Epstein appuie sur le champignon
Exposer des photographies sur le nucléaire, alors que la catastrophe de Fukushima est encore récente et que le débat sur l'énergie résonne aussi fort dans l'actualité : l'ironie ferait presque sourire, si les enjeux n'étaient pas aussi cruciaux. La Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris, consacre une exposition au photographe Mitch Epstein, lauréat du Prix Pictet 2011, dont la série American Power sonde les paysages américains truffés de centrales, avec leurs immenses cheminées qui ne s'arrêtent jamais de fumer.
La centrale thermique d'Amos, Raymond City, Virginie Occidentale (2004). Le décor est planté : au premier plan, la cour arrière d'une banlieue américaine blanche et proprette, au gazon verdoyant. En fond, dans un voile grisâtre, se dressent tours de refroidissement et cheminées fumantes. La centrale domine de toute son ombre, menaçante, l'environnement pavillonnaire, si proche et si familier. C'est là comme une quintessence d'
American Power, comme le décrit Mitch Epstein : "
J'imaginais les chaudes soirées d'été et les habitants buvant une bière en admirant le spectacle des cheminées gigantesques crachant leurs émissions toxiques dans le ciel au-dessus de la rivière Kanawha." Ce projet photographique, mené entre 2003 et
2008, a pour ligne directrice la question de l'énergie et les interactions qui en découlent, et révèle un maillage complexe entre la société américaine, son paysage et son environnement. Le photographe devient, comme il le dit lui-même, un "
touriste de l'énergie" sillonnant le pays : "
Dans mon atelier était accrochée une carte géante des Etats-Unis piquée de punaises multicolores : rouges pour le charbon, bleues pour le nucléaire, vertes pour l’éolien, jaunes pour 'déjà vu' et ainsi de suite." Armé de son objectif, il a sillonné les routes.
Paysages meurtris
C'est ainsi qu'Epstein interroge "
la mainmise de l'homme sur la nature, sa conquête à n'importe quel prix". Comme dans le cliché de la centrale thermique d'Amos, l'Amérique vit sa vie, au premier plan, tandis qu'en toile de fond, surgissent centrales, réacteurs, mines, plates-formes pétrolières, éoliennes, raffineries, pipelines, terminaux... Tout un tissu industriel qui a marqué et meurtri le paysage américain. Une équipe de footballeurs, un groupe de vacanciers qui s'adonnent à la pêche, des joueurs de golf qui tapent la balle : tous accomplissent leur rituel quotidien, tandis qu'en arrière-plan surplombent la centrale thermique d'Amos en Virginie-Occidentale, celle de Big Bend en Floride, ou encore les éoliennes californiennes d'Altamont Pass. Des monstres industriels qui écrasent de leur présence l'anodin et l'ordinaire, les faits et gestes des jours.
Parce qu'il eût été trop facile de ne les montrer que monstrueuses, certaines prises de vue cèdent a priori à la beauté formelle.
Le barrage Hoover sur le lac Mead (entre le Nevada et l'Arizona, 2007) est photographié au soleil couchant. Mais l'esthétisme exacerbé d'une plate-forme pétrolière déstructurée après le passage de Katrina (
Océan Warwick, Dauphine Island, Alabama, 2005) semble métaphoriquement figurer la dérive d'une société écrasée par sa propre création industrielle. Pour Epstein, "
Katrina était l'ultime symbole de notre échec en tant que société, de la capacité de notre culture dont l'excès d'activité avait conduit au désastre". Ce que le photographe expérimente dans cette Amérique post-11 septembre, encore sous l'ère du président Bush et de la loi antiterroriste du Patriot Act, c'est l'omniprésence d'une "
atmosphère du secret", difficile à dissiper. Souffrant "
d'un harcèlement systématique", ce dont Esptein témoigne, au-delà de la question énergétique, c'est d'une ramification complexe de pouvoirs, tel un "
emboîtement de poupées russes" : pouvoir politique, industriel, environnemental, citoyen.
Paysages contrastés
Si tous les instantanés d'Epstein parlent de l'énergie, d'autres rapprochements en apparence inattendus émergent, comme en témoigne le seul portrait de la série, intitulé
Beulah Hern dite Boots (Cheshire, Ohio, 2004). Une vieille dame âgée de quatre-vingts ans, au regard serein, de rose vêtue, assise dans son fauteuil. Dans sa main gauche, un revolver ; de l'autre, un chargeur. La pause est naturelle, déconcertante. Boots ayant refusé de vendre sa maison, elle est harcelée par
l'American Electric Power et a décidé de prendre sa sécurité en main. Sur une seconde image, une fenêtre avec, de part et d'autre des rideaux tendus, deux caméras de surveillance. "
Étendue sur son fauteuil relax, Boots me regarda photographier ses caméras vidéo, raconte Epstein de sa rencontre avec la vieille dame.
'Voulez-vous voir mon arme ?' me demanda-t-elle et, de la poche latérale du fauteuil où je m'attendais à trouver des numéros de Reader’s Digest et du Farmers Almanac, elle sortit un revolver." Et, le photographe d'avouer son trouble : "
Son installation sécuritaire me perturbait. Elle était le miroir de celle de la centrale thermique".
À l'instar d'un William Eggleston ou d'un
Stephen Shore, Epstein est l'un des pionniers de la photographie en couleurs, qu'il a commencé à expérimenter il y a trente ans. Pris à la chambre 20 x 25 cm, ses clichés s'inscrivent dans la grande tradition de la photographie américaine de paysage, entre mise en scène et spontanéité. L'équilibre visuel dans la composition, les contrastes, la lumière ou les lignes de forces donnent aux instantanés une forme de perfection formelle où, à chaque fois, un élément troublant ou provocateur questionne l'ensemble, le rendant moins lisse, moins évident.
Paysages personnels
Plus qu'une dénonciation frontale, les images d'
American Power sont de l'ordre du constat. Chacune d'elle est un document, traduisant une relation au réel dont Epstein propose le témoignage. Mais le passage du document à l'expression artistique s'opère, inséparable d'une écriture et d'une subjectivité propre au photographe. Car cette retranscription formelle du réel s'est imposée à lui à partir d'une histoire familiale qu'il a relatée dans l'ouvrage photographique consacré à son père,
Family Business (Steidl Verlag, 2006). Epstein tente de comprendre le cheminement qui a conduit à la faillite de l'entreprise familiale, au délabrement du tissu économique de sa ville d'enfance. Comme une constante dans son travail, il questionne ce mouvement de fond qui porte en lui sa propre destruction. Aussi pense-t-il, au départ, n'être qu'un observateur extérieur. Un observateur sans pouvoir. Avant de constater, quelques années plus tard : "
A présent - tandis que l'Amérique hésite entre l'effondrement et la transformation - je vois les choses autrement ; en tant qu'artiste, laquelle me place à l'extérieur, mais également à l'intérieur, où j'exerce mon propre pouvoir."