VINGT ANS après avoir prêté ses traits au Vicomte de Valmont sur grand écran dans une adaptation de Stephen Frears, John Malkovich renoue avec l'un des plus célèbres romans épistolaires français : Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Mais cette fois-ci, c'est lui qui met en scène au Théâtre de l'Atelier, à Paris, et c'est le jeune comédien Yannick Laudrein qui prête ses traits à Valmont.
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Par Asmara Klein
LONGUEMENT, AVEC DÉLECTATION, admiration, dévotion, Madame Merteuil, la Marquise, se dévisage dans le miroir de sa coiffeuse. Elle s'apprête à se soumettre à sa toilette matinale, une longue et fastidieuse cérémonie. Son meilleur ennemi, le Vicomte de Valmont, suit le même rituel strict, méticuleux, presque pédant, jusqu'à ce que les deux personnages franchissent, chacun dans ses appartements respectifs, le seuil de la chambre à coucher, portés par la satisfaction orgueilleuse de se savoir irréprochables. Ainsi démarre le long métrage de Stephen Frears.
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Frivole
RIEN DE TOUTE CETTE CÉRÉMONIE GLACIALE au théâtre de l'Atelier. Ici, les personnages s'embrassent, se donnent des accolades, s'adonnent au smurf, rient ensemble, fixent les spectateurs, qui s'agitent encore pour trouver leur place et déposer leurs manteaux. Détendus avant le lever de rideau, ils se donnent à voir tels qu'ils sont : affectueux, généreux, espiègles, curieux. D'ailleurs, leurs costumes sont brodés de transparence. Ce sont des pièces en friche ou peut-être en devenir. Des paniers non-drapés portés sur des jupes courtes ou un pantalon, dans le cas d'une Merteuil aux airs de féministe vouée au noir. Des morceaux de tissus et de vêtements associés nonchalamment, un jean serré avec une chemise fleurie sous une longue veste de velours pour Valmont, une robe aux froufrous rose et une petite laine au motif nordique moderne pour Cécile de Volanges. Il n'y a pas de règles, seulement les envies d'un John Malkovich qui souhaite montrer ce que les personnages des Liaisons dangereuses ont de plus humain, de plus touchant - et aussi de plus sauvage. La pièce s'enrobe d'une ambiance légère et frivole, d'autant plus déconcertante que l'histoire du couple de courtisans Valmont-Merteuil reste d'une cruauté indicible. "Le vrai drame, c'est que les gens rient alors que les acteurs font des choses horribles, comme au moment du viol de Cécile", souligne Yannick Landrein, qui interprète Valmont.
PROVOQUER, ENCORE ET TOUJOURS. A sa publication en 1782, ce roman de mœurs avait choqué ses contemporains, qui ne le trouvaient pas suffisamment moral. Car bien que Merteuil et Valmont soient punis pour avoir sciemment ruiné la réputation et la félicité de leurs victimes, les bons ne s'en sortent pas pour autant : Madame de Tourvel meurt, Cécile retourne au couvent, le chevalier de Danceny s'exile à Malte. En 2012, John Malkovich veut relever ce défi d'exalter les esprits, de titiller les certitudes. Ses acteurs sont jeunes, à l'image des personnages originaux. Comme dans la savoureuse adaptation de l'ouvrage par Robert Kumble en 1999 (Cruel Intentions, avec Sarah Michelle Gellar et Ryan Philippe), Malkovich a pris le parti de situer l'action dans notre monde contemporain. Les personnages ne s'écrivent plus des lettres mais préfèrent pianoter sur des téléphones portables ou des claviers de tablettes numériques pour saisir au vol leurs pensées ou laisser une trace pixélisée de leurs exploits. Ils, plutôt elles en réalité, se dénudent avec désinvolture sous les regards d'un public gêné et surtout sous le regard actif des autres acteurs.
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Solaire
CAR TOUS SE TROUVENT constamment sur le plateau. S'ils ne jouent pas, ils sont assis autour de la scène. Ils sont donc présents lorsque l'on parle d'eux et n'hésitent pas à réagir discrètement par un sourire, un haussement d'épaule, un léger cri. Au-delà de l'effet de distanciation brechtien, Malkovich utilise ce ressort pour accentuer la perversité des intrigues de Merteuil et Valmont. "Personne n'est naïf, tout le monde sait ce qui se passe et cela rend les choses d'autant plus cruelles. Cela participe également du jeu de société où la scène devient un plateau de jeu entre les protagonistes. C'est plus pervers mais plus ludique aussi", souligne Yannick Landrein.
ET PUIS, il y a ces improvisations, nombreuses et délicieuses. Lorsqu'un portable sonne dans la salle alors que le Chevalier Danceny demande un conseil à Valmont au sujet de son élève de musique, Cécile de Volanges, cela en présence de la Marquise de Merteuil, le Vicomte réagit avec naturel, sort son propre téléphone et s'étonne à voix haute : "Tiens, je pensais l'avoir éteint pourtant." "Les improvisations apportent une autre tension", explique le comédien. Au fil des répétitions, les acteurs ont fixé ensemble, sous la direction de John Malkovich, les règles du jeu : "Pendant un mois, nous avons défini les intentions et les enjeux de la pièce, les pièges à éviter, la hiérarchie des émotions de chaque personnage. John nous laissait beaucoup de liberté pour cela et cette liberté se retrouve à présent sur le plateau."
LIBRE DE POUVOIR S'APPROPRIER son personnage à sa guise, Yannick Landrein a pu se dessiner un vicomte à visage humain, plein de charme. "Je voulais faire ressortir tout ce que l'on n'attendait pas de ce personnage : toute son humanité, sa bonté, son aspect solaire. Je trouvais que le contraste avec ses actes odieux en avait d'autant plus de saveur." Tout à l'opposé, donc, du Valmont joué par John Malkovich en 1988 qui, rongé par son machiavélisme, n'esquisse de sourire que pour saluer la réussite de ses plans de vengeance. Différent, également, du vicomte romanesque que le lecteur ne peut connaître qu'à travers sa plume virtuose de duplicité. Il a fallu creuser la matière du personnage, "le rendre plus brillant que ses écrits. C'est là que commence le théâtre", confie le comédien qui, tel un super-héros moderne, ne quitte jamais son costume, même pour les scènes compromettantes. Mais c'est en héros grec classique que la mort l'emportera.
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Palpitation
LE SORT DE LA MARQUISE DE MERTEUIL est tout aussi tragique puisqu'elle est forcée de rendre tous ses artifices. Privée du cynisme glacé qu'elle s’était forgé des années durant pour user des gens comme bon lui semblait et redevenue un être sensible, elle n'a désormais que ses yeux pour pleurer l'enfer qui l'attend. Celui de vivre esseulée, exilée, défigurée comme nous le conte une dernière lettre de Madame de Volanges écrite à la vieille tante de Valmont, Madame de Rosemonde. Dans cette ultime correspondance, Madame de Volanges fait écho au titre de l'œuvre en déplorant les "malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse". Pourtant, Yannick Landrein, en tire, quant à lui, une autre lecture. "Une liaison dangereuse est la plus belle définition que l'on puisse espérer de l'amour. Aller chercher le danger, l'endroit où ça palpite, où ça fait vibrer, c'est ce que Valmont a fait et c'est pour cette raison qu'il a eu une vie excitante."
A.K.
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à Paris, le 02/03/2012
Les Liaisons dangereuses
Jusqu'au 30 juin 2012
Mise en scène de John Malkovich
Avec Yannik Landrein,
Julie Moulier, Jina Djemba, Rosa Bursztejn, etc.
Théâtre de l'Atelier
1 Place Charles Dullin
75018 Paris
Mar-Ven 20h / Sam-Dim 16h et 20h
Tarifs : 10€, 15€, 25€, 32€, 38€
Rens.: 01.46.06.49.24