L`Intermède
"Un monde à l'intérieur d'un monde"
"Je ne photographie pas d'histoires : mes images traduisent un état d'esprit", affirme Bruce Davidson dans un entretien accordé récemment à American Suburb X ("What you call a …, I call my home"). C'est à l'âge de dix ans que le photographe américain commence à scruter le monde à travers un objectif, avant de recevoir, six ans plus tard, le premier prix du Kodak National High School. Succès précoce pour une longue carrière : les clichés de Bruce Davidson ont fait date à chaque fois, qu'il s'agisse d'un
groupe d'adolescents américains à la dérive (Brooklyn Gang, 1959), de la lutte des Noirs aux Etats-Unis pour obtenir leurs droits (Civil Rights Movement, 1961-1965), des vues fascinées d'un quartier pauvre de New York sans apitoiement ou paternalisme (East 100th Street, 1966-1968), ou encore du métro de la Big Apple célébré dans la série Subway (1986).  Plus intime, c'est sa rencontre avec un clown triste et l'envers des chapiteaux de cirque que la Magnum Gallery, à Paris, expose avec la série Circus, jusqu'au 18 juin.

"C'est lors d'une après-midi brumeuse que j'ai vu le nain pour la première fois, raconte Bruce Davidson. En m'approchant de lui, il a senti ma présence mais le déclic de mon appareil ne paraissait pas le déranger. Il semblait savoir que c'était ce moment intime qui me subjuguait et non son visage de clown ou son apparence physique." Ce clown, c'est Jimmy Armstrong, dit "Little Man", membre du cirque ambulant Clide Beatty. C'est bien une rencontre entre deux sujets qui a lieu, tel qu'en témoigne la première série de photographies de Circus, "The dwarf", exécutée en 1958. Le "petit homme" n'y a rien d'archétypal : il est saisi dans toute son humanité. Voici donc Jimmy pris sur le vif, perdu dans ses pensées, le visage peinturluré de blanc et de rouge, son bouquet de fleurs de papier à la main, finissant une dernière cigarette avant de repartir sous le chapiteau. L'édifice de toile se dresse à quelques pas de là, isolant le personnage dans le champ. La mélancolie bruce davidson, davidson, bruce, photo, photographie, exposition, circus, little man, jimmy, armstrong, jimmy armonstrong, cirque, interview, rétrospective, subway, brooklyn gang, clown, magnuml'emporte sur la commisération ou le misérabilisme ; c'est plutôt l'émotion qui naît par la rencontre et la condition universelle de l'artiste, celle qui mêle intimement le rire et les larmes. Le corps exposé à autrui pour faire rire, et le besoin de se replier sur soi-même. 

C'est dans cet entre-deux que Circus oscille : d'un côté l'image, célèbre, du clown en bretelles, torse nu, un bras derrière la tête, faisant littéralement jaillir l'énergie du sujet qui ne craint pas de s'offrir aux regards ; de l'autre, celles du même Jimmy sans son maquillage, allongé sur son lit dans un coin de roulotte, accablé sans doute par la fatigue des spectacles, ou bien en train de faire sa toilette. Lorsqu'il photographie, Bruce Davidson multiplie les facettes, approfondit les détails ; le sujet n'est pas un anonyme mais un individu à part entière, voire un ami. Et de fait, pendant plusieurs années, lui et Jimmy Armstrong ont correspondu, poursuivant cette relation qu'ils avaient commencée par hasard.

Famille. Le regard n'est jamais stigmatisant, reléguant Jimmy à l'écart ou montrant sa différence - sinon avec une certaine tendresse, lorsque Davidson photographie le clown en train de sortir du chapiteau, pendant qu'un couple d'éléphants y entre : maquillé de blanc, une chemise blanche sous sa veste noire, Armstrong se détache sur la masse grise des bêtes, s'imposant malgré tout face aux mastodontes. Davidson sait suggérer à la fois l'importance du nain pour le cirque, comme dans ce cliché qui le montre en train de courir pour échapper à son poursuivant dans le spectacle, des ballons à la main, sous les rires du public, mais aussi la sécurité qu'offre le monde du chapiteau pour le petit clown. "Ils pouvaient être très protecteurs, souligne le photographe. Il y a un cliché où l'un d'entre eux est en train de faire un massage à Jimmy. Les nains attrapent de sérieux rhumatismes, parce qu'ils ont une tête lourde et un petit corps, donc les muscles se contractent. Ce qu'il y avait de beau avec ce cirque à l'époque c'est que c'était une famille. C'était un monde à l'intérieur d'un monde."

Car hors de son cocon, le nain est mis à l'écart. Témoin, cette vue de Jimmy déjeunant dans un bar sous le regard moqueurs des clients, où rien n'est exprimé directement, le clown gardant les yeux baissés. Mais le vase de fleurs à demi fanées, et le visage même du sujet, pour une fois sans maquillage, buriné par les épreuves de la vie, comme marqué par une tristesse insondable, suffisent à traduire sa fragilité dans la société de l'american way of life. Comme le souligne Ann Thomas, "Davidson transforme cette scène banale où Jimmy apparaît en objet de la curiosité narquoise des autres convives en une critique pénétrante du comportement social" ("Le rêve éveillé", in La grande parade, portrait de l'artiste en clown).

Outside / inside. "Au début j'ai été attiré par le nain, et ensuite il m'a conduit dans le cirque", acquiesce Davidson dans son interview avec Baptiste Lignel. Car  s'il est sensible à cet ostracisme, c'est que Davidson est lui aussi passé, au cours de son travail avec Armstrong, de l'autre côté : le nain a fait figure de lapin blanc, servant de guide pour entrer dans le monde du chapiteau. Une nouvelle illustration du mouvement de l'extérieur vers l'intérieur, leitmotiv du travail du photographe. Ainsi, à la série "The dwarf" s'ajoute celle du "The Clyde Beatty Circus", réalisée la même année, et qui montre les artistes du cirque à la fois durant leurs spectacles, leur image officielle en quelque sorte, et celle plus intime, dans leurs loges, en train de se préparer pour entrer en scène ou bien durant les moments de repos. La belle trapéziste de la troupe est ainsi photographiée tantôt en pleine lumière, en train d'exécuter son numéro, tantôt en train d'ajuster à la hâte son costume de scène, dans l'espace étroit du vestiaire. Outside / Inside. Une capacité, un besoin même de saisir une atmosphère familiale, de s'en pénétrer pour pouvoir la transmettre, qui se confirme à travers la dernière série qui compose Circus, "Duffy Circus", réalisée en Irlande en 1967 dans un petit cirque familial. La photographie est avant tout affaire de relation humaine pour Bruce Davidson.

Ce qui explique la place à part de l'avant-dernière série de Circus, celle du "Ringling Brothers and Barnum and Bailey Circus", réalisée en 1965. Plus rien ne subsiste du cirque comme foyer : le chapiteau ambulant, sur le déclin depuis quelques années aux États-Unis, est remplacé désormais par un dôme de béton et de verre. Les maisonnettes préfabriquées ont succédé aux roulottes. Chaque cliché de la série marque alors la distance du photographe vis-à-vis de ce monde qu'il abhorre, d'autant plus déçu qu'il l'a intimement vécu de l'intérieur quelques années auparavant. D'où ces vues que lui-même juge, dans son interview avec Baptiste Lignel, "froides" et "en retrait", parce qu'elles illustrent cette impossibilité pour l'artiste d'entrer dans le monde du cirque et de partager la magie du spectacle.

Émerveillement. Car l'enjeu, pour Davidson, est bien de traduire l'émerveillement des spectateurs, le rire et la joie du public, l'effort des artistes pour faire écarquiller les yeux et provoquer les applaudissements - et déplorer la disparition de ce monde merveilleux.  Sur un cliché, des enfants, bouchée bée, les yeux agrandis par la stupeur, regardent le petit poney blanc obéissant au doigt et à l'oeil du dompteur dressé qu'ils ont sous les yeux.  Plus loin, les spectateurs sont cachés derrière la toile du chapiteau, sans doute en train de regarder un numéro. Des animaux sont peints de façon naïve sur le tissu défraîchi, un gorille qui veut sans doute rappeler King Kong sans en avoir la férocité, quelques quadrupèdes dont les contours sont à demi effacés par le temps. C'est là la toile des rêves.
 
Claire Colin
Le 26/05/11
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Bruce Davidson - Circus
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jusqu'au 18 juin 2011
Magnum Gallery
13 rue de l’Abbaye
75006 Paris
Mar-Sam : 11h-19h
Entrée libre
Rens. : 01 46 34 42 59












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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil & 1 : The Dwarf and the Clyde Beatty Circus. New Jersey, 1958. Copyright Bruce Davidson courtesy Magnum Gallery
Photo 2 Couverture du livre Circus, par Bruce Davidson, publié chez Steidl.