L`Intermède
Joueur, joueurs, échecs, échec, d`échec, le joueur d`échecs, stefan, zweig, stefan zweig, pièce, théâtre, comédie, saint, michel, paris, adaptation, avignon, yves, kerboul, andré, salzet, festival, off, critique, analyse, extrait, suicide, brésil, exil, guerre, mondiale, seconde

ÉCRIT DURANT LES QUATRE DERNIERS MOIS de sa vie lors de son exil au Brésil - de septembre 1941 à son suicide, le 22 février 1942 - Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig transpire l'inquiétude morale qui ronge alors le dramaturge. La Seconde Guerre mondiale et la victoire des totalitarismes, qui servent de toile de fond au texte, ont anéanti à ses yeux tout espoir d'une société meilleure. En 1996, André Salzet adapte la nouvelle et demande à Yves Kerboul de la mettre en scène. Ayant été jouée plus d'un millier de fois depuis et présentée dernièrement lors du Festival Off d'Avignon, la pièce revient cet hiver à Paris avec une mise en scène toujours aussi fidèle, à La Comédie Saint-Michel.

Par Emilie Combes

LE RIDEAU SE LÈVE. Une pâle lumière laisse simplement entrevoir dans la pénombre un homme assis sur une chaise, allumant une cigarette. Il n’y aura rien d’autre sur scène que cet homme, et cette chaise. De la même manière que Zweig ne laisse aucune place au superflu dans sa narration et refuse tout étirement inutile de l’intrigue, Yves Kerboul fait le choix d’une mise en scène épurée, au cours de laquelle tout sera en rapport direct avec le sujet. Dès lors, le spectateur ne peut s’accrocher à rien d’autre qu’au récit fait par l’acteur sur scène. Seul, André Salzet donne corps avec talent aux personnages emblématiques et allégoriques brossés par Zweig. Il prend possession de la scène où de simples éclairages viennent signifier les analepses et les changements de lieux.

Joueur, joueurs, échecs, échec, d`échec, le joueur d`échecs, stefan, zweig, stefan zweig, pièce, théâtre, comédie, saint, michel, paris, adaptation, avignon, yves, kerboul, andré, salzet, festival, off, critique, analyse, extrait, suicide, brésil, exil, guerre, mondiale, secondePLONGÉ IN MEDIAS RES dans l'histoire, le spectateur se retrouve en 1939 sur un paquebot reliant New York à Buenos Aires. Le narrateur relate son aventure dans ce lieu clos où il a rencontré par hasard Czentovic, le champion du monde d’échecs. Désireux d’en apprendre davantage sur cet être arrogant, il attire son attention en débutant une partie de son jeu préféré. C’est alors qu’entrent en scène deux autres personnages : McConnor, un écossais vaniteux qui va vouloir se mesurer au champion, et un inconnu à l’allure quasi spectrale. En fin observateur et analyste, dans un style concis et percutant, ce dernier décrit habilement l'attitude des personnages. Partant, le jeu d’échecs devient la métaphore de nos conduites et des rapports de force entre les hommes, où chacun cherche à affirmer sa supériorité et son désir de puissance, même au-delà de sa volonté.



Délivrance et aliénation

SUITE A LA MYSTÉRIEUSE DISPARITION de l’inconnu lors de la partie opposant Czentovic à McConnor, le narrateur part à sa recherche. Il le retrouve sur le pont du paquebot et lui propose de défier le champion. L’inconnu accepte mais confie au narrateur que malgré sa connaissance du jeu, il ignore s’il est capable de "jouer une partie d’échecs selon toutes les règles". Par le biais d’un récit enchâssé, on apprend que cet homme a acquis la maîtrise du jeu lors de son emprisonnement par la Gestapo en 1933. Comme un terrible reflet de la réalité historique, Zweig centre la moitié de sa nouvelle sur ce récit poignant. Sur scène, le narrateur disparaît alors pour laisser place à cet homme mystérieux qui livre un récit d’une incroyable intensité dramatique, ressassant les mêmes motifs, du pénible souvenir de sa minuscule chambre au temps qui dure et se répète. Dans ce lieu où rien ne vient rompre "l’empire du néant sur [son] âme", il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre, seul, son être se réduisant à quelque chose d’impersonnel.

DANS CE MONDE SANS ÉCHAPPATOIRE, où l'angoisse l’accule et où le néant se fait de plus en plus vertigineux, ses capacités mentales se dégradent, sa parole se détériore et il perd la notion du réel. Mais un jour, attendant dans une salle le début de son interrogatoire, il vole un livre à un officier SS : un manuel d'échecs, présentant cent cinquante parties de maîtres. Un ouvrage a priori anodin, qui va devenir un moyen d'échapper à la déchéance psychique. Par la force de son imagination, l'inconnu recrée des parties sur ses draps quadrillés. Le contenu du livre devient alors pour lui "une arme merveilleuse contre l’étouffante monotonie de l’espace et du temps". Peu à peu, le jeu l’enrichit et il acquiert de nouvelles capacités intellectuelles par la pratique de la stratégie. Mais une fois l'ensemble des parties décrypté, il ne lui reste qu'à
 jouer contre lui-même. Jusqu'à ce que la schizophrénie prenne le dessus, transformant le désir de jouer en contrainte, manie et fureur frénétique. Ce qui avait de prime abord un rôle salvateur devient donc une obsession.


Culture versus barbarie

LE PORTRAIT QUE ZWEIG dresse de son inconnu contraste avec celui que le narrateur fait de Czentovic au début de la représentation. Si le premier est perçu comme un bourgeois cultivé et raffiné, prônant des valeurs humanistes, le champion d’échecs en revanche se caractérise par son inculture, son impassibilité et son dédain. Les deux personnages incarnent le fossé entre culture et barbarie, civilisation et brutalité. Face à un esprit brillant et rapide qui ne s’est livré au jeu d’échecs que par soif de stimulation intellectuelle, apprenant à jouer mentalement, le pragmatisme brutal et mécanisé de Czentovic symbolise la barbarie qui domine le monde. Les échecs ne sont pour lui qu’un moyen d’exercer sa volonté de puissance. La puissance devient sa raison de vivre. C’est un être froid, sans capacité d'abstraction ni imagination.

Joueur, joueurs, échecs, échec, d`échec, le joueur d`échecs, stefan, zweig, stefan zweig, pièce, théâtre, comédie, saint, michel, paris, adaptation, avignon, yves, kerboul, andré, salzet, festival, off, critique, analyse, extrait, suicide, brésil, exil, guerre, mondiale, secondeL'OUVRAGE DE ZWEIG met en scène la victoire de la barbarie dans cette lutte, aliénant à son contact tous les êtres. Lors de la partie finale avec Czentovic, l’inconnu devient lui-même agressif. À mesure que le jeu progresse, il se transforme en provocateur violent, et son intelligence se mue en folie. Cette partie devient l’affrontement de "deux ennemis qui avaient juré de s’anéantir réciproquement". Czentovic exploite les faiblesses de son adversaire et, percevant sa hâte, joue avec lenteur et à intervalles réguliers pour ébranler ses capacités. Le champion se transforme peu à peu en bourreau, opérant selon une stratégie froide et mécanique, à l'instar des tortionnaires nazis. Sur un plateau de jeu, le miroir du monde. 



Entre constat d'échec et espoir

C’EST INDÉNIABLEMENT L'AVEU d’un désespoir que Zweig livre dans Le Joueur d'échecs. Celui de voir "l'esprit voué à la défaite face à la brutalité du pouvoir", et d’envisager la victoire de la force nazie sur les valeurs qui furent sa raison d’être. De fait, écrit en 1942, l’ancrage et les références historiques ne font aucun doute : "C'est une histoire assez compliquée, et qui pourrait tout au plus servir d'illustration à la charmante et grandiose époque où nous vivons", ironise l’inconnu.

LE CONSTAT DE ZWEIG est sans appel : la brutalité l'emporte sur l'esprit, et une nouvelle humanité incarnée par Czentovic, privée de toute compassion, émerge. Pour celui qui avait cru toute sa vie à la supériorité de l'intelligence, au progrès et en l'importance de la sensibilité, le fait que l’ignorance de toute dignité humaine puisse venir à bout de l'esprit est insupportable. Comme si la puissance de l’imaginaire et l’esprit de créativité n’étaient plus des réponses suffisantes à ce fléau. Le pessimisme de l'auteur, exilé et observateur lointain de son monde anéanti, le poussera au suicide. "Le monde de mon langage a disparu pour moi et ma patrie spirituelle, l'Europe, s'est détruite elle-même. Mais à soixante ans passés, il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d'errance. Aussi, je pense qu'il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde. Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l'aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux."

POUR AUTANT, la fin de la narration laisse entrevoir un faible espoir. Comme si, avec cette ultime partie d’échecs, Zweig avait voulu donner à une société anéantie l'occasion de prendre sa revanche. Même si l'inconnu est perverti par les épreuves de la solitude et de la frénésie et qu’il abandonne la partie de peur de sombrer à nouveau dans la folie, il remporte une victoire sur le jeu auquel il refuse de sacrifier son esprit. Il fuit donc devant l’adversaire à qui est laissé le dernier mot : "Pour un dilettante, ce monsieur est en fait très remarquablement doué.Un mot dans lequel résonne étrangement une forme de sentiment humain dirigé vers l’autre, comme une sorte de reconnaissance, un infime espoir, que Zweig lègue en guise de testament.


E. C.
---------------------

à Paris, le 25/01/2013

Le Joueurs d’échecs, de Stefan Zweig
Jusqu’au 24 avril 2013
Mise en scène de Yves Kerboul
Avec André Salzet
Comédie Saint-Michel
95 boulevard Saint-Michel 75 005 PARIS
Durée : 1h15
Mar.-Merc. 20h
Tarif plein : 24 €
Tarif réduit : 18 €
Rens. : 01 55 42 92 97


 


D`autres articles de la rubrique Scènes

Analyse : le théâtre d`objet

Exposition : Danser sa vie, au Centre Pompidou, jusqu`au 2 avril 2012.