Dieter Rams - Le design caché
"Less design is more design". C'est à Dieter Rams que la marque d'électroménager Braun doit en partie son succès : pendant 40 ans, le designer a dessiné l'image de l'entreprise allemande. Le Design Museum de Londres revient sur le parcours du créateur qui a révolutionné l'approche de l'objet industriel, dans le cadre de l'exposition Less and more - The design ethos of Dieter Rams, jusqu'au 9 mars.
Rares sont les marques qui osent confier leur image à un seul homme. Quasiment à tour de rôle, deux cas électroniques ont brillé de la sorte : la marque d'électroménager allemande Braun, et celle informatique américaine Apple. "
Je pense qu’il existe une connexion similaire entre Jonathan Ive et Steve Jobs avec celle que j’avais avec les frères Braun", explique Dieter Rams, l'homme providence qui a dessiné et / ou supervisé chacun des cinq cent objets estampillés Braun, de 1955 à 1995. Bien avant la pomme croquée, une compagnie devait sa réputation autant à son design qu'à ses performances techniques. Cette continuité remarquable se retrouve dans la cohérence inédite de la gamme des produits : des équipements audio aux calculatrices, en passant par les rasoirs électriques, chacune de ces pièces occupe une place particulière dans l’histoire du design industriel, et a établi Dieter Rams comme l’un des designers les plus influents de la seconde moitié du XXe siècle.
L’exposition du Design Museum de Londres est la première rétrospective sur le sol britannique du travail de Rams depuis 12 ans. Au dernier étage de l'élégant musée aux accents bauhaussiens, sont exposés essentiellement des objets Braun, mais également une partie de son travail pour la marque de mobilier Vitsoe. Articulé de manière particulièrement graphique, le parcours s'opère entre films d’archive, brouillons, recherches et prototypes nous renseignant sur le processus créatif de celui dont nombre de desigers actuels reconnaissent l’influence, tels Jasper Morrison, Sam Hetch, Naoto Fukasawa ou
Philippe Starck.
Avant Dieter Rams, les objets électroniques sont souvent pauvrement "designés". Ces biens, qui ne sont pas encore de grande consommation, n'existent que depuis vingt ans et ne possèdent pas encore de codes propres. Si les premiers appareils radiophoniques sont dissimulés dans de grands meubles faits pour ressembler au reste du mobilier, les
années 1950 marquent une évolution radicale en donnant à ces nouveaux objets de plus en plus sophistiqués un langage et des codes visuels propres. Rams participe en partie à l'invention de ce langage, permettant le passage d’un design datant de la Révolution Industrielle à celui de l’ère électronique. Ce langage visuel s'est aujourd'hui totalement emparé de notre quotidien.
Né en 1932, Dieter Rams entre chez Braun après des études de charpenterie, puis de design d'intérieur, en 1955. Son premier projet pour la marque allemande, un an après son arrivée, marque déjà les esprits : le lecteur de disque SK4 est considéré comme révolutionnaire avec son couvercle en plastique transparent qui lui vaut son surnom "
Le Cercueil de Blanche Neige". En 1957, il sépare les baffles de l’amplificateur afin de permettre une répartition plus homogène du son dans la pièce. Cette innovation deviendra par la suite la norme. A seulement 25 ans, le designer décroche le très prestigieux Grand Prix de la 11ème triennale de Milan. Les créations de Dieter Rams, qui a également étudié l'architecture, sont très fortement influencées par le mouvement Bauhaus et l’école d’Art d’Ulm en Allemagne. La complexité technologique des objets se fond dans des lignes épurées et couleurs minimales -majoritairement noir et blanc, parfois tendant vers des gris ou du métal. Seuls les boutons de contrôle, généralement rouges, se détachent des surfaces planes des produits de plastique, aluminium ou bois.
Le designer allemand multiplie les innovations qui, encore aujourd'hui, font référence : on lui doit ainsi le premier "baladeur" audio avec le
TP1 (1959), petite merveille de fonctionnalité qui dévorait les 45 tours, ou encore les baffles
LE1 (1961), exemple d'épure et d’élégance, toutes en finesse. Pour l’occasion, il utilise sa grille de métal doublée de mousse, qui fait aujourd'hui autorité, pour protéger les enceintes et rendre le son plus clair. En 1964, il n'utilise plus que le noir pour la Hifi, gardant le blanc pour le reste de l'électroménager. Rams est un grand faiseur de tendances. L'un des exemples les plus significatifs de son travail entre ingéniosité et simplicité est le briquet
Cylinder, créé en 1968, l’une de ses réalisations préférées. Le département R&D de Braun avait alors mis au point un nouveau procédé d’allumage magnétique. Fumeur à l’époque, Rams tente d’imaginer un objet aux allures de petite sculpture qui puisse trôner sur la table basse du salon et soit "
un plaisir à regarder et à manier". Le succès commercial sera immense pendant 20 ans.
Devenu le directeur de l’ensemble du design de Braun en 1962, Dieter Rams est nommé responsable du design et de la production à partir de 1968. Cette nomination trouve sa raison dans le rachat de Braun en 1967 par Gillette : cette dernière espérait alors diffuser dans leur propre compagnie un peu de la "magie" Rams, mais le déclic entre la marque américaine et le designer allemand n'opérera pas. Certains des objets, comme les brosses à dent Oral B, sont
pourtant exposés comme témoins de cette tentative avortée. Rams ne sera jamais vraiment l’homme que d’une seule marque. En 1988, il devient directeur exécutif de Braun, jusqu’à sa retraite en 1995. Au fil des années, il accumule les récompenses - titre de "Royal designer for industry", médaille du SIAD, World Design Medal... - et nombre de ses pièces font aujourd'hui partie des collections permanentes des plus grandes institutions, telles que le MoMA à New York, les Werkbund Archiv de Berlin, le Victoria & Albert Museum de Londres…
"
Je pense que le design doit être avant-gardiste, toujours en avance sur son temps. Les designers doivent questionner tout ce qui leur semble évident. Ils doivent sentir les changement de société, comprendre la façon dont les gens vivent, leurs désirs, leurs envies, ce qui les préoccupent, leurs besoins, leurs habitudes", explique le designer. Et si le titre de l'exposition du Design Museum peut être trompeur - "
ethos" en anglais ne signifie pas "éthique", mais "esprit" -, la posture de Dieter Rams n'en est pas moins politique. Témoin, ses fameux 10 principes du design, exposés avant même de rentrer dans la salle principale, selon lesquels tout design doit être "
innovateur, rendre un produit utile, esthétique, nous aider à comprendre la fonction du produit, être non intrusif, honnête, durable, robuste, cohérent jusqu’au moindre détail, se soucier de l’environnement et être le moins "designé" possible". Avec Dieter Rams, la finalité du design n'est pas de mettre en avant la forme, mais bien la fonction de l'objet.