L`Intermède
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MARQUÉ PAR LA PROSE de l'écrivain de science-fiction Alain Damasio et, en particulier, par son premier roman La Zone du Dehors, Benjamin Mayet a exploré le texte, l'a décortiqué, en a tiré les mots d'un monologue théâtral. Pari insensé de transformer une masse romanesque de plus de six cents pages, complexe, dense, fourmillant de longues réflexions philosophiques, en un spectacle d'une heure pour un interprète seul. Mais le texte de Damasio est une parole-cri, qui bouleverse, qui renverse, qui heurte et transforme, et la pertinence de l'appropriation individuelle par le monologue s'impose après-coup comme une évidence. Cette voix et ce corps ressaisissent le propos politique et existentiel du livre pour construire une expérience qu'ils partagent avec le public. Dans une petite salle sombre au premier étage de la Cité des Congrés de Nantes, lors du week-end des Utopiales, c'est ce qui s'est joué avec Le Dehors de toute chose, une expérience commune entre un auteur/acteur, quelques personnes venues assistées à ce moment, et Alain Damasio lui-même. Un monologue devenu dialogue.

Par Claire Cornillon

"C'EST POURTANT DEVENU une loi dans nos sociétés : plus un pouvoir se veut efficace, moins il se manifeste comme pouvoir. Non seulement il a renoncé depuis un siècle aux contraintes physiques, mais il évite désormais toute espèce d'injonction, d'ordre impératif ou d'interdiction formelle. Les pouvoirs modernes, je vous l'ai assez répété, se déploient dans l'intangible, l'invisible et l'interstitiel."
(La Zone du dehors, p. 192)


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Volté

L'OPPRESSION, DANS LES SOCIÉTÉS occidentales contemporaines, n'est plus celle que dénoncent les dystopies classiques, où un pouvoir dictatorial impose par la répression une vision unique. L'oppression est partout et portée par chacun, dans une démocratie où le libéralisme triomphant a fini par faire croire à tous qu'il était le seul modèle possible. La stratégie du gouvernement moderne, c'est "Assigner à personnalité. Non pas mutiler, non pas opprimer, réprimer l'individu, comme on le crie si naïvement, le fabriquer, le produire de toute pièce [...] à partir de vous-même [...]. Copie conforme tout simplement." Alors comment se révolter quand tout le monde croit être heureux, quand le conformisme est devenu si total qu'il ne se manifeste même plus comme tel ? La Zone du Dehors explore une situation politique dans laquelle le monde contemporain est englué, l'absence de dehors. Ses personnages, qui se nomment eux-mêmes les voltés, cherchent non seulement à déconstruire le modèle politique dans lequel ils évoluent mais aussi à élaborer un autre système, pari encore plus fou. De cette lutte naissent des tentatives, portées par un élan qui, bien qu'il ne soit pas exempt de doutes, d'incertitudes et de contradictions, entraîne jusqu'à leurs limites les convictions et les idéaux.

IL NE S'AGIT PAS DE SAVOIR si nous sommes d'accord avec les voltés, mais bien de voir comment leurs actions interpellent notre propre rapport au monde. Il ne s'agit pas d'être dans le vrai, mais dans le pertinent. Dès lors, Alain Damasio, dans une langue affutée comme un rasoir, expérimentale, qui cherche en permanence non pas l'adéquation au réel mais bien la mise en mouvement de celui-ci, déjoue, ébranle. Il ne laisse jamais de répit à ses personnages ou à son lecteur. Il faudra bien le suivre jusqu'au bout. Roman de science-fiction, d'aucun diront d'anticipation, dystopie peut-être, La Zone du Dehors est avant tout un récit politique qui fait de la fiction et du texte un portail vers une spéculation sensible ; non pas celle abstraite du pamphlet ou de l'essai, mais bien celle concrète du récit. Chaque propos y est porté par un personnage, ancré dans un contexte, un individu qui ne parle pas de nulle part.


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"La rage du sage"

BENJAMIN MAYET A EU L'IDÉE de faire de ce texte un monologue, une expérience, sans décor, qui tourne uniquement autour d'une voix et d'un texte, d'un corps et d'un espace. Pour toute scène, il y a ce cercle qu'il trace sur le sol à la craie, cette zone, qu'il explore pour mieux finir par l'effacer. D'abord jouée à Lyon, en pleine rue, il a fallu à cette clameur gagner un espace d'expression, s'imposer à ceux qui passaient pour les saisir, pour "forcer une écoute", comme le dit Damasio. Aux Utopiales, les conditions étaient autres, la zone de silence déjà là, et la salle, comme un espace d'abord vide et qui s'est empli progressivement de la conscience d'un moment et d'un partage collectif entre les présents.

C'EST CE DIALOGUE QUI ÉMERGE du monologue, cette résonnance qui fait écho à la pertinence d'un propos touchant chacun dans son rapport au monde. "C'est un vrai problème, la transmission de la colère", explique Damasio. Mais Le Dehors de toute chose ne transmet pas, il réveille. Il met en mouvement ce qui était immobile. Damasio dit avoir perdu "cette rage, l'énergie du combat frontal". Il dit aujourd'hui chercher la rage du sage, une "rage architecturée". Voyage dans le temps, confrontation avec soi-même, la pièce de Benjamin Mayet est une manière pour lui "de se lire comme un étranger, comme si le Alain de 25 ans venait me parler et me disait : Tu t'es quand même bien embourgeoisé." L'expérience du spectateur était aussi celle d'un auteur, qui partageait dès lors son parcours avec la sincérité de quelqu'un avec qui l'on vient de vivre une aventure. Réveil d'une rage ancienne, peut-être, mais l'engagement reste au coeur de la démarche de Damasio encore aujourd'hui. Le Dehors de toute chose est un appel, l'expression d'une colère, mais bien aussi un élan de liberté. "Se libérer, ne croyez pas que c'est être soi-même. C'est s'inventer comme autre que soi. C'est n'être rien. C'est devenir sans cesse et toujours pour nous-même notre dehors, le dehors de toute chose."


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L'expérience du monologue

PENSÉ AU DÉPART COMME un texte polyphonique pour cinq comédiens, sans doute pour faire écho à la multiplicité des voix et des points de vue dans le roman, Le Dehors de toute chose est devenu, en cours d'écriture, un monologue. Finalement, cette épure recentre l'attention de la pièce vers une expérience. Rien ne vient distraire de ce corps et de cette voix. La langue de Damasio est un corps en elle-même, radicale mais organique, et l'on ne s'étonne pas lorsqu'il déclare écrire "de manière orale", et se lire ce qu'il écrit. Or le monologue ancre cette voix, littéralement ce verbe, non seulement dans une personne mais dans un espace-temps unique qui ne peut dès lors qu'entrer en contact avec celui du spectateur qui croise son chemin. "Le but était d'apporter un corps au texte", explique Benjamin Mayet.

LA MISE EN SCÈNE MINIMALE construit pourtant un rapport à l'espace et inscrit ce corps dans un espace symbolique qui empêche de tomber dans le simple pamphlet. Il s'agit bien d'une voix qui partage quelque chose, peut-être quelque chose d'intime, mais qui ainsi prend corps pour nous et en nous. L'idée même d'expérience était déjà au coeur de la démarche du protagoniste de La Zone du dehors qui déclare : le dehors de toute chose, benjamin mayet, théâtre, monologue, comédien, adaptation, la zone du dehors, alain damasio, rencontre, utopiales, SF, science-fiction, livre, littérature, festival, nantes"Je me suis fixé une règle, sans m'en rendre compte : chaque fois que j'aurais une idée ou une conviction, il fallait que je l'expérimente. Que je fasse ce que je pensais. Ne plus déplacer des cubes et des civilisations dans le cosmos, mais agir chaque pensée, aussi minime soit-elle, la confronter à la résistance de la matière, affronter son mouvement à la pesanteur des choses et des gens." (p. 201) Benjamin Mayet affronte
littéralement le mouvement de ce texte à la pesanteur des spectateurs, les invitant, de fait, à répercuter l'onde de choc.

C. C. 
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à Nantes, novembre 2014 (article publié en janvier 2015)

Le Dehors de toute Chose, monologue de Benjamin Mayet
d'après La Zone du dehors d'Alain Damasio (La Volte, 2007, Folio SF 2009)
Mise en scène de Thomas Lihn
Présenté dans le cadre du Festival des Utopiales
Cité des Congrès de Nantes
29 octobre – 3 novembre 2014
La pièce se jouera le 10 mars prochain au Théâtre Le Carré 30, à Lyon


 
 






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