LONGTEMPS TRAITÉ EN ART MINEUR, celui du corps en mouvement a pourtant été un pivot de la révolution esthétique moderne. Avec des pionnières comme Loïe Fuller et Isadora Duncan ou le génie d'un Vaslav Nijinski, une rupture sans précédent a eu lieu dans la danse depuis les années 1900 jusqu'aujourd'hui, bouleversant à sa suite et de façon décisive les arts visuels. Deux mille mètres carrés, 21 salles, près de 450 œuvres réunies tous médiums confondus : l'ambitieuse exposition Danser sa vie de Christine Macel et Emma Lavigne, actuellement au Centre Pompidou, est une proposition de voyage sans précédent au cœur d'un siècle de danse.
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Par Marion Genaivre
LONGTEMPS, LA DANSE EST RESTÉE sans assignation dans le réseau de différences et d'identités que constituait l'ensemble des autres arts. Et pour cause : elle produit des "objets" évanouis sitôt que montrés, contrairement au théâtre, où le texte reste. Or cette inconsistance, qui l'a tenue minorée jusqu'au tournant du siècle dernier, la révèle peut-être précisément comme un art originaire, un art d'avant l’éparpillement empirique des arts. L'exposition du Centre Pompidou Danser sa vie, pour rassembler largement la danse qui éclot hors du système classique à partir de 1900, reconduit à cette évidence que la danse est avant tout l'art du corps retrouvé.
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Mais est-ce qu’ils dansent vraiment ?
C'EST SANS DOUTE avec un peu d'irritation, peut-être non révolue, que les premiers spectateurs de L'Après-midi d’un Faune (1912) de Vaslav Nijinski ont dû se poser cette question. Inspiré par les poses antiques représentées sur les vases grecs − au point de rendre la chorégraphie physiquement redoutable – le danseur crée une représentation au caractère plastique inattendu. L'autre raison de cette irrésistible stupeur devant le corps ex-tendu du Faune tient à son érotisme non dissimulé, témoin d'une nouvelle conception de la corporéité. Le tournant s'opère avec la pensée visionnaire de François Delsarte qui, dès les années 1850, réinscrit le corps dans une unité vie-âme-esprit. Cette réunion du corps et de l'esprit, qui marque une rupture décisive avec le cartésianisme, avait été prophétisée par la philosophie nietzschéenne, basée sur une critique du dualisme. Dans les Fragments posthumes (1885-1887), Nietzsche, qui fut l'un des auteurs de référence de Nijinski, appelle à un renversement des hiérarchies, affirmant que le corps est "un phénomène plus riche, plus explicite, plus saisissable que celui de l'esprit. Il faut le placer au premier rang, pour des raisons de méthode, sans rien préjuger de sa signification ultime." (1)
C'EST AINSI QU'APPARAÎT, dès les années 1910, le désir d'exprimer une subjectivité marquée par l'extase, qu'elle soit liée à l'érotisme ou, dans une tonalité plus mystique, à un retour au primitif, à la nature et à la fusion avec le cosmos. Il s'agit pour les danseurs de l'expressionnisme allemand, tels que Rudolf Laban ou Mary Wigman, d'exprimer l'intangible au moyen du mouvement corporel. Dans son premier solo, conçu en 1914 au Monte Verità, Hexentanz [Danse de la sorcière], Wigman exprime toute entière une exaltation ambigüe. Elle compose une possédée habitée par la puissance qui sourd dans la civilisation. Dans les films postérieurs ou dans les photographies de Charlotte Rudolph transparaît l'intensité du personnage, enivré par son propre rythme, oscillant entre déréliction et souffrance. Une ardeur qui a fasciné deux des plus grands peintres de l'expressionnisme allemand, Emil Nolde et Ernst Ludwig Kirchner, dont l'ivresse picturale, les couleurs vives et saturées apportent un peu de gaîté franche au parcours.
FASCINATION, MAIS AUSSI DÉSŒUVREMENT. Car il existe, à l'égard de la danse, certaines attentes et certaines images historiquement déterminées quant à la manière dont la danse doit paraître, à ce qu'elle doit faire, et, bien sûr, à ce que doit être le rapport au corps. Ces enjeux reviennent sans cesse et relèvent de la complexité du phénomène dansant, lui-même constamment en transformation entre technicité et liberté. D'où cette irritation quasi inhérente à la danse dite contemporaine : mais est-ce qu'ils dansent vraiment ? Sont-ils vraiment inscrits dans la forme et la pratique de mouvement qu'on a voulu identifier comme étant de "la danse" ? De fait, la danse concentre et consacre aujourd'hui une grande énergie créatrice au corps critique, au corps comme lieu de résistance contre les codifications culturelles.
VIBRANT TÉMOIN PRÉCURSEUR, Pina Bausch, dont il y a trente ans le travail faisait scandale. L'artiste appliquait pourtant tous les paramètres que la danse contient d'habitude (technique, situation scénique, présence juvénile), mais elle les plaçait dans un contexte radicalement différent, remettant en cause les relations entre les sexes, examinant la violence. Dans le Sacre du Printemps (1975 – représentation donnée en 2010 à l'Opéra national de Paris) les danseurs sont jetés à corps perdus sur une scène couverte de tourbe. A corps perdus pour un corps retrouvé, car tout, du souffle court au bruit de chair frappée et à la sueur, reconduit à un corps qui ne se cache plus derrières les belles perpendiculaires du classique. Pina Bausch questionne l'élan vital jusqu'à l'éreintement, jusqu'au sacrifice. Et elle utilise avant tout, pour cela, le corps en tant que corps individuel. Révolutionnaire pour le théâtre bourgeois, cette présence du corps, sorti d'un système déterminé de stylisation, s'est imposée relativement vite.
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Déduite de la vie même
C'EST AINSI QUE PAUL VALÉRY se représentait la danse. Et c'est ainsi qu'Isadora Duncan (lire notre article sur l'exposition Duncan au musée Bourdelle) lui donne raison. Dans un film furtif, Duncan dansant dans un jardin (vers 1920), la jeune femme offre son large sourire sur une danse tressée de mouvements trépidants et ondoyants. Une force vive qu'Antoine Bourdel a su capturé dans treize "croquis pris au vol", au fil desquels Isadora, pourtant prise dans l'encre violette et couchée sur le vélin, semble encore danser. Cette exubérance, cet esprit dionysiaque libéré par Nietzsche ne s'essouffle pas puisqu'il se retrouve bien plus tard chez un artiste comme Thierry de Mey. Dans In violence et Water (2000), le chorégraphe laisse danser des corps à demi-nus, où beaucoup est donné à voir, du clavier des côtes au jeu de muscles, des frissons de l'épiderme aux sursauts que se renvoient l'abdomen et les omoplates. La danse contemporaine semble interroger sans cesse les conditions de fonctionnalité du corps, en montrant précisément un corps qui se désorganise. Ainsi le corps se révèle-t-il comme un espace des possibles, de la métamorphose, de l'événement. La résistance de ce corps contre l’état figé du produit fini, contre une certaine logique de productivité, révèle une puissance originaire qui ne le retient jamais de prendre d’autres formes de vie. Auguste Rodin, qui sculpta lui-même le mouvement dansé, considérait d'ailleurs la souplesse comme la possibilité de plusieurs vies.
PARFOIS CES POSSIBILITÉS atteignent la sensation de l'inhumain, franchissent les frontières de certaines morphologies archaïques ou se transforment en automate. De nombreux artistes explorent ces dimensions machiniques. Les prémices se trouvent peut-être chez Loïe Fuller et ses ballets cinétiques. Avec l'avènement de l'éclairage électrique, l'égérie américaine produit sa Danse serpentine (1897-1899) au cours de laquelle elle fait disparaître son corps sous un voile de plusieurs mètres. Illuminée par des projecteurs latéraux, elle le fait virevolter en tournoyant sur un carré de verre rétro-éclairé. L'image d’une orchidée géante colle à la rétine. L'impact sur les artistes est considérable. Elle inspire le futurisme, qui fait fleurir d'autres nouveautés, en allant jusqu'à transposer le corps humain en marionnette. Fortunato Depero crée les Ballets plastiques (1918), où décors et marionnettes font partie intégrante de la fantaisie, au même titre que le danseur. Bien plus tard, Oskar Schlemmer, figure emblématique de l'institut du Bauhaus en Allemagne, crée le Ballet triadique (1969) et la Stäbetanz (Danse des Bâtons, vers 1977). Le corps humain est revêtu de formes mathématiques et rejoue la biomécanique. Quand il ne rencontre pas tout simplement un robot-danseur, comme chez Nicolas Schöffer, qui crée avec Astronomie (1968) une œuvre dynamique sur chorégraphie de Maurice Béjart.
AUTANT D'ŒUVRES QUI POUSSENT la recherche de l'abstraction si loin qu'elle reconduit les générations suivantes à l'élémentaire. Si la danse est déjà en germe dans la vie même, elle s'en détache cependant suffisamment pour se différencier. Travaillant à même la vie, prise dans la même étoffe, antérieure à toute spécification technique, la danse d'Olafur Eliasson, qui crée Movement microscope pour l'occasion de l’exposition, ou avant lui celle du Judson Dance Theater, ne fait que prolonger les déplacements les plus simples, décompose les mouvements pour favoriser leur prolifération. Pourtant, l'écart est absolu. La danse se détache du monde des gestes pratiques où l'anticipation du but signale toujours déjà l'achèvement du mouvement. Comme art, elle est subversion du lien à l'utile. En tant qu'elle est une actualité sans produit, d'aucuns y voient le présent vivant de tout art. Chez Paul Valéry, encore, le poème n'existe qu’à être lu, qu'à être réactivé dans le présent d'une récitation. Il est en lui-même infini, toujours à remettre sur le métier, ne trouvant jamais de terme, sinon, au même titre que la danse, par accident. Des peintres aussi ont laissé voir la danse à l'origine de leurs œuvres. Les réalisations de Jackson Pollock ou de Kazuo Shiraga illustrent combien celles-ci peuvent n'être que des cas particuliers d’une certaine idée générale de la Danse. Un rapprochement saisissant du fait de cette commotion avec un autre élément originaire, dont l'exposition permet de saisir l'omniprésence, celui du sol.
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L’expérience de l’échappement
LA TERRE, CE LIEU SOLIDE où piétine la vie ordinaire, est bien cet autre objet où s'annonce l'extériorité de l’espace. Le sol est immédiatement intégré à l'intimité de la sensation. Il transforme le sentiment de son corps en ensemble différencié de pesanteurs vécues. Réinvesti, pris comme champ opératoire, il permet la "danse du dripping" de Jackson Pollock, les Anthropométries d'Yves Klein (1960) et les calligraphies chorégraphiques de Kazuo Shiraga, luttant contre une masse d'argile. Dans It’s a Draw (New york, 2002), Trisha Brown invente un corps sismographe et conclue : "Je déplace le corps comme je déplacerais un crayon." Un danser dessiné que William Forsythe s'approprie également dans ses Improvisation Technologies (2011), où, debout cette fois, le chorégraphe danse comme on dessine une ligne, un point, une courbe.
PEUT-ÊTRE L'INTÉRÊT DU PUBLIC et des autres arts pour la danse contemporaine est-il si grand qu'il s’agit justement de montrer des corps qui ne peuvent pas être possédés et qui ne se possèdent sans doute pas tout le temps. La danse produit des effets, et comme faits et comme relations, qui disparaissent toujours. Ainsi échappe-t-elle un peu au sens et à la matérialité. Cette "production de rien", comme l'exprime le critique de danse Franz Anton Cramer, est une expérience unique offerte par la danse. Il n'est pas anodin que la performance contemporaine émerge, notamment, en réaction à la société du spectacle, à la marchandisation de l'image du corps. Elle ouvre un espace pour la vie non-soumise. Ce qui vient alors naît de certains états corporels privilégiés, où le corps cesse d’être le simple organe de l’action mais se vise lui-même. Dans cette visée, et comme paradoxalement, le danseur et la danseuse explorent les ressorts de l’organicité d’un corps souvent voué au refoulement. Malgré son apparente frénésie d'espace, la danse trouve ses replis dans un corps libéré par un mouvement de déprise qui le rend à lui-même.
M. G.
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à Paris, le 14/03/2012
Danser sa vie - Art et danse de 1900 à nos jours
Jusqu'au 2 avril 2012
Centre Pompidou
Place Georges Pompidou
75004 Paris
Tlj (sf Mar) 11h-21h
Tarif plein : 12€ ou 10€, selon période
Tarif réduit : 9€ à 8€, selon période
Rens. : 01.44.78.12.33
(1) F. Nietzsche,
Fragments posthumes (1885-1887), in
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. XII, 1979, 1, 40
Crédits photos et légendes :
Vignette de la page d'accueil : Performance painting #2, Nicolas Floc’h, 2005. Interprète Rachid Ouramdane. Édition 1/3 Reims, Frac Champagne-Ardennes © Adagp, Paris 2011
Photo 1 : Nijinsky à mi-corps, tenant une grappe de raisins, Adolphe (baron) De Meyer, 1914. Epreuve photomécanique (collotype). Collection Musée d’Orsay, Paris
Photo 2 : Paper Dance, Parades and changes, Anna Halprin, 1965. Film 1995. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris © Jacqueline Caux
Photo 3 : Mary Wigman dans Hexentanz, Charlotte Rudolph, 1926. Photographie Wichtrach/Berne, Galerie Henze & Ketterer & Triebold
Photo 4 : Maurice Béjart et Spatiodynamique 16 de Nicolas Schöffer,Yves Hervochon, 1953. Épreuve gélatino-argentique. Paris, Archives Eléonore de Lavandeyra Schöffer
Photo 5 : Le Saut de Palucca, Charlotte Rudolph, vers 1922-1923. Bromure d’argent sur papier légèrement citronné des années 1825. Collection Centre Pompidou, Musée national d’art moderne. Photo : Adam Rzepka, Centre Pompidou. Diffusion RMN © Adagp, Paris 2011