La cuisine qui venait du froid
René Redzepi, 34 ans, cofondateur et chef du restaurant Noma - contraction du danois "Nordisk" ("nordique") et "Mad" ("Nourriture") -, considéré aujourd'hui par nombre de critiques comme la meilleure table au monde, n'est pas si éloigné de la cuisinière Babette, personnage de la romancière Karen Blixen. A l'instar de la Française qui, l'espace d'un soir, dépense tout l'argent qu'elle a gagné à la loterie afin de préparer un dîner somptueux pour les humbles habitants d'une paroisse norvégienne, Redzepi a lui aussi à coeur de transformer les repas servis dans son établissement en "une affaire d'amour de la catégorie noble et romanesque, qui ne fait pas de différence entre l'appétit physique et l'appétit spirituel". Les éditions Phaidon viennent de faire traduire et paraître, en France, un ouvrage consacré à ce chef parmi les plus prometteurs de son époque : Noma, le temps et l'espace dans la cuisine nordique.
A la différence de Babette qui, dans la nouvelle de Blixen, fait venir de France les mets les plus fins et les plus recherchés de l'époque, Redzepi s'attache à mettre au menu de son restaurant des produits issus exclusivement des pays nordiques. L'homme entend développer une véritable philosophie par la cuisine : inscrire chaque plat dans une réalité locale et temporelle, en l'affranchissant de toute mode, pour atteindre une sorte d'éternité des saveurs.
Noma, le temps et l'espace dans la cuisine nordique retrace l'élaboration de cette pensée culinaire, capable d'enchanter les sens et de ravir tant le corps que l'esprit. L'ouvrage, monumental - plus de 350 pages et 200 photographies -, s'ouvre ainsi sur une donnée essentielle : la "carte des pays nordiques". A travers elle, c'est tout le concept du restaurant Noma qui se déploie : elle montre comment le menu quotidien du restaurant s'inscrit dans un espace géographique donné et limité, entre le Danemark, le Groenland et la Finlande.
Goûter la nature du Grand Nord
Lorsqu'il prend ses fonctions à la direction du Noma, Redzepi tente d'abord d'adapter les recettes apprises quand il travaillait dans de prestigieux restaurants étrangers, parmi lesquels le Jardin des sens à Montpellier et elBulli à Roses, en Catalogne. Sans véritable succès : ni les clients ni la critique ne sont convaincus. Un repas au Noma apparaît alors comme une expérience à faire, mais non à renouveler. C'est un voyage dans le Groenland qui apporte la révélation au jeune chef cuisinier : il faut permettre aux clients non pas de goûter à des adaptations scandinaves de grandes recettes étrangères, mais bien plutôt de vivre pleinement l'expérience de la nature du Grand Nord. En un mot : "
Comprendre à quel point le temps et l'espace […] prennent de l'importance et sont eux-mêmes soumis aux conditions qui gouvernent le quotidien dans ces régions", explique Rune Skyum Nielsen dans son histoire du Noma.
Il ne s'agit donc pas de présenter "
une cuisine scandinave qui [met] en jeu des saveurs à base de réductions et de mijotés", une technique héritée de l'expérience montpelliéraine et qui revient par exemple à arroser des topinambours de fond de volaille, mais plutôt de servir un ingrédient en l'entourant des produits au milieu desquels il a grandi ou dont il s'est nourri, comme un morceau de sanglier bercé par des baies et du blé. L'utilisation de produits strictement locaux et de la plus grande qualité possible est donc capitale. Et tout le "Journal de René", récit au jour le jour d'un voyage fait en Atlantique Nord en août 2003, soit quelques mois avant l'ouverture du Noma, s'en fait l'écho : le cuisinier ne cesse de multiplier au cours de ces quelques jours les expériences gustatives permises par le terroir. Crevettes ou moules géantes mangées vivantes sur le pont du bateau où elles viennent d'être pêchées, pain de seigle noir, spécialité des îles Féroés, infusion d'herbes inspirée d'une recette viking… Il exprime son enthousiasme pour la fraîcheur de tel ou tel aliment, son originalité, son authenticité.
Déguster les régions et les saisons
Une relation privilégiée se construit ainsi avec les fournisseurs. Parmi eux, Niels Stokholm qui élève, selon les principes de la culture biodynamique, une cinquantaine de vaches laitières Danish Red, représentant 20% de tout le cheptel de cette race menacée d'extinction au Danemark. Elles donnent une viande particulièrement savoureuse, "
d'une qualité hors du commun", estime le cuisiner du Noma, tandis que le lait confine au nectar, les vaches n'étant pas écornées ; il existerait en effet des vaisseaux sanguins "
qui partent des cornes pour arriver à l’estomac [et] qui influent sur le métabolisme de l'animal, et donc sur sa production de lait", précise Redzepi. Du grand art, au détail près.
Cette exigence vis-à-vis de l'origine géographique des produits se double du poids du temps. Les menus du restaurant varient selon les saisons, puisqu'il s'agit toujours de s'inspirer de ce que la nature peut offrir chaque jour. Aussi le printemps voit-il apparaître sur les tables oeufs de lump, jeunes pousses, tendres asperges ou morceaux d'agneau de lait ; l'été est la saison des plantes sauvages, des fraises, des confitures ou des conserves ; l'automne, saison préférée du chef, voit le défilé des champignons, des potirons des noix ou des noisettes ; enfin l'hiver, plus rude, permet néanmoins d'exploiter encore les ressources de la terre à travers la récolte des orties, du mouron ou de l'oseille. On est loin de l'image éculée de la cuisine nordique, avec ses pommes de terres et viande bouillie : chaque saison offre ses trésors, qu'il faut savoir trouver - les cuisiniers du Noma partent régulièrement en cueillette de plantes, baies ou champignon - , accommoder et servir.
Enchanter les anges
Ces contraintes naturelles, Redzepi s'y plie pour mieux les dépasser. Dans un autre monde, il serait peut-être capable d'enchanter les anges, comme la maîtresse de Babeth, émerveillée par ses cailles en sarcophage et sa soupe à la tortue géante, le lui prédisait. Les instantanés témoignent tantôt du travail sur la matière première - myrtilles d'un violet intense en gros plans, jeunes concombre dont la texture est proche de la courgette, oeufs de cane aux reflets bleutés, oeufs de lump alternant rose vif et rose laiteux, foin ou roseaux -, tantôt présentent les fournisseurs dans leur propre milieu, comme cette image de K. S. Møller, approvisionneur officiel de champignons au Noma, en train d'en cueillir justement quelques-uns au pied d'une vieille souche. Le tout scandé par des vues des paysages nordiques, en particulier des fjords norvégiens dans la Norvège arctique, perdus dans la brume, parés de neige et de glace, ou d'images de plats finis, présentés dans leur assiette, merveilles des yeux avant de ravir les palais.
Le "bonhomme de neige" et le "champ de légumes" ont désormais acquis une réputation internationale : le premier est constitué d'une base de meringue, surmonté d'une boule de sorbet à la carotte, avec au sommet une tête de mousse d'argousier, un nez en racine de carotte, le tout dressé au milieu d'une neige de yaourt. Le second peut symboliser toute la philosophie du Noma : de jeunes légumes de saison, cuits quelques instants dans de l'eau bouillante avant d'être passés dans une émulsion au beurre, sont dressés dans une purée de pommes de terre et recouverts en partie d'une "terre de malt", faite d'un mélange de farine de blé, de malt et de noisettes, arrosés de bière et de beurre, et séchés au four. L'espace, à travers la terre, et le temps, par les légumes de saison, sont donc entièrement restitués dans le mets, servis sur une pierre plate.
Mais le "tartare de boeuf et oseille des bois, estragon et genièvre" est tout aussi enchanteur : le carré de viande semble constituer un tapis pour laisse éclore les feuilles délicates de l'oseille, d'un vert soutenu, rehaussé par un trait parallèle de sauce à l'estragon et au genièvre, d'un vert plus tendre, que le blanc immaculé de l'assiette fait éclater. Les "oeufs de cane pochés et huître, légumes crus et cuits" jouent une véritable symphonie des couleurs, entre le jaune des oeufs, l'orange des carottes, le vert des jeunes plantes sauvages et le blanc des oignons, tandis que l'assiette des "Myrtilles dans leur environnement naturel" semble présenter les petites baies dans un tapis de mousse où subsistent ça et là quelque touches de neige. Un résultat obtenu en dressant sur l'assiette des boules de crème glacée à l'épinette et de sorbet à la myrtille, entre lesquelles viennent se nicher myrtilles, dés de brioche maison, granité à l'épinette mouillée d'huile de thym, le tout parsemé d'oseille et de bruyère.
Trouver la symbiose
L'attention portée aux détails ne se limite pas aux mets cuisinés : un repas au Noma se veut bien entendu une expérience totale, avant même que les plats n'arrivent des cuisines. Les assiettes du restaurant sont ainsi pensées pour mettre en valeur chaque aliment, mais sans artifice : les assiettes de porcelaine blanche font ressortir les ingrédients de couleurs vives, où les fleurs se mêlent aux viandes ou aux poissons, tandis que les plats de granit gris contrastent avec les crèmes de lait, les nuances de vert des légumes ou le rouge profond des purées de sang. Le "Journal de René" raconte tout autant la quête continuelle d'accessoires de table qui doivent correspondre à la philosophie de l'établissement, à l'instar des salières en racines de sorbier : elles
sont créées par un sculpteur sur bois qui n'utilise que des essences venues des îles Féroé et s'inspire toujours de la forme de départ pour élaborer sa sculpture...
Il en va de même pour les chaises, qui suivent un design danois de 1962, en chêne et recouvertes d'une peau d'animal nordique, comme pour l'établissement entier où, comme le précise Redzepi, les éléments naturels tels que la pierre, le bois et le fer sont omniprésents dans le décor, tandis que les pièces, situées sur le front de mer à Copenhague, sont baignées tout au long de la journée d'une lumière naturelle. Assis sur l'une des chaises du restaurant, Redzepi lui-même s'est laissé photographier, vêtu de l'uniforme blanc et du tablier marron réglementaire. Et, surtout, l'air naturel. Le chef d'un des restaurants les plus prestigieux au monde veut donner l'image d'un homme qui garde les pieds sur terre. Il vaut mieux : elle est sa première source d'inspiration.