L`Intermède

8. Karen Walker - It's Karen bitch
Du bas de la 5ème Avenue, le cri fond du ciel pour s'écraser sur le macadam. La voix de Karen Walker semble gonflée à l'hélium - sûrement l'altitude -, stridente et nasale, fusant à travers les baies vitrées du penthouse d'un building : "Non, pas comme ça ! Je les veux pointus comme des griffes !"

Quand résonne le carillon de l'ascenseur qui annonce l'arrivée à l'étage, le sifflement n'a pas perdu un décibel. La domestique qui ouvre la porte, brune rondelette sympathique comme une planche à repasser et aux lunettes panoramiques, répondant au doux nom de Rosario, indique le chemin en roulant les -r- : au bout du couloir, deux fois à gauche, trois fois à droite, cinquième porte en bois massif. Toquer n'appelle pas de réponse : il faut pousser la lourde porte pour voir Karen karen walker, will,
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stanley walker, karen, jack, anastasia beaverhausen, alcoolWalker, le crâne enrubané dans une serviette de bain et la poitrine cintrée dans un peignoir en soie, vociférant contre sa manucure qui n'a pas taillé ses ongles en pointes, comme elle les aime. On ose à peine lui serrer la main, de peur de se faire écorcher, qu'elle a déjà congédié son employée et étendu ses talons fins sur la méridienne en velours rose. Elle enfonce un cure-dent dans l'olive verte noyée dans son martini, la gobe, et sourit, interloquée, ayant visiblement oublié l'interview, avant d'enchaîner sans respirer son fameux : "Honey, what's going on, what's happening, what's this all about ?" ("Chéri, qu'est-ce qu'il y a, qu'est-ce qui se passe, de quoi s'agit-il ?")

C'est peut-être à la décoratrice d'intérieur et amie de longue date, Grace Adler, que l'on doit la meilleure définition de l'ex-femme du multi-millionnaire Stanley Walker, reconvertie aujourd'hui dans les comédies musicales : "une mondaine pourrie-gâtée, criarde et croqueuse de diamants qui préfèrerait avaler son pied plutôt que de travailler un seul jour dans sa vie." Loin de chômer, aujourd'hui, Karen Walker illumine Broadway avec son spectacle Karen : The Musical, où elle joue son propre personnage et raconte sa fabuleuse vie chaque soir sur scène, au milieu de danseurs sélectionnés exclusivement sur la base de leur "gayness", c'est-à-dire "leur essence gay", selon l'intéressée. Son meilleur ami, Jack, comédien raté mais aujourd'hui marié au riche Beverley Leslie, chauffe la salle avant que les festivités ne commencent. Une fois le rideau rouge levé, Anastasia Beaverhausen, nom de scène que Karen Walker arbore la moitié du spectacle, mène à la baguette une poignée d'éphèbes en transe devant cette plantureuse créature juchée sur une plateforme constellée de paillettes qui secoue ses seins comme on montre un sucre à un chien. Simple et élégant, à son image.

Le quotidien de Karen Walker, née Delaney, ex-St.Croix / ex-Popeil / ex-Finster, se suit et se ressemble peu ou prou : elle se réveille avec un bain de bouche au martini, enfile quelque décigrammes de pilules multicolores par jour, ne porte jamais deux fois le même vêtement ("parce que les pauvres font ça ?", s'étonne-t-elle avant de rire), fait porter ses sacs de shoppings par Rosario, passe dire bonjour à Jack en frottant sa poitrine contre son torse, insulte une vingtaine de personnes depuis la fenêtre de sa limousine, prétend travailler comme secrétaire de Grace Adler "pour s'éloigner de Stan", et se rendort après une demi-bouteille de vodka descendue d'une traite. Il lui fallait une doublure, surnommée "Karen 2", au cas où ses beaux-enfants, Mason ("le gros") et Olivia ("la gamine") voudraient lui "faire un câlin." Bien qu'elle qualifie chaque personne par un cinglant "honey", Pilar Palabundar, autre nom de code qu'elle peut porter pour passer incognito, ne rime pas exactement avec affection.

Pas plus avec bienveillance ou honnêteté : officiellement née le 12 janvier 1959, Karen Walker semble avoir traversé bien plus que cinq décennies avant d'arriver à la tête de Walker Inc., la société qu'elle dirige et qui lui permet d'accroître son modeste pécule de "quelques centaines de millions d'euros", estime-t-elle, sans préciser le chiffre exact. Alors qu'elle égrène les souvenirs de son enfance et des épisodes familiaux et affectifs - sa relation "difficile" avec sa mère karen walker, will,
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stanley walker, karen, jack, anastasia beaverhausen, alcoolqu'elle a ignorée pendant de nombreuses années, sa soeur qui l'a jugée "coupable" de l'avoir blessée au point de mettre sa carrière de danseuse en échec, sa rencontre avec son futur mari alors qu'elle avait trois hommes dans sa vie... -, Karen Walker invoque au détour de la conversation, entre le troisième et le quatrième verre d'alcool - l'entretien n'a commencé que depuis vingt minutes -, sa rencontre avec Picasso ("Il m'a peinte avec les deux seins du même côté, je l'ai viré") ou encore son vécu de la Grande Dépression, sous-entend qu'elle a un jour été dotée de testicules, et avoue avoir beaucoup souffert qu'à l'enterrement de Ronald Reagan personne ne lui présente de condoléances, elle qui avait pourtant été "une maîtresse exemplaire". Sur le mur derrière elle, une photographie au bras de l'ancien président des Etats-Unis, qui date de 1983. Le visage de Karen Walker n'a pas bougé d'un cil ou d'une ride, "le botox fait bien les choses", assume-t-elle, avant d'ajouter : "Il y a de quoi créer deux sacs en cuirs avec toute la peau qu'on m'a retirée."

Elle incline légèrement sa tête pour faire basculer la serviette et délivrer sa crinière sombre : les cheveux sont secs, soyeux, soignés. Mais comment fait-elle ? "L'argent", tranche-t-elle avant même la fin de la question. Nul besoin de son salaire de secrétaire : elle accumule soigneusement les chèques dans une boîte à chaussures sur son bureau - elle trouve jolis ces "petits bouts de papier bleus" qu'elle n'encaisse pas -, et désigne du menton les billets qui s'amassent par paquets dans les tiroirs, sous l'oreiller, entre deux dentelles de son soutien-gorge. Faisant maintes fois rimer "honey" et "money", Karen Walker considère la fortune comme une "réponse à tout", surtout dans certains cas extrêmes... Un rapide coup d'oeil alentour, et le balayage s'arrête sur un DVD qui dépasse d'une étagère : la légende urbaine est donc vraie, Karen Walker a joué la dominatrice dans un film X, et a pu récupérer, toujours grâce à l'argent, quarante-neuf des cinquantes copies VHS du long métrage qui circulaient avant qu'elle ne devienne Mrs. Walker. Elle soupçonne Will Truman, le colocataire de Grace Adler qu'elle surnomme affectueusement (?) "Wilma", de garder la dernière pour la faire chanter, mais manque la preuve.
 
Eclat de rire : bien sûr que si elle s'est mariée à Stan, ce n'est pas parce qu'elle l'aimait ou le désirait - "je ne pouvais pas faire l'amour la lumière allumée" -, mais bien parce qu'il était à la tête d'un empire. "Ce n'est pas une chose qu'on peut fuir, comme une note d'hôtel ou un bébé qui pleure". Diamants accrochés aux lobes d'oreilles, brushings quotidiens, fourrures épaisses pour caresser la nuque sont autant de "petits plaisirs de la vie" que celle qui confond souvent son enfance avec karen walker, will, grace, sitcom, megan mullaly, portrait,
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beaverhausen, alcoolcelle du personnage de Heidi - ou même d'autres histoires - chérit. Elle exulte à avoir quelque trente personnes sous ses ordres, s'amusant à terroriser les femmes de ménage quand elle rentre dans une pièce pour les faire fuir, n'appelant aucun de ses domestiques par son nom mais par sa fonction ("détective privé", "chauffeur", "étaleur de moutarde", "pharmacien", "pharmacien de secours..."), estimant qu'ils n'ont pas de rôle défini ("Le cuisinier fait parfois le ménage, la femme de ménage prépare parfois le repas, le chauffeur peut fournir un alibi...") sauf Rosario, sa chère et tendre "Rosi" qu'elle châtie autant qu'elle aime, les deux s'injuriant à tour de rôle avant de tomber dans les bras l'une de l'autre.

L'argent et le pouvoir n'auraient pas le parfum de l'ivresse sans quelques décilitres d'alcool distillés dans les globules rouges. Aussi Karen Walker collectionne-t-elle les flasques : "Dans ma maison de campagne, j'ai cinq pièces pour ranger mes bouteilles", confie-t-elle, l'air fière de celle qui n'ingère quasiment que des substances liquides, et doit trouver un nouveau foie pour remplacer le premier. Les mauvais choix, elle assure les avoir fait quand elle était sobre ("cela n'arrivera plus jamais"), et maintient que son pouls n'atteint pas les dix pulsations par minute. Non pas qu'elle manque de vivacité - les remarques acerbes sur les tenues de Grace Adler fusent, les rires systématiques aux tragiques aventures du barman Smitty explosent sans cesse -, mais la question serait plutôt de savoir si elle est humaine. "Je ne suis pas bonne ou réelle... mais démoniaque et imaginaire", murmure-t-elle, le regard tourné vers le portrait en pieds qui la représente au dessus du lit à baldaquins, un sourire en coin.
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Selon ses dires, ceux de ses amis proches et de ses domestiques, certaines informations se croisent. Pêle-mêle : elle a signé un pacte avec le diable, était autrefois transsexuelle, a un diplôme de notaire, est d'origine asiatique, a couché avec Martina Navratilova dans les années 1980, avec chaque membre du groupe Crosby, Stills, Nash and Young, ainsi que Steven Tyler, Jon Voight et Goldie Hawn, a participé au kidnapping de Patty Hearst, fait partie d'un gangsta rap, a participé au siège de Fort-Alamo, est très populaire au Japon pour avoir tourné dans une publicité vantant les mérites d'une boisson énergétique, et s'est déjà faite cloner  - mais aucune copie n'a survécu. Karen Walker aime à entretenir le mystère sur sa sexualité, son âge, ses aventures, les sentiments qu'elle prétend ne jamais éprouver. Elle assure ne craindre "rien ni personne".  Et aimerait que les gens cessent de voir en elle une femme fragile qui n'a jamais trouvé l'amour qu'elle espérait et exhiberait un masque cruel pour mieux se protéger. Karen Walker ne dépend que d'elle-même, ne vit que pour jouir, et prend pour témoin la coupe de champagne qu'elle dresse au milieu de la chambre, vide, elle debout, titubant à moitié. "A la vôtre", ironise-t-elle, avant de la basculer entre ses lèvres et la descendre d'une traite, se raclant la gorge in extremis pour faire passer la dernière gorgée qui résiste.
 
Bartholomé Girard
Le 16/02/10


Karen Walker est l'un des personnages principaux de la série télévisée Will & Grace, créée par David Kohan et Max Mutchnik, diffusée sur NBC entre 1998 et 2006. Elle est interprétée par Megan Mullaly.
 



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