Once upon a war
Pour l'ancienne photoreporter Isabel Ellsen, cela ne fait aucun doute : "Personne n'a jamais photographié la guerre comme Henri Huet." De la première guerre d'Indochine à l'invasion du Laos par les troupes sud-vietnamiennes, Henri Huet (1928-1971) aura porté son objectif sur tous les fronts du bourbier, jusqu'à en trouver la mort. Quarante ans après sa disparition, la Maison Européenne de la Photographie lui rend hommage.
Ce ne sont pas les rafales ni le crépitement des fusils qui intéressent le plus un photographe comme Henri Huet. "
Les douilles qui volent, c'est spectaculaire, explique Laurent Rebours d'Associated Press,
mais le photographe préfère voir un soldat qui pleure qu'un soldat qui tire." Il y a bien ces fusées qui illuminent la nuit, découpant la silhouette d'un char le temps d'une "Mad minute". A en rendre la guerre esthétique et séduisante. Mais ce dont témoigne avant tout le travail d'Henri Huet, ce sont des à-côtés de la guerre, comme une compagnie qui péniblement se réveille dans la boue après une courte nuit de sommeil, ou l'effroi des prisonniers viets. Et lorsque l'armée déplace un village entier de montagnards, sa pellicule s'attarde sur les visages égarés des petites filles entassées dans les hélicoptères sous le regard fatigué des vieillards.
Photographier à la fois les combattants et les civils, témoigner de ce que veut dire faire et vivre la guerre, est sans doute important pour n'importe quel photographe. Mais pour Henri Huet, ce conflit est singulier : "
Il ne photographiait pas le Vietnam comme un étranger qui découvre un pays exotique, explique Hélène Gédouin, nièce du photographe et commissaire de l'exposition.
C'était son pays, ses amis et ses frères." Né à Dalat de mère vietnamienne et de père français, le jeune homme passe la majeure partie de sa vie au Vietnam. Et c'est peut-être ce qui en a fait une référence pour des générations de photoreporters. "
Lorsqu'on regarde les instantanés d'Henri Huet, on sent qu'il est dans le timing, explique Laurent Rebours,
que c'est sa guerre. Il ne court pas après l'Histoire, il est dedans. Il avait toujours un petit coup d'avance par rapport à ses confrères." Sa correspondance l'atteste : "
Henri prend très tôt conscience que les Etats-Unis perdront cette guerre, qu'ils la perdront parce que leur analyse du terrain et surtout celle des mentalités étaient mauvaises."
Photographier la bataille en frère, mais aussi en artiste. "
Henri est passé par les Beaux-arts. Il en a toujours conservé une certaine façon de voir les choses", avance Hélène Gédouin. Ce dont témoigne la soixantaine de clichés qui s'étale sur les murs de la MEP : un art sobre et efficace est à l'oeuvre, que ce soit pour la longue file de cuirassés qui remonte lentement le bras sinueux du Mékong ou une compagnie de Marines qui émerge de la brume. Il faut dire qu'Huet ne gâche pas la pellicule : n'utilisant que des appareils dépourvus de moteur, il ne mitraille pas les échauffourées dans l'espoir d'attraper au vol un cliché réussi. Avec application, il cadre et prend le temps de construire sa prise, autant que le permettent les balles qui sifflent autour de lui. Au point de submerger le bureau de l'AP de bons clichés, qui ne sait plus où donner de la tête. "
Henri Huet ne faisait pas que saisir une scène d'action, un évènement, mais il apportait aussi le background, à travers la composition, les différents plans, etc., explique Laurent Rebours.
Ses photographies avaient quelque chose en plus."
Henri Huet ne semblait pourtant pas destiné à devenir photoreporter de guerre. Il commence par des études de photographie aux Beaux-arts de Rennes. Aventurier, il s'engage ensuite dans l'armée et retrouve sa terre natale avec la guerre d'Indochine, mais pas de la façon qu'il eût aimée. Désapprouvant l'action de l'armée française, il démissionne pour rejoindre la plantation de son père. Marié à Saïgon, avec deux enfants, il voit les premières troupes US se déployer sur le territoire vietnamien et des contingents entiers de photoreporters le rejoindre. Ce n'est pas encore
Apocalypse Now, mais les média ont bien l'intention de mettre en scène le conflit dans
toute la splendeur de ses bombes au napalm. La guerre du Vietnam constitue un tournant dans la photographie de guerre, une sorte d'âge d'or terrible. "
C'est la première fois que des photographes civils se rendent massivement sur le champ de bataille, explique Laurent Rebours.
Avant, pendant la seconde guerre mondiale, la photographie de la guerre était surtout le fait de militaires. A l'exception notable de Robert Capa, on avait surtout affaire à des soldats-photographes. Avec le Vietnam, la guerre est couverte par des journalistes."
"
Bien que présente, la censure était faible, poursuit-il,
à peine y avait-il quelques officiers de presse qui jetaient vaguement un regard sur le travail des photographes." De l'avis même d'un grand nombre de reporters, l'impact des photographies sur l'opinion publique a sans doute été surestimé. Mais qu'importe : le mythe d'un cliché en noir et blanc capable de démolir l'Amérique plus sûrement que les roquettes viet-congs est né. Après la débâcle de 1973, le gouvernement américain pointe du doigt les prises de vue étalées en pleine page des magazines américains. Désormais, pour être admis aux côtés des soldats, les photographes de guerre n'auront accès qu'à des pools soigneusement organisées. "
Pas question de renouveler le désastre vietnamien, écrit Isabel Ellsen,
de voir des photos étalés dans la presse de Marines en train de pleurer leur mère, de crever les tripes à l'air. Pas de drogues, pas d'alcool, pas de filles, pas de massacres inutiles, pas de pétages de plomb et surtout pas de photographes témoins."
Invités à partager le quotidien des soldats en première ligne, embarqués dans les hélicoptères, les photographes jouissent d'une liberté certaine. Mais cette marge de manoeuvre a un prix : jamais conflit n'a été si meurtrier pour la profession. Cela n'empêchait aucun d'entre eux, et Henri Huet le premier, d'aller traîner leurs godillots dans la boue des rizières, "
comme on va au bureau, au moins cinq jours par semaine, et cela chaque semaine", selon les mots de son collègue et ami Horst Faast. Pour retrouver, le soir, les collègues au relais local de l'AP et envoyer leurs dernières pellicules soigneusement annotées au bureau de New-York. Un travail épuisant : la photographie de guerre est d'abord un engagement physique. Qu'il suive ou non les déplacements d'une unité militaire, le photographe en partage le plus souvent les rudes conditions de vie. Le chaud, le froid, les longues marches, le manque de sommeil. Le dégoût et la peur. Être photographe, c'est vouloir et devoir être sur la ligne de front ou à l'arrière avec les blessés, au plus près de l'événement. Un instantané témoigne de ce qui se passe à un endroit précis et à un moment précis. Et il faut être sur place. Il ne peut être question de ouï-dire ou d'un vague cliché au zoom. C'est donc soi-même et sa vie que l'on engage. En 1965, Henri Huet saisit un aumônier américain qui donne l'extrême-onction à la photographe Dickey Chapelle, près de Chu Lai. Deux ans plus tard, il est grièvement blessé à son tour.
Son travail original et rigoureux lui vaut la publication
hebdomadaire de clichés, un Robert Capa Gold Metal et la Une de
Life en février 1966. "
The war goes on", titre le magazine qui a choisi de publier la photographie d'un soldat en piteux état qui reçoit des soins d'un médecin éborgné et à la tête bandée. Comme celles de ses confrères, les photographies d'Henri Huet ont élevé certains objets au rang d'icônes du conflit qui se joue dans la touffeur des forêts de palmiers. Massivement utilisé pour la première fois, l'hélicoptère devient rapidement la figure incontournable de la guerre du Vietnam. Que ce soit pour transporter les escouades de marines, l'artillerie de colline en colline ou même les morts, pour mitrailler au jugé la jungle épaisse en espérant atteindre les positions ennemies ou pour soutenir l'infanterie, il est le fer de lance de l'Amérique. En pleine page de
Life, les insectes de métal vrombissant entre les vallées boisées symbolisent la lutte disproportionnée engagée par la plus grande puissance militaire du monde contre la société agraire indochinoise. Les clichés que prend Henri Huet par centaines inspireront l'imagerie hollywoodienne, comme cette image où l'on voit un fusil porté à bout de bras dans une rivière pour ne pas être mouillé alors que disparaît totalement sous l'eau celui qui le porte. Il y a aussi du
Full Metal Jacket dans l'inscription ironique qu'arbore le canon obèse de 155mm :
Sound of silence. Sa dernière pellicule.
10 février 1971. "
URGENT. Saïgon, 10 heures (AP) – Un hélicoptère sud-vietnamien transportant quatre photographes de presse civils a été abattu au-dessus de la piste Hô Chi Minh mercredi. Ceux-ci seraient décédés, ainsi que sept autres personnes se trouvant à bord."