 13 janvier 1958, un nez, deux phalanges et un pénis sont découverts dans un bac à huile à proximité du lac Sembako, au Japon. Yukichi Watabe (1924-1993), reporter photographe indépendant qui couvre la plupart des événements politiques se déroulant à Tokyo, se voit accorder l'autorisation de suivre les investigations menées par l'unité d'enquête spéciale dans ce qui sera bientôt connu comme "l'Affaire du corps coupé". Ainsi est née la série A criminal investigation, actuellement montrée au BAL dans le cadre de l'exposition collective Tokyo-e, jusqu'au 21 août.

Première séquence, extérieur jour. Un homme marche dans un champ ; plan large d'une silhouette perdue. Puis le voici, en plan resserré, casquette vissée sur la tête, pardessus jeté négligemment sur l'épaule, un journal à la main. Un préambule, écrit sous le cliquetis d'une Remington, énonce les faits. Le lendemain, la police retrouve le corps de la victime : Sato Tadashi, journalier de trente ans, originaire de Tokyo. Défiguré, plusieurs doigts coupés, le corps rongé à l'acide. Le suspect est un dénommé Nishida Tamotsu, résident au même hôtel que la victime.

Noirceur désabusée
Deuxième séquence, autre ambiance : l'homme du champ s'avère être l'enquêteur en charge de l'affaire. Le voici, à la tête des opérations, entouré de son équipe. Le bruissement du poste de police est perceptible, les papiers qui se froissent, le téléphone qui sonne en continu. Enfin, troisième séquence : l'enquêteur se lance dans la ville. Accoudé sur le parapet d'une voie ferrée, il semble ne pas savoir par où commencer. S'ensuit une succession de ruelles, boutiques, marchés d'un Tokyo populaire. L'enquêteur questionne : là, un témoin au visage impassible ; ailleurs, une vieille dame qui indique une direction. Il déambule, perplexe. Ainsi se déploient les méandres de l'enquête, dans une soixantaine d'images en noir et blanc, de format 18 x 24 cm, tokyo, tokyo-e, yukichi watabe, watabe, a criminal investigation, photo, photographie, exposition, noir, film noir, roman, enquête, affaire, corps coupé, analyse, BAL, paris, musée, shashindisposées sur des présentoirs. Par série de deux, trois, cinq, ou neuf, ces photographies semblent découpées dans la pellicule d'un film. Au cinéma, le spectateur regarde l'écran droit devant lui ; ici, qu'il s'agisse de se pencher sur chaque image ou d'aller et venir de l'une à l'autre, il faut reconstituer une séquence, en écho au labyrinthe de l'enquête.

Les photographies de Watabe fonctionnent comme un hommage au film noir en images fixes qui, à rebours de la production hollywoodienne d'après-guerre, se caractérise par un cynisme et un pessimisme sans issue. L'Affaire du corps coupé est contemporaine d'une certaine "vision noire" de l'Amérique, portée par des classiques tels que Quand la ville dort de John Houston (1950), Règlement de comptes de Fritz Lang (1953) ou encore La soif du mal d'Orson Wells (1958). Le protagoniste, un enquêteur japonais, est ainsi un double de l'archétype du détective privé à la Sam Spade du Faucon Maltais (1941), joué par Humphrey Bogart. Vêtu d'un costume occidental, cigarette à la main, il semble embarqué dans une quête perdue d'avance. Son expérience devient un élément de structuration de l'histoire racontée ; le décor urbain aux éclairages fortement contrastés devient un espace restreint, comme saturé. De l'ensemble se dégage une noirceur désabusée, que l'ordre sériel et séquentiel des images ne fait que renforcer.

Au fil de cette filature sourde et muette, des pistes se dessinent, des questions surgissent, des hypothèses s'échaffaudent. Et pourtant, les quelques éléments qui renseignent l'investigation sont épars et tenus. Ni la scène du crime, ni l'arrestation d'un suspect ne sont documentés par Watabe. En cela, le photographe japonais s'inscrit dans l'héritage de l'Américain Weegee (1899-1968). En livrant, chaque nuit, en témoignage, des scènes dramatiques qu'a connu le New York de l'entre-deux-guerres, Weegee fixait dans ses instantanés des images dures et crues des violences de la rue. Traces de sang sur le sol, victimes de meurtres ou d'accidents de voiture, coupables menottés, policiers ou passants, Weegee, branché sur la radio de la police, était le premier sur les lieux pour saisir ce qui serait ensuite publié dans les journaux du matin. De l'Affaire du corps coupé suivi par Watabe, seule une sélection d'images sera publiée, en juin 1958, dans un numéro du magazine Nippon.

Au croisement des genres
Comme le rappelle Mariko Takeuchi, tokyo, tokyo-e, yukichi watabe, watabe, a criminal investigation, photo, photographie, exposition, noir, film noir, roman, enquête, affaire, corps coupé, analyse, BAL, paris, musée, shashincommissaire invitée de l'édition 2008 de Paris Photo mettant la photographie japonaise à l'honneur, "photographie" se dit en japonais "shashin", mot composé de deux idéogrammes qui signifie "reproduire" (sha) le vrai (shin)". L'acte photographique s'apparente alors à une "quête de la vérité". Ce sont les années 1930 qui marquent le passage vers la photographie moderne, notamment grâce à la création de la revue Kôga (1932), dont le titre est la contraction de "lumière" (kô) et de "dessiner" (ga). Ce glissement lexical n'est pas anodin : des photographes comme Yasuzô Nojima, Iwata Nakayama et Ihei Kimura retranscrivent alors une réalité sociale essentiellement urbaine. Kimura, qui joue un rôle moteur dans les milieux de la photographie japonaise jusqu'à la période d'après-guerre, est d'ailleurs surnommé "le Cartier-Bresson japonais" grâce à ses instantanés pris au Leica. Parallèlement, une photographie d'avant-garde, influencée par le surréalisme et l'abstraction européenne, s'installe à Osaka. Le Club Tampai, mené par des noms comme Osamu Shiihara, Eikoh Hosoe et Shomei Tomatsu, incarne une nouvelle génération d'artistes. S'affranchissant du style documentaire, ces derniers se tournent vers une expression plus subjective et fondent, en 1959, l'agence Vivo.

Dans les années 1960, la photographie japonaise, à travers une esthétique violente et accidentée, se fait le reflet des mutations identitaires que connaît le pays. Cette jeune génération s'incarne dans la revue Provoke (1968-1969), dont l'un des co-fondateurs est Yutaka Takanashi. La série Machi (1975), présentée elle aussi dans l'exposition Tokyo-e, est pourtant bien loin du style flou, surexposé, expressionniste, en noir et blanc, des années Provoke. Takanashi livre ici de véritables portraits d'intérieurs et d'extérieurs de l'un des quartiers les plus anciens de Tokyo, Shitamachi. Vides de toute présence humaine, ces instantanés captent l'invasion d'une forme de modernité. Un contraste significatif prend alors forme : d'une part, les grands formats en couleurs de Takanashi, et d'autre part, les photographies des anciennes rue de Tokyo photographiées par Watabe. Le travail de Watabe, précisément, ne s'inscrit dans aucun courant japonais particulier, et fait davantage penser à l'image-document, envisagée comme une écriture au style documentaire propre à retranscrire un Japon qui hésite encore entre sa géographie d'avant-guerre et un nouveau visage urbain, signe de son spectaculaire rétablissement.

tokyo, tokyo-e, yukichi watabe, watabe, a criminal investigation, photo, photographie, exposition, noir, film noir, roman, enquête, affaire, corps coupé, analyse, BAL, paris, musée, shashinDernière séquence, extérieur nuit. Des silhouettes, au sortir du poste de police. Puis, sur un pont baigné de brume reflétant les lumières de la ville, deux hommes, au premier plan, se font face. L'un tient à la main un document ; l'autre, une lumière qui éclaire leurs visages. Ainsi se conclut A criminal investigation. L'épilogue lève le voile sur une affaire qui, au fil des photographies de Watabe, reste irrésolue. Quelques mois plus tard, en juillet 1958, une campagne spéciale est lancée dans tout le pays afin de comparer les données relatives à des meurtres non élucidés. Ce qui aboutit, le 16 juillet 1958, à l'arrestation d’Onishi Katsumi, suspecté d'usurper l'identité de ses victimes. Onishi Katsumi est reconnu coupable de ses crimes le 23 décembre 1959. Le 30 mars 1961, la sentence de peine de mort est confirmée. Il est exécuté en 1965.
 
Safia Belmenouar
Le 31/07/11

Tokyo-e, jusqu'au 21 août 2011
Le BAL
6 impasse de la Défense
75018 Paris
Mer-ven 12h-20h ; Sam 11h-20h ; Dim 11h-19h
Tarif plein : 4 € / réduit : 3 €
Rens. : 01 44 70 75 50



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