L`Intermède
Beckett, Oh les beaux jours, En attendant Godot, Madeleine Renaud, Catherine Frot, Pierre Banderet, Marc Paquien, Théâtre de la Madeleine, critique, analyse, beckett, frot, catherine, madeleine, paris
ALORS QUE D'AUTRES ŒUVRES de Samuel Beckett (1906-1989) comme En attendant Godot (1953) ont fait l'objet d'innombrables interprétations et analyses, sur Oh les beaux jours en revanche , dont le titre français a été emprunté au Colloque sentimental de Verlaine, la critique s'est souvent concentrée uniquement sur les performances des comédiennes. Le sens de la pièce est tributaire de la prestation de celle-ci, d'autant que Beckett lui-même avait une idée extrêmement précise de la manière dont il voulait que le rôle soit joué. Une gageure, dès lors, pour toutes celles qui se sont risquées à interpréter le personnage principal de la pièce. C'est à une lourde tâche que s'attelle donc Catherine Frot jusqu'au mois de mars au Théâtre de la Madeleine, à Paris, dans une mise en scène de Marc Paquien.

Par Emilie Combes 
 
QUARANTE-NEUF. C'est le nombre d'années qui séparent la première représentation en France du texte de Samuel Beckett – immortalisée par la prestation de Madeleine Renaud – et la représentation proposée par Marc Paquien. Mais c'est également l'âge de transition entre "la force de l'âge" et "l'âge mûr" : celui du personnage beckettien. A 55 ans, Catherine Frot a l'âge du rôle tel que le dramaturge l'avait mis en scène en 1961 lors de la première à New York et joue aujourd'hui le personnage qu'elle rêvait d'interpréter, emballée par la prestation de Madeleine Renaud depuis ses 19 ans, qu'elle qualifie de "théâtre avec un grand T". Aujourd'hui, elle se sent prête à endosser ce "grand rôle", à la fois "si vivant et si simple" et revêt à son tour les traits de Winnie avec naturel et aisance. Son visage à la fois poupin, clownesque et ingénu colle tout à fait à l'univers beckettien.


Couple dissymétrique

SUR SCÈNE, UNE FEMME DORT, enlisée jusqu'à la taille dans un mamelon. Avec Beckett, la représentation s'éloigne du théâtre classique ou de la farce mouvementée débutant in medias res. Car l'intrigue ici se fonde sur un rien. Ou plutôt, des questionnements : celui de l'immobilité d'une part, et surtout du temps qui passe et face auquel les seuls atouts du personnage seront les mots et les objets. Le spectateur ne le sait pas encore, mais sur scène la femme n'est pas seule. Son pendant masculin se trouve vautré au bas du monticule, hors du champ de vision. Ses rares prises de paroles le feront paraître bougon, taciturne et lassé de la candeur joviale propre à Winnie. Si Willie est quasiment invisible tout au long de la pièce, il n'en est pas moins présent et forme un couple avec Winnie. Dès les premières manifestations de ce dernier, leur relation parait indéniablement marquée par Beckett, Oh les beaux jours, En attendant Godot, Madeleine Renaud, Catherine Frot, Pierre Banderet, Marc Paquien, Théâtre de la Madeleine, critique, analyse, beckett, frot, catherine, madeleine, parisune certaine dissymétrie tant dans leur discours que dans leur posture. A l'excessive dépendance de Winnie à l'égard de son époux répond la vonté manifeste de celui-ci de l'ignorer. Et pourtant, leurs deux noms à peine distincts suggèrent déjà une forme de dédoublement, ou du moins les rend inséparables.

VIEUX MUFLE ENFERMÉ DANS SON JOURNAL qui ne lui apporte que des informations inutiles, Willie ne concède à sa partenaire que des réponses minimales et sèches voire brutales qui contrastent avec les encouragements, les sollicitations et les remerciements affectueux de Winnie. Il reste avachi durant toute la pièce et même lorsqu'à la fin il tente une apparition au devant de la scène, il ne peut que se traîner sans se tenir debout, et semble envier la position de Winnie, placée au centre sous les feux des projecteurs, comme si Willie regrettait le fait de ne pas être pleinement un personnage, de n'avoir que le second rôle. Dès lors, sa tentative d'ascension à la fin de la pièce n'est peut-être ni une tentative d'attraper le révolver qui gît à côté de Winnie, ni de monter voir cette dernière, mais peut-être le désir de devenir à son tour le centre d'intérêt, l'espace d'un instant.


Le risque du silence

TOUT AU LONG DE LA PIÈCE, Winnie dévoile son angoisse face à l'idée de perdre son partenaire. Elle a besoin de lui pour continuer sa journée et jouer son personnage. Il lui suffit juste de savoir qu'il est présent. Elle n'a pas besoin de l'entendre, juste de savoir qu'il vit, ce qui lui permettra de commenter ses actes, sans même qu'il ne lui réponde. Ses remerciements pour le moindre signe qu'il donne sont à la mesure de l'angoisse qu'elle éprouve à l'idée de le perdre. C'est la possibilité de parler qui constitue le véritable objet de son discours et elle doit s'assurer que cette possibilité reste ouverte. Les appels de Winnie scindant le nom en deux : "Wil-liie !", résonnent dans la bouche de Catherine Frot comme une pulsion, révélatrice à la fois de son anxiété et de sa volonté de vivre mais aussi de maintenir Willie en vie. Car même quand elle ne l'interpelle pas et qu'elle prononce seulement son nom dans une phrase, ce dernier retentit comme un appel passionné et pulsionnel. Ce que semble dire Beckett, ce n'est donc pas l'impossibilité de communiquer, puisque Willie répond et réagit quand il le veut, mais ce serait plutôt l'expérimentation des limites de la parole. Le silence est un risque. Les personnages en ont peur et se trouvent contraints de traduire le vide, le rien, le néant… l'innommable.

S'ILS ONT PEUR DU SILENCE, c'est qu'ils ont peur de tarir, de la solitude. Aussi, même quand elle ne parle pas à Willie, Winnie se parle à elle-même, et révèle à voix haute sa voix intérieure. Ce sont les enjeux de la parole et du silence qui vont faire exister ces deux âmes sur scène. A partir du moment où ils sont contraints de rester sur scène, ils se doivent de pratiquer la parole dans un rapport à l'autre ou au spectateur. Mais dans une logique d'amoindrissement, les répétitions de Winnie "plus pour longtemps…" témoignent de sa lucidité et du fait qu'elle est consciente de la disparition de sa propre parole. La pièce devient le lieu même d'une parole qui refuse le silence, tout en le posant comme devenir.


Rien ne se passe

PRINCIPE COURANT VOIRE ATTENDU chez Beckett, c'est par une sensation d'enfermement et d'attente que débute la représentation. Pour le dramaturge, Winnie est un "être en apesanteur que la terre cruelle dévore". La première vision de la scène, c'est en effet ce monticule grisâtre, dense, inamovible et consistant qui va rapidement créer un sentiment de claustration. Le metteur en scène a substitué à la terre ce qui s'apparente à une coquille d'huître dans un univers désertique proche d'une plage rocheuse et enneigée, avec en toile de fond une étendue à la fois dégagée et cloisonnée par une barrière rocheuse… Ce décor, infiniment clos et aux aspects oxymoriques, peut tout autant être perçu comme un décor maritime, rocheux ou encore volcanique dans la mise en scène de Marc Paquien. Le pari Beckett, Oh les beaux jours, En attendant Godot, Madeleine Renaud, Catherine Frot, Pierre Banderet, Marc Paquien, Théâtre de la Madeleine, critique, analyse, beckett, frot, catherine, madeleine, parisde la multitude de sens - cher à Beckett - est donc réussi, tout comme le traitement de thèmes récurrents dans le théâtre de l'auteur irlandais : l'infirmité, la chute, ou encore l'impossibilité d'avancer et de parvenir à une fin.

À LA QUESTION DE L'IMMOBILITÉ vient rapidement s'ajouter celle de l'action et du temps qui passe. "Tu ne changeras jamais. Il n'y a jamais aucune différence entre une fraction de seconde et la suivante", affirme Winnie. Et pourtant, Oh les beaux jours, sorte de poème métaphysique, porte le poids de cette problématique : la question du temps, et de son passage… inexorable, impalpable. Si Winnie se persuade qu'elle ne change pas, c'est qu'elle semble ancrée dans une sorte de rituel qui reproduit chaque jour un perpétuel présent. Même lorsque le temps a passé, comme entre l'acte I et II, elle ne change presque rien à son discours. Frot donne une Winnie burlesque et touchante, à la limite du pathétique, qui se passionne et s'intéresse pour un rien dans un élan désespéré pour remplir le temps qui passe. Dans l'espace-temps beckettien, le mouvement est inexistant, comme si cet univers dramatique ne tolérait aucun événement, puisque la seule "action" de la pièce, à savoir l'apparition de Willie de face, est en fait un "faux-événement", le personnage échouant pitoyablement dans sa tentative d'ascension.

LA VIE DES PERSONNAGES se cantonne  dès lors à l'apparition d'événements infimes : lire l'inscription sur le manche de sa brosse à dent, se coiffer, sortir son ombrelle… Cette vie se niche dans une poignée d'objets dérisoires et de babioles, tous rassemblés au sein d'un cabas noir placé au côté gauche de Winnie. Ces objets apparaissent comme la dernière trace d'un monde, tout comme les réminiscences de vers ou de paroles apprises qui résonnent comme d'ultimes traces de vie. Pour la comédienne, le jeu est rythmé par ces objets. Ils se substituent aux événements et ont le pouvoir d'organiser le temps. C'est autour d'eux également que s'organisent des fragments de dialogues ou de monologues, à l'instar de ceux que susciteraient les aventures dans le théâtre classique. Grâce à eux, quelque chose se passe sur scène, et Winnie n'est pas obligée de restée droite, face aux spectateurs, "les lèvres rentrées".


Mélopée poétique

LE COUPLE DE WILLIE ET WINNIE offre l'image d'une humanité végétative. Ces êtres faits de restes et de décombres ne parviennent jamais à formuler leur propre ruine. Winnie s'obstine ainsi à célébrer les jours qui passent et à se réjouir : "Ça que je trouve si merveilleux !" Elle saura trouver dans ses colifichets, dans les événements les plus frivoles comme le passage d'une fourmi, et dans les fragments de souvenir, une source de jouissance et de volupté. Winnie ne se présente pas comme une suppliciée : elle dit et répète qu'elle ne souffre pas ou, tout au plus, qu'elle manque d'allant. Cet émerveillement systématique révèle qui plus est que Winnie n'est pas dans des dispositions nécessaires à la communication mais qu'elle est murée dans le déni de la réalité.

FACE AU TEMPS QUI PASSE et à son acharnement quasi vain pour combler ce vide, par le langage ou par le geste, c'est l'ironie et l'humour noir de Beckett qui jaillissent. Ainsi Winnie, immobile, dans une situation d'impuissance, vouée à mourir séchée dans ce désert où le soleil brûle, reste pourtant d'humeur joviale, s'enthousiasmant dès que le réveil sonne sur "le beau jour encore que voilà" et sur cette journée qui s'annonce paradoxalement "divine". L’ironie se trouve alors dans la présence de cette candeur poétique avec laquelle Winnie observe et contemple le monde, à la fois digne et lucide face à l'inéluctable. Ce que le dramaturge Alain Badiou a souvent dit : "Il faut jouer Beckett dans la plus Beckett, Oh les beaux jours, En attendant Godot, Madeleine Renaud, Catherine Frot, Pierre Banderet, Marc Paquien, Théâtre de la Madeleine, critique, analyse, beckett, frot, catherine, madeleine, parisintense drôlerie, […] et c'est alors seulement qu'on voit surgir ce qui de fait est la vraie destination du comique […] : un amour puissant pour l'obstination humaine, pour l'increvable désir, pour l'humanité réduite à sa malignité et à son entêtement."

BECKETT DÉROULE UNE ÉCRITURE vertigineuse qui laisse le spectateur comme l'acteur sombrer dans une multitude de possibilités. Catherine Frot prend les choses le plus simplement possible, choix d'interprétation qui rend toute leur puissance aux mots, sans les parasiter par un jeu de scène ou de mime trop envahissant qui prendrait le pas sur les jeux de mots, de langage et de signification. Si le texte ne veut pas se laisser saisir, il faut alors se laisse couler dedans, et le laisser envahir l'espace. Fidèle à Beckett et au texte théâtral, Marc Paquien confie qu'il faut "traiter la page d'écriture comme une partition musicale ou une composition géométrique. C'est-à-dire qu'en se laissant couler dans la mécanique de la didascalie, surgit de la musique. Et cette musique, c'est la "voix humaine" […], les signes essentiels de la vie".

CERTAINES RÉPLIQUES PLANENT et reviennent en écho comme des refrains mystérieux et musicaux dont le sens premier ne fait pas forcément obstacle mais au sujet desquelles le destinataire s'interroge sur leur portée, leur signification et leur place dans le discours. Tout en se laissant involontairement bercer par cette écoute musicale créée par le texte lui-même, le spectateur contemple l'invisible qui prend corps. Les célébrations de Winnie dévoilent une sorte d'élévation lyrique ou d'éloquence plus émotionnelle et exclamative rendue par la voix de Catherine Frot qui se joue du rythme. Naturellement, l'actrice scande les phrases, les ponctue et les découpe, mettant en valeur les différents segments. Élévations lyriques, les célébrations de Winnie s’apparentent également à des incantations et à des chants. "Cette femme s’enfonce en chantant…" écrivait Beckett. La pièce s'achève d'ailleurs par un extrait de La Veuve joyeuse, valse très célèbre qui fut longtemps considérée comme un emblème populaire de la passion ou du moins de la rencontre amoureuse et surtout nouveau refuge contre le silence et prétexte pour faire semblant de vivre.


Mouvement perpétuel

POUR L'UNIVERSITAIRE JEAN-JACQUES MAYOUX, le temps chez Beckett est vécu comme "une hémorragie continuelle de l’existence". Comme si à l'impossibilité de l'événement correspondait la structure circulaire de la répétition. Pourtant, quelque chose se passe. Les deux actes ne sont d'ailleurs pas symétriques : le second, plus court, se veut plus inquiétant et sinistre. L'enlisement de Winnie dans son monticule se fait plus prononcé, la luminosité sur scène s'assombrit et reviennent de façon incessante les mêmes gestes et les même paroles. Comme si soudain les personnages sur scène se retrouvaient isolés et enfermés dans un cycle infini et itératif annonçant une fin qui ne surviendra pas. Dès lors, le sourire laisse place à l'inquiétude et à l'interrogation, et l’ultime mouvement de Willie, attendu durant le déroulement entier de la pièce, devient comme un sursaut de désespoir. Le personnage, qui s’est déplacé vers le devant de la scène, et Winnie, enlisée jusqu'au cou, offrent le portrait d'une humanité qui tend vers son inexorable amoindrissement dans une permutabilité des moments vécus ou à vivre.

Beckett, Oh les beaux jours, En attendant Godot, Madeleine Renaud, Catherine Frot, Pierre Banderet, Marc Paquien, Théâtre de la Madeleine, critique, analyse, beckett, frot, catherine, madeleine, parisSE POSE EN FILIGRANE la question de l'impossibilité d'achever l’œuvre, de lui donner une fin voire une finalité. Dans le texte lui-même, la question du sens est posée : "A quoi ça rime ?", "A quoi ça sert ?" Question de la futilité de la vie humaine ? Ou, de façon détournée, de la vanité de l'art, de la création moderne ? A ceux qui se posent la question, Beckett leur répond : "Et toi ? A quoi tu sers ?"Face à cette inébranlable volonté de vivre, c’est l’affirmation du triomphe de l’existence qui transparaît ici à travers une voix qui se fait appel persistant. "Il n’y a rien de cérébral à tout cela, suggère Marc Paquien, [Beckett] c’est juste de l’humain en vie et de la chose qui vibre."

E. C.
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à Paris, le 17/02/2012

Oh les beaux jours de Samuel Beckett
Jusqu’au 11 mars 2012
Mise en scène de Marc Paquien

Avec Catherine Frot et Pierre Banderet
Théâtre de la Madeleine
19 rue de Surène 75 008 PARIS

Durée : 1h30 
Mar-Sam 21h / Dim 15h
Tarifs : 47€, 42€, 27€, 17€
Rens. : 01 42 65 07 09


 



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