Examens de conscience
Nouvelle exposition transversale pour le Bal, ouvert en septembre dernier sous la houlette de Raymond Depardon. Si Anonymes - L'Amérique sans nom contait la perte d'identité dans la foule, l'exposition Cinq étranges albums de famille explore les représentations de la famille à travers l'objectif de cinq artistes d'époques et origines diverses : les Américains Emmet Gowin, Sadie Benning et Ralph Eugene Meatyard, l'Argentine Alessandra Sanguinetti et le Néerlandais Erik Kessels. Avec un fil d'Ariane : conférer au quotidien "une dimension spirituelle supérieure", selon le conférencier Marc Aufraise.
Dans la dernière salle, comme après trop de mises en cadre, les couleurs débordent les grands formats et teintent les murs d'un rouge sang qui éclaire les machines infernales en marche dans les cinq objectifs des photographes exposés. Tragédie humaine du temps qui passe, tragédie de la famille conventionnelle rejetée : Alessandra Sanguinetti fait regarder d'un oeil nouveau les artistes précédents dans leur quête de sens et de réel, au-delà du quotidien. Sur ces murs couverts de la terre rouge d'Argentine, de ce lieu à trois cents kilomètres de Buenos Aires où l'artiste a commencé à photographier deux jeunes filles, s'effeuille un album de famille a priori classique. Mais ce qui se joue, ici, c'est le monde intérieur de Sanguinetti, ses peurs et ses rêves. Pourtant colorés et aux formes claires, les instantanés des
Aventures de Guille et Belinda et le sens énigmatique de leurs rêves (1999-2010) sont chacun chargés, en filigrane, d'un fantasme particulier.
Ces conflits intestins, Sanguinetti les rend visibles tant par les couleurs chaudes et pourtant glaçantes qui s'y étendent que par le jeu de composition des images. Ces cousines, Guille et Belinda, ne s'entendent pas et s'opposent en tous points. La rondeur de l'une contraste avec la maigreur de l'autre, que la photographe détourne avec un faux ventre rond sur lequel, dans un geste très maternel, la jeune fille d'une dizaine d'années pose la main. Le ventre est scruté avec amusement, presque de l'envie, par sa cousine moulée par le vent dans cette robe trop serrée. La photographie prend le parti du fantasme, et Sanguinetti confère à ces deux jeunes filles l'allure de madones, deux
Immaculate Conception (1999), comme l'indique le titre du cliché. L'univers conflictuel que l'artiste met en scène est celui du passage de l'adolescence à l'âge adulte, de l'être innocent de la jeune fille à celui responsable de mère, brassant tour à tour des archétypes de l'Histoire de l'art - une Ophélie (
Still Waters, 2005), une Vierge à l'enfant - en les interrogeant.
Ce jeu de miroirs sur la perception et le réel se retrouve un peu plus au Nord, dans la série
The Clearest Pictures were at First Strange (
À Première vue, les photographies les plus limpides semblaient étranges), album de famille réalisé par Emmet Gowin de 1965 à 1973. Hasard de la scénographie (?), la musique de Ryuichi Sakamoto - qui passe en boucle dans un film projeté à côté - enferme dans un monde menaçant d'une intimité moite ce voyage vers Danville en Virginie, sous la chaleur brûlante du Sud,. Aucun moyen de fuir, il y a obligation de se souvenir. Se souvenir d'Edith d'abord, le visage fin et le regard fixe de l'épouse de Gowin, sa première source d'inspiration depuis leur mariage en 1964. Il la photographie toute sa vie, comme son maître, Harry Callahan, qui sans relâche a poursuivi sa femme Eleonore sous tous les angles et tous les objectifs. Gowin s'attache à photographier Edith au sein de sa famille, dans les cinq maisons qu'ils occupent
ensemble. Il y éprouve la différence bien plus que la familiarité, à une époque où l'Amérique est en pleine libération du corps. Fils d'un révérend, Gowin a grandi dans l'austérité religieuse et pudique de la Virginie du Sud, et découvre derrière son objectif, dans son nouveau foyer, une toute nouvelle liberté de moeurs et d'esprit.
Il emprunte ainsi un nouveau médium qui permet à une nouvelle classe sociale américaine de produire ses propres images, en réponse à l'aristocratie et ses portraits en pied. Dans les années 1960-70, le désir naît de se forger une mythologie personnelle à l'aide d'un objectif. La photographie vernaculaire et celle codifiée de l'album de famille se pratiquent à grande échelle, à tel point que Hilton Kramer, face au succès de l'exposition
Mirrors and Windows au MOMA de New York, écrit dans le
New York Times du 23 juillet 1978 que "
ce nouveau public est plus qu'avide du médium sous toutes ses formes" ("The New American Photography"). L'avant-garde contemporaine crée alors de nouvelles formes d'expression, et des voies médianes sont tracées, refusant un travail chimique a posteriori sur la pellicule pour rester dans la
straight photography, immédiate et sans retouche. Gowin sort peu à peu de la photographie d'amateur, soucieux d'établir une grammaire visuelle qui emprunte pour beaucoup à
La Nuit du Chasseur de Charles Laughton (1955), fondée sur une série d'oppositions entre la lumière et l'obscurité, l'enfance et l'âge adulte, l'innocence et la culpabilité. Gowin mise tout sur l'instant de la prise qu'il met en scène. Dans cet album de famille, c'est le familier commun à tous qui devient alors le lieu de l'étrangeté, et le fantastique s'immisce dans le banal par la géométrie qu'il met en oeuvre dans l'écart et la rupture. Rien n'est univoque : la famille peut être tant le refuge apaisant pour l'esprit que la cellule où la folie se nourrit d'elle-même. Le corps photographié, la poitrine nue d'Edith, les embrassades entre les enfants, le pilier de la terrasse droit et ferme au centre de la photographie du jardin familial... Autant de motifs gorgés d'un érotisme latent, mais non patent, comme la chaleur étouffante du Sud américain.
On retrouve des échos de cette esthétique surannée des années 1970 dans la première salle d'exposition où est projeté le film
My Sister, réalisé par Marlène Dumas, Ryuichi Sakamoto et Erik Kessels en 2003. A priori, un énième témoignage innocent des loisirs privés : un frère et une soeur aux cheveux blonds jouent au ping-pong sous les yeux de leurs aînés. Mais qui tranche avec le message qui, au terme de trois minutes et vingt secondes, passe lentement :
I am still here, still with her, even though she died in an accident 25 years ago ("
Je suis toujours là, toujours avec elle, même si elle est morte dans un accident il y a 25 ans"). L'éphémère du moment s'habille de l'éternité du souvenir intime. Recréé à partir d'un film amateur tourné en super 8, ce fragment fait partie du projet
Loud & Clear, pour lequel Erik Kessels collectionne les films amateurs et les instantanés d'anonymes qu'il récupère dans des braderies et vide-greniers. Son étrange album s'éclaire donc dans ce redoublement des identités, entre l'universel d'une scène familiale traditionnelle et l'individualité de ce drame familial particulier.
Le particulier, précisément, c'est ce que Ralph Eugene Meatyard, qui se sait condamné par un cancer, veut briser. Il brouille les identités par les masques, pour mieux révéler l'essence des êtres. Hors des centres de production, Meatyard sculpte ses images avec précision. Opticien de métier, il aime à expérimenter la surimpression, la no-focus photography, ou encore les bougers concentriques. Installé à Lexington avec sa famille pour son travail, il se rapproche du cercle lettré de l'université du Kentucky. Adepte du surréalisme, il entre en 1950 dans le Lexington Camera Club sous la coupe de Van Deren Coke, futur historien d'art, photographe et conservateur de renom. Il fréquente alors des érudits, des poètes ou des critiques, et surtout Thomas Merton, moine trappiste, poète et critique lui aussi attiré par la pensée zen. Il perfectionne sa technique au sein de l'atelier spécialisé dirigé par Henry Holmes Smith à l'université d'Indiana.
Tels Callahan et Gowin, Meatyard revient sans cesse vers sa femme, Madelyn, à qui il fait porter un visage de vieille sorcière. De 1970 à 1972, le photographe détourne les codes de l'album de famille : plutôt que de faciliter l'identification et le souvenir de la personne en lui volant un instant, il voile l'identité de ses proches, et va jusqu'à les inverser. La série
The family album of Lucybelle Crater s'ouvre ainsi sur une vue de Meatyard et Madelyn tous deux masqués, et s'achève sur la même image, mais dans laquelle l'homme apparaît amaigri, et où les deux personnages se sont échangés leurs masques et leurs vêtements. Cette confusion des identités et des repères répond à l'ouvrage
A Good Man is Hard to Find (1953) de Flannery O'Connor, dont une nouvelle ("The Life you Save May be your Own"), a
inspiré à Meatyard le titre de son album de famille. L'un des personnages principaux autour duquel l'intrigue se met en place est Lucynell Crater, "
an angel of God", jeune fille muette dont la beauté est comme la marque divine de son innocence préservée jusqu'alors. Âgée pourtant de trente ans, et refusant de parler, elle est un poids pour sa grand-mère qui regrette qu'elle ne soit pas encore mariée. La vieille femme la masque, comme Meatyard le fera avec son épouse et ses proches, et la montre sous les traits d'une jeune fille de seize ans. Par ces faux visages, la mise en scène et les titres, le photographe transforme ainsi une banale famille américaine traditionnelle en un monde de dupes, où chacun est confiné à une fonction (ami, cousin, parent) par rapport au personnage de O'Connor.
Cette ronde de masques et la quête identitaire se poursuivent dans l'oeuvre de Sadie Benning, qui cherche "
comment survivre, comment [s']échapper, et où aller". Si elle est née à la fin des années 1960, la photographe étouffe pourtant sous le poids des traditions. Son album de famille devient paradoxalement le lieu du rejet de celle-ci, alors qu'elle filme la découverte de son homosexualité. Alternant entre la Super 8 et la Pixelvision, commercialisée dans les années 1980 par Fisher Price et cadeau idéal des parents pour les enfants, elle détourne ces deux objets communs et populaires, débordant le format du film de famille pour finalement l'oublier. Le film projeté -
Flat is beautiful, 1998 - raconte l'histoire de Taylor, âgée de 12 ans, vivant avec sa mère et une colocataire lesbienne. L'éphémère des masques en papier mâché montre la nécessité de sortir des conventions pour découvrir sa propre identité. "
J'ai vécu en créant mes propres héros", raconte celle qui a pu ainsi réinventer sa famille, ses amis, elle-même.