L`Intermède
L`ornement comme signature

L'INTERMÈDE INVITERA désormais régulièrement des chercheurs sur ses pages, en leur proposant d'explorer une notion qui habite leurs travaux et sa portée dans le monde contemporain (voir notre édito). Philippe Daros est notre premier chercheur invité. Il est Professeur de Littérature Comparée à l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Ses recherches portent sur l'articulation entre littérature et anthropologie, et il s'intéresse en particulier à la littérature italienne contemporaine. Pour L'Intermède, il explore ici la notion d'ornement en littérature, notamment autour de l'oeuvre de Jean-Philippe Toussaint, en montrant comment cette notion, d'abord attachée aux arts graphiques ou aux arts décoratifs, permet de penser une certaine littérature contemporaine et ses enjeux ; une littérature qui délaisse l'intrigue pour s'attacher au banal, non pas au détail qui fonctionnerait comme un point de résistance dans le texte, mais à une succession de motifs. Il articule cette notion avec celle de signature, autour de la question du geste herméneutique, mais aussi à celle d'ennui chez Heidegger, posant ainsi la question du rapport à la temporalité dans le monde contemporain.

"SI L'ORNEMENT EST UN CRIME, alors je suis un criminel", a dit Wim Delvoye il y a une dizaine d’années. Il est loin aujourd"hui le temps où l'ornement était banni des arts d'avant-garde, celui d'Adolf Loos et de son fameux essai "Ornement et crime" de 1908, celui de Kandinsky qui évoquait les dangers décoratifs dans lesquels pouvait tomber la peinture abstraite. Un des effets du postmodernisme aura sans doute consisté à réconcilier les arts et l'ornement, le superficiel, l'apparence, le kitch. Il a pu permettre aussi de revaloriser les mouvements artistiques historiques ou exotiques caractérisés par leur profonde ornementalité (l'art roman, le baroque, la parure océanienne, l'art islamique). On peut énoncer quelques raisons à ce changement radical. D'abord une volonté de rupture avec le diktat moderniste de la forme pure – avec Greenberg pour tout dire ; mais, plus philosophiquement, le rejet du règne de l'essence au profit de l'apparence – le regain d'intérêt pour Nietzsche en est le symptôme. Ensuite une forme d'abandon des utopies avant-gardistes (comme des utopies tout court), des arrières-mondes (pour rester avec Nietzsche) et un certain épicurisme, un vitalisme, qui parfois se concrétise en simple acceptation cynique de la société de consommation. Enfin une ouverture aux autres cultures, à l'époque de la décolonisation et du Lévi-Strauss de Race et histoire, où l'ornement occupait depuis longtemps la place réservée à l'art dans la civilisation occidentale. En fin de compte le postmodernisme ne pourrait-il pas se définir tout simplement comme le triomphe de l'ornement ? Sommes-nous toujours dans ce régime ? L'ornement règne-t-il en maître, pour le meilleur et pour le pire, dans le monde d'aujourd'hui ? (Images re-vues : Dossier du numéro 11 : Inactualité de l'ornement (appel à textes))

Philippe Daros, l`ornement comme signature, chercheur invité, littérature comparée, détail, Alfred gell, Jean-philippe Toussaint, Lévi-Strauss, Heidegger, ennui, temps, histoire, narratologieC'EST LÀ LE CONTENU descriptif d'un "appel à communication" pour un colloque au mois de septembre 2010, qui peut servir de prétexte pour réfléchir à la notion d'ornement en littérature. Que pourrait bien traduire un tel dispositif ? Comment se manifesterait-il ? Questions incertaines car l'ornement et son histoire semblent essentiellement liés aux arts de l'espace, aux arts graphiques, à l'architecture… En accordant crédit à ces propos épistémologiques, censés définir le regain d'intérêt actuel pour l'ornement, je ferai l'hypothèse qu'une œuvre littéraire comme celle de Jean-Philippe Toussaint semble leur correspondre assez intimement. Moins d'ailleurs pour faire une critique qualitative de cette production romanesque que pour essayer de proposer une épistémologie de ce qui aura été un courant représentatif, parmi d'autres, de la création littéraire en France, à la fin du XXe siècle : courant baptisé par la presse comme étant le fait de "Nouveaux nouveaux romanciers", d' "écrivains minimalistes" ou encore d'écrivains "postmodernes" précisément. "Minimalisme" de l'intrigue, revalorisation de "l'apparence", labilité manifeste, revendiquée d'ailleurs du propos, "acceptation cynique de la société de consommation", "épicurisme", "vitalisme", etc. ; autant d'éléments qui peuvent apparaître comme lieux communs, comme attestation d'une proximité d'écriture chez certains écrivains, contemporains les uns des autres (Echenoz, Deville, Chevillard, Gailly, etc.), tous publiés dans les années 1980 aux Editions de Minuit.

JE NE PRÉTENDS NULLEMENT que les propositions qui suivent puissent être appliquées tout unaniment à chacun de ces écrivains et pas davantage qu'elles puissent constituer, même pour Toussaint, les éléments descriptifs uniques d'une poétique qui, les derniers romans publiés en attestent, aura largement divergé par rapports aux romans inauguraux : depuis La salle de bain, Monsieur, L'appareil photo et jusqu'à L'autoportrait (à l'étranger) de 1991. C'est cette ténuité du propos qu'il n'est pas inutile d'interroger, rétrospectivement, pour en faire un symptôme du statut de la littérature, en France tout au moins (même si Toussaint est belge, francophone, éminemment !). Cette littérature, en voie d'amuïssement d'ailleurs (comment en pourrait-il aller diversement ?), me paraît pouvoir être qualifiée d'ornementale parce que l'évanescence même de l'intrigue libère, provoque un flottement de l'attention et, donc, sa possible fixation sur n'importe quel élément du texte (qui manifeste alors son autonomie) : une figure, une digression, un trait d'humour, un trope, etc. (1) J'essaierai d'abord de voir dans quelle mesure ce type de rapport à l'écriture de fiction peut être, dans une perspective anthropologique, qualifié de broderie ornementale puis, dans un second temps, je tenterai de rapprocher cette pratique d'une toute autre : celle de la signature comme marque énonciative (comme intentionnalité "dérivée").


Alfred Gell


ET PUISQUE JE PROPOSE une approche épistémologique du recours à une pratique ornementale dans le roman contemporain, c'est à partir des travaux d'Alfred Gell et, à leur suite, ceux actuels de Thomas Golsenne par exemple (auteur de l'appel à communication évoqué ci-dessus), que je tenterai de définir cette notion dans sa fonction d' "agence" telle qu'Alfred Gell la formule. Cette idée d'une "action", d'une performativité de l'objet apparaît, au demeurant, comme la fonction "universelle" de l'art (2). Tel que celui-ci le présente, l'ornement relève d'une fonction d'attraction, de répulsion sur son destinataire en proie à un affect : celui, émotif, de la fascination. L'ornement, selon Gell, traduit donc d'abord une distinction pour ce, pour celui qui est orné. Dit autrement, l'ornement signifie d'abord une séparation : il est le contraire de ce qui relie (3). En effet, dans son Philippe Daros, l`ornement comme signature, chercheur invité, littérature comparée, détail, Alfred gell, Jean-philippe Toussaint, Lévi-Strauss, Heidegger, ennui, temps, histoire, narratologieouvrage L'art et ses agents, une théorie anthropologique (4), Gell développe un chapitre sur la notion d'indice et, très vite, cette notion employée en relation avec celle de motif glisse vers une troisième notion : celle d'ornements précisément, tels qu’ils apparaissent dans les arts décoratifs mai aussi dans les tatouages, les décorations, peintes ou incisées sur le corps.

LA DECORATION ORNEMENTALE implique, selon lui, la présence manifeste d'une "technologie de l’enchantement", c'est-à-dire d'un procédé visant à re-sémantiser intentionnellement un objet dont la valeur usuelle se trouve par là-même exaltée. Ainsi en va-t-il pour les décorations des étuis à chaux chez les Tamul de Nouvelle Guinée. Puis il s'interroge - la question est en effet d’importance - sur les raisons, sur la nature de l'attachement qui naît entre les personnes et les objets médiatisés, valorisés, singularisés par l'ornement. La mesure de la fascination qu'exerce le motif ornemental résiderait dans un facteur de résistance cognitive (5). Gell rend compte de la façon dont un motif (géométrique) va être dupliqué, dans des jeux, extrêmement complexes parfois, de translations, de rotations, de glissements sur le plan, dans l'espace, créant des formes fascinantes parce que labyrinthiques, et, plus encore, des formes qui dés-orientent le regard, qui interdisent un décodage immédiat de leur logique formelle. Bref, l'ornement, lorsqu'il se réalise dans sa fonction la plus pleine, implique ce que Duchamp, à propos de la fonction de l'art moderne, appelait une "coupaison", une inter-diction (temporaire : un retard) de la signification. Dans la perspective qui est la sienne, l'anthropologue attribue donc une fonction précise à l'ornement complexe : il impose un rapport de supériorité, d'intimidation à tout le moins, parce qu'il implique une présomption de pertinence dont il interdit la vérification. La "signification" de l'ornement est donc l'établissement d'un rapport de forces. Il y a quelque chose de terroriste dans l'ornement puisqu'il transforme le signe en un dispositif de prise de pouvoir sur le destinataire de ce signe. Et le terrorisme passe par la résistance herméneutique que l'ornement oppose à sa lecture (6).


Lévi-Strauss


CETTE PRÉSENTATION du statut de l'ornement ne recoupe que très partiellement celle que l'on peut induire des approches de lecture structurales que propose Claude Lévi-Strauss qui insiste, lui, sur la signification symbolique, collective de l'ornementation. En effet, les analyses que l'on trouve tant dans Tristes Tropiques que dans La voie des masques mettent davantage l'accent sur la fonction symbolique de l'ornementation comme expression figurale des relations codifiées qui définissent les règles de la vie en société. Dans le second ouvrage, Levi-Strauss, fidèle en cela à son approche comparative, structurale du mythe, insiste sur les combinaisons/oppositions des formes (celles, extrêmement complexes au demeurant, des masques) pour en proposer une lecture herméneutique fonctionnelle. Mais dès Tristes tropiques, l'ornement était appréhendé comme dispositif graphique, sculptural, monumental, figural de symbolisation, à des fins de cohésion sociale. Les peintures faciales des femmes Guana, par exemple, "symbolisent" figuralement, le mode d'organisation de la vie sociale chez les Bororo, fondé sur une double loi de symétrie et d'asymétrie. Au contraire, c'est la fonction singulative, la fonction de distinction individuelle qui est principalement l'objet de l'attention d'Alfred Gell. Celui-ci étant téléologiquement guidé, dans toutes ses analyses, par sa thèse centrale sur la fonction cognitive et performative de l'art comme "action", comme "agence" d'un sujet sur un autre sujet (ou d'un "étant"), quelle que soit l'ontologie de référence prise en compte. L'ornement chez l'un introduit un rapport de puissance puisqu'il est destiné à singulariser ; chez l'autre, il sert à communiquer à l'intérieur d'un groupe ou par rapport à l'extériorité humaine environnante.

DANS LA PERSPECTIVE, très différente, en dernière analyse, de Lévi-Strauss et, à sa suite, de Philippe Descola, on pourra soupçonner l'existence d'une origine analogique à toute figure ornementale, au moins dans sa saisie anthropologique. Si en effet la forme signifie, c'est parce que, en quelque manière, cette forme atteste, au départ, d'une ressemblance que celle-ci soit analogique, figurale et/ou symbolique. L'intérêt de cette approche réside, pour nous, dans le fait de superposer la fonction de l'ornement à celle de la "signature" des "choses", telle qu'elle apparaît dans les cultures occidentales et se développe, comme support essentiel de la connaissance que l'homme peut acquérir du monde jusqu'à la Renaissance et au-delà. Il ne saurait être question, ici, de retracer l'histoire des signatures dans le savoir occidental, dans la pensée médiévale notamment, tout entière dominée par le pouvoir explicatif d'un principe d'analogie fondé sur la ressemblance. Et pour que la ressemblance soit perçue, encore faut-il qu'une signature vienne la pointer. Michel Foucault l'a montré, magistralement, dans Les mots et les choses. Epistémologie des signatures commentée ensuite, en référence à Foucault bien entendu, par Giorgio Agamben dans son petit essai Signatura rerum (7). La signature a en commun avec le motif ornemental de distinguer le signe sur lequel elle porte mais au lieu d'en énigmatiser la fonction, elle contribue au contraire et de façon décisive à en définir les conditions d'interprétations (intentionnalités dérivées opposées). L'ornement tout comme la signature ne constitue pas le signe : l'un et l'autre sont "portés" par le signe. L'ornement comme la signature décident, par contre, l'un et l'autre, de l'interprétation du signe. L'ornement, selon Gell, pour bloquer le geste herméneutique, la signature, selon Foucault et Agamben, mais aussi selon Lévi-Strauss dans la perspective qui est la sienne, pour l'orienter, de façon décisive.

ET, DANS CERTAINS CAS, c'est l'oubli, la perte de la mémoire de cette origine, de la fonction herméneutique de ce signe qui transforme l'identification et, partant, la fonction de celui-ci : d'une signature vers celle, précisément, d'ornement, au sens de Gell. Que l'ornement devienne progressivement une abstraction graphique, un pur labyrinthe comme entrelacs infini de figures et de formes géométriques planaires ou tridimensionnelles (8), n'interdit sans doute nullement de penser que l'intention originaire, mais si cette origine est de l'ordre de l'inconnaissable, expression irréversible d'un oubli de l'oubli, que cette intention donc soit, au départ, figurative, expressive en tout cas.


Ornements et détails


COMMENT DEFINIR l'ornement, en littérature ? Comme un indice de réflexivité, comme traitement défamiliarisant du commun, comme jeu avec d'autres formes, d'autres ornements, et, donc, le réemploi innovant (par décontextualisation) de ces formes, de ces ornements. Ces trois dispositifs ne qualifient pas exactement le détail, ni la signature mais bien des dispositifs de "résistance cognitive" à la vérification de la présentation d'intention qu'entreprend tout lecteur, tout spectateur d'une œuvre d'art. Bien des œuvres majeures de la "modernité" correspondent à une valorisation de cette fonction de l'ornement dans le récit. Il est aisé de montrer que les premiers romans de Toussaint (retenus ici comme paradigmes de ce minimalisme ornemental) exploitent ces trois aspects mais "à l’envers" - ironiquement. Toussaint mais aussi Deville, Chevillard ou Echenoz ne cessent de faire référence au contenu "minimal", à l'inconsistance de leurs propres fictions et à l'absence de toute intrigue au sens d'une pratique aristotélicienne. La réflexivité, ici, ne perturbe guère une intrigue qui n'implique aucune "immersion", aucune "suspension of disbelief" que ce soit. Quant au traitement défamiliarisant, c'est ici encore le contraire : les objets sont nommés selon les noms de marques les plus usuels (lavabo "Jacob Delafon", barres chocolatées "Milky Way", etc., ou représentatifs de la "mode" "Santiags" et non bottes, "Kawasaki" et non moto...). Partant, l'ornement "signe" l'intimité du monde le plus lié qui soit à la société de consommation et à ses "valeurs" marchandes. Quant aux renvois à d'autres formes d'ornementation, notamment rhétoriques, on rappellera simplement cette formule de Dominique Rolin (que je cite de mémoire) : " …deux ou trois adjectifs pour le mot "pomme" sont un minimum"…

L'ORNEMENT (c'est-à-dire un lieu textuel de "résistance cognitive" pour ce qui nous intéresse) aura donc d'abord servi la volonté de remise en cause de la belle forme et ce, à des fins à la fois poétiques et idéologiques - en cela, sa fonction diffère largement de celle(s) du "détail". Peut-être toutes les productions liées, durant le XXe siècle, aux "avant-gardes" historiques, peuvent-elles être relues en termes d"ornementation complexe du tissu fictionnel dans un but de "traversée des apparences", de refus de la complétude, au profit de l'instauration d'un procès de lecture affrontant, selon un processus d'émancipation, cette "adhésivité cognitive" dont parle Gell. Au fond, le devenir énigmatique de la fiction, son indécidabilité interprétative en forme de contestation de la victoire de la concordance sur la discordance peuvent, aujourd'hui, être commentés comme le maintien d'une figure du sujet comme sujet complexe tant du point de vue du producteur Philippe Daros, l`ornement comme signature, chercheur invité, littérature comparée, détail, Alfred gell, Jean-philippe Toussaint, Lévi-Strauss, Heidegger, ennui, temps, histoire, narratologieque du destinataire. Le devenir ornement de la signature signifie, anthropologiquement, le passage d'une conception du monde comme texte lisible à celui d'un palimpseste dont le texte est partiellement effacé, ou n'apparaît plus que comme trace… (9) Chez les écrivains "minimalistes" rapidement définis précédemment, la trame fictionnelle est émaillée d'accidents fictifs, de détours narratifs qui la disloquent mais, eu égard à son inconsistance intrinsèque, cette dislocation n'implique aucune "résistance cognitive".

DANS LE COURANT "minimaliste" français de la fin du XXe siècle, ce détournement peut apparaître dans une perspective d'anthropologie du fait littéraire comme un symptôme de notre rapport au monde contemporain, d'un certain rapport au monde contemporain en tout cas, celui dénoncé par Lipovetski dans son Ere du vide comme témoignage sociologique, par certains aspects, très superficiel, d'une époque. L'ornement chez Toussaint est la figure du quotidien, de la banalité, de l'absence totale d'événement autre que la conscience individuelle d'une singularité absolument quelconque et donc infiniment partageable. Le tressage ornemental paraît strictement tabulaire, planaire et n'autorise, en cours de lecture, aucune traversée des apparences. Il fait de l'œuvre l'expression souriante du commun.

BREF, L'ORNEMENT semble, chez Toussaint, "autoporteur". Alors que le détail peut subvertir une hiérarchie parce qu'il provoque une désorganisation du muthos mais, ce faisant, ne peut prétendre à cette subversion que parce qu'existe une trame fictive "consistante", l'ornement, ici, ne s'oppose à rien, à aucune hiérarchie parce que, comme d'ailleurs l'affirme le narrateur, clairement "autobiographique" de l'Autoportrait, "la matière de mes livres" est "très ténue" (10). L'ornement ne suggère aucun monument, c'est-à-dire, en littérature, aucune configuration narrative principale sur lequel il viendrait s'ériger : il est la matière même de la fiction qui, dès lors, apparaît comme une succession de motifs qui s'entrecroisent, définissant un pastel de formes inessentielles. Encore une fois, nulle réversion de l'essentiel et de l'accessoire, nul devant/dedans, nulle dé-hiérarchisation de l'intrigue, nulle ornementation rhétorique qui affecte et modifie les conditions cognitives de la communication. L'intrigue narrative apparaît, dans les premiers romans de Toussaint, comme une juxtaposition linéaire de motifs "légers" récurrents qui traduisent une relation distanciée, éloignée avec le monde circonstant.


L'ennui


IL EXISTE, évidemment, des formes différenciées de l'ennui, depuis sa manifestation la plus superficielle jusqu'à la mise à nu du que cet ennui manifesterait, selon Heidegger. L'ennui, chez Toussaint, semble d'abord naître d'une adhérence légère, pelliculaire en quelque sorte du Dasein, de "l'être là", avec l'étant qui l'entoure, qu'il a devant lui. Et dès lors, l'ornement devient mode de manifestation de cette adhérence distanciée car il traite sur un pied d'égalité tout événement ou, plutôt, tout non événement, toute advenue de la vie la plus quotidienne, tout arrivant, toute arrivance comme une source, en dernière instance, d'ennui, de détachement : aussi devient-il légitime de qualifier la victoire dans un concours de pétanque comme "le plus beau jour de ma vie". Cette broderie ornementale serait sans doute dérisoire si elle ne masquait, effectivement, quelque "arrière monde", si elle n'inter-disait pas une silhouette plus complexe du personnage et, partant du sujet historique comme présentation fictionnelle.

ON PEUT REDIRE tout cela dans des termes narratologiques, ceux de Genette, par exemple. Celui-ci détermine, approximativement, une notion, celle de "vitesse du récit" par une opposition entre "scène" et "sommaire". La scène, qui peut se présenter comme un ralentissement quasiment infini du temps fictif s'oppose aux "passages de liaisons" où la vitesse peut être, ici encore, quasiment infinie ("Dix ans s'écoulèrent..."). Le roman de Toussaint se développe selon un paradoxe : traiter les sommaires comme des scènes. Heidegger insiste pour dire qu'est ennuyeuse une chose qui relève d'une situation ennuyeuse : ce qui revient à dire qu'existe un temps psychologique dévolu à chaque acte de la vie. Un temps "moyen" qui est rempli par une occupation correspondante : un temps moyen pour aller d'un point à un autre, un temps moyen pour déjeuner, un temps moyen pour assurer un cours en fac. Etc. L'ennui peut apparaître chaque fois que, pour une raison ou une autre, ce temps existentiel moyen se trouve dilaté (j'attends l'embarquement à l'heure prévue, à l'aéroport, et on m'apprend que le vol a deux heures de retard…).

LA SUCCESSION DE MOTIFS ornementaux chez Toussaint s'inscrit dans ces manifestations de désadaptation entre temps existentiel prévisible et dilatation en forme de "scène" correspondante. Consacrer un chapitre au fait de se retrouver, en transit, dans un hall d'aéroport (Hongkong dans Autorportrait ), dédier un chapitre à la façon découper une tranche de "terrine d'aspic" à Berlin… Les exemples, dans l'œuvre, sont innombrables. C'est un ennui profond qui sourd de telles scènes : non que l'ennui y apparaisse dans l'instant où elles sont racontées mais parce que chacune d'entre elles découvre une vacuité essentielle, non pas immédiate encore une fois, mais médiate. Or, selon Heidegger, l'ennui est "ce qui reste de notre vrai moi" quand on réalise le peu de "contenu" de ce que l'on a vécu, la désadaptation entre le temps passé et le souvenir rétrospectif du contenu existentiel de ces heures. C'est là, assez exactement, ce que le lecteur de fictions de Philippe Daros, l`ornement comme signature, chercheur invité, littérature comparée, détail, Alfred gell, Jean-philippe Toussaint, Lévi-Strauss, Heidegger, ennui, temps, histoire, narratologieToussaint peut ressentir. Le fait de raconter quelque chose au sujet de quelque chose remplit, certes, le temps fictif et celui de la lecture mais personnage et lecteur historique réalisent sans doute que ce temps plein était vide. C'est ce que constate Lars Svendsen dans sa Petite Philosophie de l'ennui, lorsque commentant (pour le critiquer partiellement d’ailleurs) le concept heideggérien d'ennui, il écrit : "L'ennui profond se caractérise par le fait que la situation en tant que telle est là pour tuer le temps, c'est pourquoi l'ennui ne peut pas se comprendre comme étant le résultat de quelque chose dans cette situation." L'ennui doit par conséquent s'appréhender comme quelque chose qui s'élève du Dasein lui-même : "L'ennui jaillit de la temporalité du Dasein." (11)


Le temps


EN DÉFINITIVE, les romans de Toussaint rendent compte de cette déprise légère de soi-même qui s'accomplit, dans une intensification inattendue, presque inéluctablement dans un chapitre (ou directement un explicit) conclusif où l'ennui superficiel qui colorait chaque situation fictionnelle devient un "ennui profond", un ennui ontologique essentiel. Celui-ci atteste, à cet instant, d'une soudaine nudité du Dasein dans la conscience de son inscription irrémédiable dans une temporalité qui conduit à cet autre inéluctable qu'est la mort. Dans le cas de Autoportrait (à l'étranger), il s'agit du dernier chapitre intitulé "Retour à Kyoto". Il s'ouvre sur la phrase : "Les larmes ne me sont pas venues, j'ai pourtant recherché la volupté des pleurs." Le narrateur se fige dans la contemplation d'une gare routière dont il se souvenait et maintenant désaffectée. Toute une méditation s'élève alors autour d'un thème : celui de la mort, de la fuite inexorable du temps que matérialise les signes de décrépitude du lieu (12). Considérera-t-on
, comme le fait Heidegger, dans une perspective ouvertement ontologique, que cet ennui permet à l'homme de prendre conscience de la façon la plus intime qui soit de son "être-là", de son Dasein, qu'il lui permet, en outre, un retrait décisif d'un monde où l'activité fébrile se marque, aujourd'hui, par un total oubli de soi ? Heidegger qui affirme : "En fin de compte, cet état laissé vide rythme son tempo dans notre dasein, dont le vide est l'absence d'une oppression essentielle" (13). J'avoue ne pas être véritablement tenté de suivre cette "kairologie".

PEUT-ÊTRE, et en reprenant un axe central de l'approche que propose Paul Ricoeur dans les volumes de Temps et Récit, réfléchir aux liens intimes, structuraux à dire le vrai, entre temporalité et forme romanesque. Non pour insister, comme il le fait, sur l'expérience du temps qu'autoriserait l'acte de configuration fictionnel, mais pour relever un fait : toute dynamique actantielle présuppose une pensée du temps, un imaginaire formel et symbolique de la temporalité. Le roman, occidental tout du moins, semble indissolublement lié à l'historicité et, probablement, à un imaginaire orienté, téléologique du temps. L'historicité revient à une exigence d'ouverture de la temporalité, selon un événement "fondateur" qui renouvelle le comput, qui marque un commencement. Sans doute est-ce, pour partie, une illusion puisque le temps historique a toujours déjà commencé. Mais depuis le message paulinien, la civilisation judéo-chrétienne est marquée par une manière d'emphatisation d'un temps inaugural, d'un événement fondateur comme césure, comme "origine". Le "nœud" traditionnel – particulièrement ostentatoire dans la mécanique du théâtre classique joue, , un rôle métaphorique de celui de l'événement comme origine d'un comput (le calendrier chrétien, par exemple, inauguré par la naissance du Christ). Visiblement, l'absence à peu près totale de "nœud", c'est-à-dire d' "input" dynamique (comme dirait Calvino) dans les fictions de Toussaint - voir le début de L'Appareil photo - suggère une temporalité étale, fermée, répétitive, un temps sans devenir, un temps vide, enfin. Il n'est sans doute pas inutile de marquer la contemporanéité des romans de Toussaint et des thèses qui circulèrent alors, en Occident, aux Etats-Unis en particulier, moins à la suite de Bataille, ou de Kojève que de Fukuyama sur "la fin de l'histoire". Cet univers des "nouveaux nouveaux romanciers", lorsqu'il apparut tout au moins, refléta probablement une crise de la conscience historique préparée par ce messianisme de l'attente que l'on lit aujourd'hui comme le cœur des fictions, de Kafka à Beckett. Le roman ornemental ou la crise de l'historicité qui caractérise l'Occident, aujourd'hui...

AU DEBUT DU XXe SIECLE, on le sait, l'architecte Adolf Loos considérait comme un crime antifonctionnaliste et antidémocratique l'existence de l'ornementation dans le domaine architectural ; l'ornementation s'opposant, selon lui, à la raison d'être, fonctionnelle, du monument, du meuble, etc. Dans une large mesure, c'est alors le design qui est devenu le lieu d'existence de l'ornement dans le monde contemporain. Les romans de Toussaint mais aussi bien ceux de Deville ou d'Echenoz peuvent apparaître comme des manifestations emblématiques d'un "design romanesque" symptomatique de la littérature de la fin du second millénaire, en France tout au moins.

P. D.
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à Paris, le 17 octobre 2012


 



(1) En littérature et contrairement aux arts plastiques, il n'est pas aisé de définir la notion d'ornement, du moins par rapport à des notions connexes comme le détail, la répétition, voire comme la digression ou, plus généralement, le statut du descriptif iconique. Tout l’arsenal tropologique classique peut, à juste titre, exemplifier la notion d'ornement, c'est, au demeurant, ce qu'aura largement exploité Jean Rousset à propos de la poésie baroque, entièrement soumise à l’ornementation de la "pointe".
(2) Pour qui connaît la réflexion de Gell, le terme d' "Agency", traduit par intention, mieux, par "agence" (c'est la proposition de traduction de Philippe Descola), est l'interprétant majeur de la fonction "esthétique", il est même selon lui, le seul universel de ce que la culture occidentale a qualifié "d'objet d'art". Cette thèse me dispense, ici, de discuter de la nature, esthétique ou non (magique, rituelle…) qui préside à la volonté d'ornementer.
(3) Même si Gell insiste sur le "lien" particulier qui unit l'objet ornementé à son possesseur et, dit-il, "aux projets sociaux qui s'y rapportent". Or, ces "projets sociaux" sont de l'ordre de la prise de pouvoir sur autrui. On se reportera à ses analyses de "l'intentionnalité" à l'œuvre dans les figures de proue des embarcations trobriandaises.
(4) Alfred Gell, L'art et ses agents, une théorie anthropologique, Fabula, Les presses du réel, 2009 (1998 pour l’édition originale, Art and Agency, Oxford University Press)
(5) "L'adhésivité cognitive de ces motifs [= les motifs complexes] vient de ce blocage du processus cognitif qui consiste à vouloir reconstituer l’intentionnalité [...] inscrite dans les artefacts.' in L'art et ses agents, op. cit., p. 107.
(6) L'analyse anthropologique n'insiste évidemment pas sur le support de l'ornement, tout simplement parce que celui-ci va de soi : que ce soit le visage (peintures faciales des femmes Guana), l'objet (l'étui à chaux tamul), le masque comme objet dissimulant le visage, l'ornement présuppose un lieu d'application, un support de manifestation. En architecture, dans le cas du mobilier, un monument (meuble, édifice, plan, volume, etc.) comme surface de déploiement. Mais il est clair que jamais, dans une telle perspective, la valeur, que l'on pourrait sans doute qualifier de réflexive (encore que ce terme soit à entendre avec beaucoup de nuances) et que cette réflexivité n'épuise pas, tant s'en faut, sa fonction et son rôle, ne vient s'inscrire dans un rapport d'opposition avec le support, avec l'objet, condition même de son existence. L'ornement est en quelque façon devant/dedans l'œuvre. Il n'est pas parergon mais articulation de l'ergon entre effet de lecture fonctionnelle globale et effet de microlecture locale.
(7) Giorgio Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, Vrin Philosophiques, 2008.
(8) Comme, précisément, ces peintures géométriques sur les visages des femmes Guana dont elles-mêmes, lorsque l'ethnologue les interroge, ne savent expliquer la raison d'être, la signification.
(9) Il serait sans doute intéressant de traiter le geste, dans l'œuvre de Franz Kafka, comme ornementation. Nombre de petites scènes du théâtre de Kafka apparaissent comme porteuses de comportements indécidables, in-intégrables à une signification fictionnelle induite par le contexte. On retrouve de telles scénettes chez Toussaint mais elles prennent alors un caractère ludique et tout aussi insignifiant que le contexte auquel, donc, elles ne s'opposent en rien.
(10) Jean Philippe Toussaint, Autoportrait (à l'étranger), Paris, Minuit, 1991, p. 114.
(11) Lars Fr. H. Svendsen, Petite philosophie de l'ennui, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Paris, Fayard, 2003, p. 174. (éd. Originale, 1999, Oslo) (12) "… je me suis senti triste et impuissant devant ce brusque témoignage du passage du temps. Ce n'était guère le fruit d'un raisonnement conscient, mais l'expérience concrète et douloureuse, physique et fugitive, de me sentir moi-même partie prenante du temps et de son cours. Jusqu’à présent cette sensation d’être emporté par le temps avait toujours été atténuée par le fait que j’écrivais, écrire était en quelque sorte une façon de résister au courant qui m’emportait, une manière de m’inscrire dans le temps, de marquer des repères dans l’immatérialité de son cours, des incisions, des égratignures." , pp. 119/120.
(13) Lars Svendsen, Ibidem Petite philosophie, op. cit. p. 179. La citation de Heidegger n’est pas référencée.

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