Quinn Jacobson, le façonneur d'images
Au printemps 2010, le Centre Iris pour la photographie avait accueilli l'exposition Glass Memories du photographe américain vivant en Allemagne Quinn Jacobson, qui utilise un ancien procédé de fixation de l'image : le collodion humide. En juin 2010, Benoît Boucherot, jeune photographe et cinéaste français, a filmé et photographié cet artiste atypique lors d'un workshop éphémère à Paris : ainsi est né Quinn Jacobson, un héritage photographique, un "documentaire non commenté" qui vient de paraître en DVD.
Contemporain du daguerréotype et du calotype de Talbot,
le collodion humide est crée en 1851 par l'Anglais Frederick Scott Archer (1813-1857), et consiste à recouvrir une plaque de verre d'un mélange de collodion, d'alcool et d'éther, puis de l'exposer avant de la développer. En résulte une image d'une grande précision - bien plus que le procédé de Daguerre - d'un noir et blanc contrasté et au rendu d'une brillance presque métallique. L'exigence particulière de cette technique, qui lui valut d'ailleurs qu'on lui préférât des méthodes plus simples, tient au fait que le temps entre la préparation du négatif et le développement est de quelques minutes. Car, une fois sec, le collodion n'est plus sensible à la lumière. A l'époque, Frederick Scott Archer ne dépose aucun brevet et ne reçoit pas de financement pour cette découverte ; il meurt sans avoir tiré le moindre bénéfice financier de son invention. C'est Quinn Jacobson lui-même, et quelques-uns de ses amis, qui décident d'offrir une stèle digne de ce nom à la modeste tombe de ce précurseur de l'art photographique.
Né en 1964 dans l'Utah, Jacobson commence la photographie à dix-huit ans, et travaille des années durant essentiellement dans le domaine documentaire. Au début des années 2000, le plaisir de son métier s'émousse. "
J'avais complètement perdu mon rapport à la photographie", explique-t-il face à la caméra de Benoît Boucherot. Ce rapport à son métier, ce sens qui venait à manquer dans son travail, Quinn Jacobson va les retrouver dans une manière de retour aux sources, en se lançant dans la création de plaques de verre au collodion humide. Par cette technique, il rend à la photographie une dimension artisanale d'autant plus originale que l'ère du numérique tend à dématérialiser totalement les supports. L'art du photographe est ainsi soumis à des contraintes techniques - lumière, dosage des composants du liquide, temps de pose - qui le ramène à une matérialité presque oubliée. Cette existence physique issue d'un long processus de création fait que chaque image non seulement est unique, mais est aussi le fruit du savoir-faire spécifique de l'artiste-artisan, à mille lieues de la fameuse perte d'aura de l'oeuvre que Walter Benjamin imputait à la reproductibilité technique de la photographie. Tel qu'il apparaît dans le documentaire de Benoît Boucherot, Quinn Jacobson est donc un façonneur d'images patient et méthodique, un chimiste soucieux du mélange approprié pour que le procédé fonctionne, bien plus qu'un artiste en quête de son oeuvre. Cette façon de réconcilier art et artisanat est en soi un retour aux sources de la création, avant que la modernité ne tende à faire de l'art une fin en soi et ne rende l'artisanat secondaire.
Entre donc d'abord en jeu le temps nécessaire à la création de la moindre de ces photographies : entre l'humidification de la plaque de verre, la longue exposition et le développement, ce sont plusieurs minutes qui sont nécessaires. Des minutes durant lesquelles, entre le photographe et son modèle, se tisse une relation que Benoît Boucherot met particulièrement en exergue dans son film ; Quinn Jacobson y dévoile une recherche de l'Autre plus importante encore que sa propre démarche esthétique. Ici encore, c'est le collodion humide qui va créer le contact, servir de médium et de point de rencontre. De fait, Jacobson ne se contente pas de réaliser puis d'exposer ses clichés : il anime également un atelier itinérant à travers toute l'Europe pour faire découvrir le procédé qu'il emploie. Partager son savoir-faire fait partie de son métier, et en cela il ne semble pas avare de ses connaissances. D'ailleurs, comme tout bon artisan, Quinn Jacobson travaille en famille : sa femme et sa fille sont des assistantes aussi assidues que passionnées.
L'autre facette de ce rapport au temps qui rapproche la démarche de Quinn Jacobson de l'artisanat est bien entendu l'ambivalence de la tradition et de la modernité. Car si ce travail est original, c'est qu'il repose sur l'utilisation d'un procédé et d'un matériel ancien : le photographe est en cela également un peu antiquaire. Le passé s'invite ainsi non seulement dans son atelier, à travers les différents objets d'époque qu'il utilise, mais aussi dans les images elles-mêmes. Le résultat est tel que les visages actuels fixés par la plaque de verre pourraient aussi bien avoir cent cinquante ans. C'est ce qui se dégage d'une série de clichés présentée à la fin du documentaire de Benoît Boucherot : pour le projet "Portraits from Madison Avenue", Quinn Jacobson a, en 2003, arpenté les rues de son enfance à Ogden, dans l'Utah.
Ce quartier, déjà socialement sinistré dans les années 1970, n'a guère changé au début du XXIe siècle, et les clichés de Jacobson renforcent encore cette dimension figée ; les portraits des habitants au collodion humide donnent à voir une intemporalité de la misère, en même temps qu'ils offrent une existence et une visibilité à une part totalement délaissée de la société de l'ouest américain. A travers cette série - il s'agit de son premier travail d'envergure au collodion humide - se révèle la dimension sociale et politique de la démarche artistique de Quinn Jacobson : si l'un des invariants de la photographie est de montrer ce qu'habituellement l'on cache, l'emploi d'une technique archaïque comme celle-ci ajoute à cela l'idée d'une permanence - voire d'un immobilisme - des rapports sociaux : le passé ne semble ainsi jamais totalement révolu. La superposition de l'ancien et du nouveau, de la tradition et de l'innovation, invitent alors à penser un autre rapport à l'Histoire. En un sens, les images de Quinn Jacobson, en convoquant l'intemporel, s’opposent à une vision progressiste du temps.
Premier opus de la série "Behind the scene". Productions Rwann Hearn
22 euros