DANS UN FILM EN DEUX TEMPS, comme l'endroit et l'envers d'une même histoire, Kiyoshi Kurosawa retravaille à sa façon l'imaginaire du rêve et du virtuel que plusieurs films, à l'instar d'Inception de Christopher Nolan, ont pu explorer ces dernières années. Mais le réalisateur japonais poursuit surtout sa propre voie au sein du cinéma de genre en désarticulant les codes de l'horreur pour se les approprier. Après une masterclass en 2012, le cinéaste est revenu au Festival du film asiatique de Deauville cette année pour défendre Real, sorti sur les écrans français ce 26 mars. –
Par Claire Cornillon UN JEUNE HOMME et une jeune femme dînent dans leur appartement. Ils sont heureux. Ils s'aiment. "C'est comme si on avait toujours été ensemble comme ça", remarquent-ils. Mais un an plus tard, le rêve a basculé en cauchemar. Atsumi est dans le coma, suite à une tentative de suicide. Son compagnon, Koichi, grâce à une technologie expérimentale, essaye alors de pénétrer dans son inconscient pour communiquer avec elle et commence un voyage qui lui fait perdre tous ses repères. Quel est donc le réel dont parle le titre du film ? Non seulement la frontière entre le monde intime de sa femme et le monde "réel" devient poreuse, mais la représentation même du monde intérieur est contaminée par un autre univers, celui du manga sur lequel travaillait la jeune femme. Atsumi est coincée dans une boucle, continuant à dessiner le manga qu'elle n'a pu finir. Elle ne sort jamais de leur domicile et l'extérieur de l'immeuble n'est que brume. Mais dans l'appartement mental, réplique exacte de l'original, apparait une série d'anomalies : il y a ce crayon qui lévite, ce mur qui se fissure soudain, et l'eau qui innonde le logement pièce après pièce. Dans cet univers dématérialisé, les figures humaines qu'ils rencontrent sont vides et n'ont pas de réalité : ce sont des "zombies philosophiques", aux visages impassibles qui bougent comme des marionnettes. LE MONDE D'ATSUMI SE DÉSAGRÈGE petit à petit, et Koichi cherche à trouver une issue pour la femme qu'il aime, comme la réponse à l'énigme dans laquelle s'est enfermée son esprit. Elle lui demande d'ailleurs de retrouver un dessin qu'elle avait fait dans son enfance, un dessin de plésiosaure, comme si retrouver ce bout de papier pouvait résoudre toute la situation. Koichi persiste, il cherche à comprendre, mais lorsqu'il sort de l'esprit d'Atsumi après les séances, il commence à observer des séquelles : le monde "réel" se pare des mêmes anomalies qu'il observe durant ses sessions dans le monde intérieur. – Horreur L'ANGOISSE DE LA PERTE de repères est ici d'abord psychologique plus que philosophique, dans une démarche qui rappelle davantage le cinéma de David Lynch que les textes de Philip K. Dick. Tout est lié à la mort, aux morts qui nous hantent et à la grande faucheuse qui nous guette. De même que les personnages se transforment visuellement en zombies, les anomalies que rencontrent Koichi sont souvent des cadavres. De fait, Roomi, le manga que dessine Atsumi et dont les planches viennent envahir l'environnement dans lequel elle évolue, raconte l'itinéraire d'un meurtrier. Apparait alors un amoncellement de cadavres qui se relèvent et avancent vers Koichi. Ailleurs, un corps désarticulé est enfoncé dans un bac.
KUROSAWA EST UN MAÎTRE de l'horreur et du fantastique qu'il pratique d'une manière qui lui est toute personnelle. Là où le cinéma classique de genre introduit l'élément horrifique par un surgissement dans le champ, dans Real le réalisateur japonais le construit par un jeu sur le hors champ et surtout par le montage. Ce n'est pas le corps qui entre dans le cadre, c'est l'entre-deux images qui lui donne la possibilité d'apparaître. Avant la coupe, rien, et après quelque chose. Si bien que rien ne prépare jamais à l'image qui suivra, ontologiquement séparée de celle que l'on vient de voir.
KUROSAWA TRAVAILLE SUR L'ANOMALIE. Ce n'est pas une violence faite à l'image, c'est plutôt que l'image se trouve soudain emplie de tout ce qui lui était sous-jacent. En apparaissant dans l'immobilité et non dans le mouvement, par le montage, l'étrangeté existe dans le cadre comme si elle avait toujours déjà été là. Le choc et la violence n'en sont que plus grands. Dans Cure (1997), Kurosawa travaillait la litote d'une autre façon, filmant la violence de loin dans une déconnexion de toute causalité, comme un choc que l'on ne pouvait anticiper mais qui s'imposait dans la banalité de l'environnement. Avec Real, c'est le montage qui déconstruit la causalité et la temporalité.
– Fiction et création MAIS L'HORREUR QUI SE GLISSE dans l'image n'est pas gratuite, elle n'est pas sans cause précisément. Ce qu'elle révèle, c'est que l'on en avait oublié la cause, que l'on avait oublié la violence, qui refait surface par ce biais. Film du traumatisme et de la culpabilité, Real est aussi une histoire sur la fiction. Dans le balancement constant entre le réel et l'irréel, mais aussi entre l'intime et le spectaculaire, entre le présent et le passé, entre l'intérieur et l'extérieur, entre la nature et la technologie, le fil directeur qui tisse un lien entre les mondes est l'idée même de fiction. Par une mise en abyme, le manga fait écho au film. Le mangaka exorcise par le dessin le souvenir qui le hante. Dès lors, le monde intérieur qu'explore Koichi n'est en toute logique qu'un duplicat du monde fictionnel. C'est par la fiction que l'homme construit du sens. Là où le trauma a posé une impossibilité à dire et à accepter, le souvenir revient hanter le réel et prendre une forme, qu'elle soit la forme fantastique du fantôme ou toute autre métaphorisation.
KOICHI RAPPELLE À ATSUMI que le manga a pris trop de place dans sa vie, au point de l'avoir poussée à se suicider. Mais c'est là renverser le problème. C'est bien, comme le confirmera le renversement final, parce que quelque chose devait s'exprimer que le personnage s'attelle à la création. C'est parce que la fiction est une manière d'appréhender le réel. Dès lors, un plésiosaure est peut-être bien plus réel que le voisin de palier. Parce qu'il fait sens dans une construction imaginaire et qu'il sert de médiation avec une vérité plus profonde. C. C. --------------------------- à Deauville, le 28 mars 2014 Real, film de science-fiction de Kiyoshi Kurosawa Avec Takeru Sato, Haruka Ayase...
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Sortie le 26 mars 2014
Festival du Film Asiatique de Deauville : Sélection officielle - Hors Compétition