L`Intermède
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DANS LE BROUHAHA DE L'ATTENTE, un homme surgit qui fait signe de le suivre. Il ouvre les portes du théâtre, salue et invite chacun à s’installer dans ce qu’il appelle sa maison : "Bonjour, je m’appelle Marc Dabo, j’habite Paris et je suis comédien." D’emblée, le quatrième mur tombe et le spectateur, en franchissant le seuil de la salle de spectacle, ne pénètre pas seulement un espace théâtral, il entre dans une vie : celle de Marcel Blondeau, artiste-bricoleur de génie dont Marc, qui se découvre son unique héritier, explore les créations. Enquêter pour trouver l’homme derrière l’œuvre et offrir à chacun la possibilité de voir le monde avec les yeux d’un autre, telle est l’aventure proposée par le surprenant et très poétique Cockpit Cuisine, un spectacle tout juste créé par Benoit Faivre, Harry Holtzman et Laurent Fraunié.


Par Marion Point
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AU DÉBUT DE L'HISTOIRE, il y a Marc Dabo (joué par Laurent Fraunié), et l'étonnante lettre qu'il reçoit : apprenant qu'il est l’unique héritier d'un dénommé Marcel Blondeau, Marc se voit soudainement propriétaire d'une maison à Forbach. Mais qui est Marcel Blondeau ? Et pourquoi, lorsqu’il visite la maison capharnaüm qui vient de lui être léguée, Marc y trouve-t-il une photographie de sa mère ? C’est pour lever le mystère qu'il entreprend une fouille méticuleuse des lieux et met à jour les cahiers, dessins et bricolages de son donateur inconnu. Au fur et à mesure qu’il tourne les pages de ces carnets ou qu’il manipule les objets peuplant la maison, Marc parvient à reconstituer la vie de Marcel. Enfant taciturne né la même année que Youri Gagarine, Marcel apprend à huit ans la disparition de son père. Persuadé que ce dernier est un aventurier parti pour le Brésil, le garçon se met à rêver voyages et inventions qu’il consigne dans ses cahiers d’écolier. Au fil des années, la rêverie vagabonde prend de l’ampleur et, loin de se cantonner à ses seuls cahiers, Marcel dessine ou bricole une série de machines ou de dispositifs grâce auxquels il se réinvente une vie. Entre la fugue qui le conduit du domicile familial au Brésil, le périple amoureux qui le mène jusqu’à Vladivostok et le voyage final en direction de la lune, Marcel fantasme un merveilleux tour du monde dans lequel il entraîne quiconque fait revivre ses inventions.


Traverser les arts

TOUTE LA MAGIE de Cockpit Cuisine tient à ce que Marc, curieux de découvrir l’homme derrière les objets, manipule un à un les bricolages de Marcel. Dès lors, pour le protagoniste comme pour les spectateurs, accéder à l’histoire de l’inventeur revient à suivre la foule de ses inventions rendues à la vie. Les dispositifs déployés sur scène sont plus fascinants les uns que les autres et ont tous trait au théâtre d’objets, à la bidouille et au cinéma. Dans la maison-atelier de Marcel envahie par les écrans et les caméras, toute manipulation est pensée pour être filmée et projetée instantanément. Ainsi, explique Benoit Faivre - créateur du spectacle et interprète du rôle de Bertrand - lorsque Marc tourne les pages d’un carnet de dessins sur lequel il fait défiler la maigre silhouette de Marcel et que son cousin Bertrand met en musique le récit du voyage, le spectateur n’assiste à rien de moins qu’à la création d’un court métrage en noir et blanc.

cockpit cuisine, pièce, théâtre, analyse, critique, interview, benoit, faivre, marcel, inventions, père, fils, cockpit, cuisine, laurent, frauniéET CECI N'EST QU'UN DÉBUT, car au fur et à mesure que Marcel grandit et rêve ses voyages, les dispositifs qu’il invente prennent de l’ampleur et suivent les avancées de son époque, jusqu’à s’emparer des technologies les plus modernes du cinéma contemporain. Après les premières techniques du film d’animation, c’est à la machinerie, à l’incrustation par transparence, aux principes du technicolor puis à une caméra endoscopique que l’inventeur a recours, reconstituant dans son œuvre les grandes étapes de l’histoire du Septième Art. Mais ce qui fait le génie de Marcel - et de son créateur - ainsi que la poésie de ses œuvres, c’est avant tout le détournement qui s’y opère avec les objets du quotidien. Assiettes-souvenirs à l’effigie des lieux touristiques d’Europe, tuyaux d’évacuation des eaux usées, réfrigérateur ou batteur à manivelle, tout est bon pour animer les décors et les acteurs des séquences cinématographiques qui se succèdent.


PARMI SES VOYAGES IMAGINAIRES, le plus touchant est peut-être celui qu'il fait, amoureux transi, pour rejoindre sa dulcinée. Après avoir manqué un rendez-vous à Rome, l'inventeur se lance dans une course-poursuite effrénée qui s’achèvera aux confins de la Russie. Le voyage qui le mène de la gare italienne à Vladivostok est mis en scène par un dispositif aussi étonnant qu’efficace : sortie d’un grand buffet, une rangée d’une dizaine d’assiettes-souvenirs qui défilent devant une caméra constitue l’arrière plan du décor ; devant l’appareil télévisé qui diffuse ces villes de céramique, est placé un petit train de collection ; puis, sur un tapis roulant installé devant ce train, Bertrand dépose arbres et vaches en plastique qui, aussitôt emportés, miment le défilement du paysage. Enfin, pendant que Marc raconte les différentes étapes du voyage, François (joué par Francis Ramm) gère le reste de la machinerie et, tel le démiurge de ce petit monde de bric et de broc, fait tomber sur les plaines de Sibérie une neige de coton.


Bricolage poétique

DANS CES SÉQUENCES où se mêlent théâtre, bricolage et arts de l’audiovisuel, l’influence et l’héritage de Méliès, cet artiste qui a su imaginer "des trucages très simples avec lesquels on peut toujours faire des films tout à fait magiques", s’affichent comme une évidence. Toutefois, quand il évoque sa dernière création et tous les dispositifs bricolo-cinématographiques qui y sont déployés, Benoit Faivre se réclame aussi de la tradition de toute une famille d’inventeurs insolites qui ont su interroger le quotidien et y trouver des résonnances aussi singulières que poétiques. Pour lui, des artistes-bricoleurs comme Petit Pierre et Jean-Claude Ladrat sont de ceux qui peuvent encore émerveiller. Qu’il s’agisse du manège de l’un ou de la soucoupe volante de l’autre, les deux hommes détournent les objets de leur fonction première et les utilisent avec une liberté qui leur permet de se construire un univers en décalage avec la société moderne et dans lequel perce un regard nouveau sur le monde. Comme eux, Benoit Faivre a pris le parti d’un art qui se saisit du banal et le teinte de poésie. C’est ainsi que les moments troubles de la vie de Marcel se transforment sur scène en une longue déambulation dans d’obscurs tuyaux de canalisation, ou que toute un maison peut se transformer en vaisseau spatial pour expliquer la mystérieuse disparition de son propriétaire.

DÈS LES PREMIERS MOTS de Marc et tout au long de cette enquête sur la vie et l’œuvre de Marcel Blondeau, une préoccupation constante se devine : donner vie à des objets tout en communiquant ce qu’ils disent de leur créateur. Marcel, réparateur de télévisions, n’est pas un homme dont les gestes ont été dictés par les objets, au contraire il est celui qui a su résister à la normalisation imposée par la société et qui a imaginé un autre mode d’être pour les choses qui l’entourent. Aussi pour comprendre cet homme qui a pris le monde à rebours faut-il pouvoir se saisir de son point de vue. C’est là l’objectif ultime poursuivi par l’utilisation constante de la caméra. "Quand j’étais gamin, raconte Benoit Faivre, je construisais des espèces de châteaux de livres empilés. Si quelqu’un rentrait dans la pièce, il ne voyait qu’un tas de livres, mais moi, de l’endroit où j’étais, je voyais de grands espaces, des salles extraordinaires. Tu m’aurais filé une caméra, j’aurais été capable de partager mon regard.

LE DISPOSITIF FONCTIONNE comme une mise en abîme. Tandis que les écrans disposés sur scène permettent d’épouser le point de vue de Marcel, le regard du spectateur embrasse la totalité de l’espace théâtral et se pose inévitablement sur les trois comédiens-cinéastes qui s’affèrent à réaliser les séquences filmiques prétendument imaginées par Marcel. Le geste créateur et l’œuvre apparaissent donc conjointement sur scène. Dès lors, le spectateur, qui est censé se trouver dans la maison de Marcel, est cockpit cuisine, pièce, théâtre, analyse, critique, interview, benoit, faivre, marcel, inventions, père, fils, cockpit, cuisine, laurent, frauniéplongé au cœur de cette petite fabrique de rêves et fait partie intégrante de ce mouvement de réappropriation poétique du monde. "Dans ce spectacle, explique Benoit Faivre, tout est fait, tout est donné pour que tu puisses vraiment croire que Marcel Blondeau a existé. D’ailleurs, il y a des gens qui sortent et qui nous posent la question. Il y a même des gens qui ont fait une recherche sur internet et qui nous ont demandé si c’était le Marcel Blondeau qui avait fait l’éclairage pour Godard… Si tu veux croire à cette histoire, tu peux."


M.P.
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à Paris, le 04/07/2013

Cockpit Cuisine
De Benoit Faivre, Laurent Fraunié et Harry Holtzman
Avec : Laurent Fraunié, Benoit Faivre, Francis Ramm
Du 2 au 5 octobre 2013 au CCAM/Scène Nationale de Vandoeuvre-les-Nancy (54)
Le 17 Octobre 2013 au théâtre du Pilier à Belfort (90) (option)
Le 11 Novembre à la semaine de la Marionnette de Neuchâtel (CH) (option)
Durée : 1h15

 


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Crédits photos : © Thomas Faverjon
Crédits pour l'affiche : © Julien Goetz