Le fer qui bat
Elle a fait rois et chevaliers, destitué capitaines et samouraïs. "L'épée est l'axe du monde", écrivait le Général de Gaulle. Sous les voûtes du Musée du Moyen-Âge de Cluny, à Paris, une longue série de lames prestigieuses retracent l'histoire non achevée d'une arme qui a traversé les siècles.
L'épée est presque aussi ancienne que le bronze. Sur une structure en quatre parties qui reste constante - une lame, une garde, une poignée et un pommeau -, il n'y a que la taille et la forme qui aient évolué avec les peuples et les civilisations. Les rencontres de cultures, comme celle des armées de Rome avec les tribus gauloises, apportent des idées nouvelles aux forgerons. De même, les transformations des conditions de combat commandent une épée plus courte et plus dure, ou au contraire une épée plus longue, par exemple avec une poignée au milieu de la lame pour permettre aux chevaliers d'en user en guise de levier afin d'ouvrir les armures de leurs adversaires - voire les boîtes de sardines, technique dite de la "demi-épée" ! Si les premières lames sont conçues pour frapper de taille, c'est-à-dire avec le tranchant de l'épée, elles s'orientent ensuite vers un usage d'estoc, pointe enfonçée dans le corps de l'ennemi, ce qui modifie aussi les règles du l'affrontement.
Gestes nets et précis
De tous les combats, l'épée concentre les savoirs-faire des forgerons de l'époque car elle demande un équilibre parfait et pèse étonnamment peu lourd (1,2 kg en moyenne). Il faut travailler le fer de telle façon que l'arme reste flexible, souple en son centre mais dure à ses contours. Au Moyen-Âge, la confection d'une épée demande beaucoup de temps, surtout lorsque le destinataire est élevé dans la hiérarchie féodale. Le forgeron commence son travail par la lame, en ménageant souvent une gouttière en son milieu pour en réduire le poids. Quant au pommeau, il n'a pas une fonction seulement décorative : il est central pour équilibrer la lame dans la main du porteur. Et non seulement une bonne épée n'est pas à la portée de n'importe qui, mais l'arme fait l'objet d'un travail ornemental parfois incroyable : pommeaux dorés, fourreaux incrustés de pierres, lames damasquinées...
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L'épée a toujours reçu un usage à la fois concret et symbolique", rappelle Pauline Duclos-Grenet, commissaire associée de l'exposition. Rares sont les objets qui ont porté une telle charge symbolique et parmi autant de peuples différents que l'épée. Si les progrès de l'armement poussent les armées à se doter d'un nouvel équipement, surtout avec l'apparition de l'arme à feu portative, l'épée reste longtemps l'arme du commandement, y compris au XXe siècle où les capitaines chargent hors des tranchées le sabre au clair. Parfois même, la fonction symbolique empiète sur l'utilité, comme l'explique la commissaire : "
L'épée du XVIIe garde des éléments des combats du Moyen-Âge devenus obsolètes, par transmission et nostalgie."
Organe vivant
Pourtant, dans son étude
Les armes symboles d'un pouvoir politique (1995), Olivier Bouzy rappelle que l'épée n'a pas toujours été en situation de monopole symbolique. Chez les Mérovingiens, c'est par la lance que les rois se transmettent le pouvoir de père en fils. La francisque a elle aussi connue son heure de gloire, reprise sous le régime de Vichy. L'épée devient l'emblème du pouvoir à partir du XIe siècle, lorsque la chevalerie s'impose comme classe prestigieuse, le roi n'étant plus que
primum inter pares, égal parmi les chevaliers aux épées éclatantes. C'est alors l'une des regalia, l'arme représentant le pouvoir, et c'est sur elle que se déploient l'art des forgerons et des orfèvres. L'épée coûte de plus en plus cher. Et l'historien
Camille Jullian nous donne peut-être une clef de l'énigme lorsqu'il déclare en 1911 à l'Académie des Beaux-Arts : "
Quand on inventa l’épée, ce n’a été que comme agent de meurtre (…) Il n’y avait point alors d’instrument qui ressemblât davantage à un organe vivant. Elle avait pris pour modèle et mesure le bras humain, moins courte que le poignard, plus svelte et moins lourde que la lance, plus docile que la fronde ou la flèche (…) Aucune arme, présente ou passée, ne met en éveil plus de facultés humaines (…) Elle marqua donc, dans la vie des peuples, une ère nouvelle (…) Les purs sauvages ont des lances, des flèches ou des haches : ils ignorent l’épée."
Dans l'économie symbolique de la société médiévale mais aussi plus tard à la Renaissance et sous l'Ancien Régime, l'épée occupe une place centrale. Et il ne s'agit pas seulement de prestige. L'épée matérialise les cérémonies d'intronisation et d'adoubement. Touchant trois fois le jeune noble du plat de son épée, son seigneur le fait entrer dans le cercle des chevaliers. Ce qui explique la lutte qui s'engage parfois pour la possession d'une épée, comme les longues recherches commandées par Louis XIV pour retrouver les magnifiques restes de celle de Childéric, père de Clovis : une garde dorée, un pommeau orné de grenats. On raconte aussi qu'un seigneur espagnol avait légué pour tout héritage à son cadet l'épée du Cid, celle-ci valant bien un fief. Y compris pour les rois, dont l'épée attribuée à Charlemagne confère une importante légitimation. Même Napoléon Ier a voulu se faire sacrer empereur par la force de cette épée. Sur un coffret d'ivoire, Lancelot passe le pont de l'Epée en rappel du célèbre passage de l'oeuvre de Chrestien de Troyes. Une valeur reprise dans la littérature, où foisonnent les épées magiques, parfois maléfiques. "
A partir du moment où l'épée est une arme qui donne la mort, elle devient un objet extrêmement ambigü", souligne Pauline Duclos-Grenet. Ainsi, à côté de l'épée droite du juge et du bourreau, qui exécute la justice, il y a l'épée courbe du maure et du sarrasin, la dague du traître ou la lame du suicidé. Symbolisme simpliste, sans doute, mais puissant et qui n'a de cesse d'irriguer la littérature médiévale.
"Abruti !"
L'épée tue, juge, protège... Plus que tout autre objet, sans doute, dans la société médiévale, elle matérialise l'emprise exercée sur le corps social par la classe des guerriers. D'où, encore aujourd'hui, le prestige des épées d'apparat qui, dépourvues de toute fonctionnalité militaire. C'est l'épée de l'académicien en France, au Royaume-Uni. Innombrables ont été les fonctions symboliques de cette arme et les privilèges qu'elle confère aux guerriers. Il n'est que de penser, privilège rarement apprécié à sa juste valeur, à la décollation à l'épée qui est réservée à la noblesse, tandis que les manants sont pendus. Parce qu'elle est une marque évident de noblesse, l'épée attire la colère des souverains ou des peuples désireux d'abattre les aristocraties qui s'opposent à eux. Ainsi, la Révolution française s'empresse de faire supprimer le port de l'épée comme signe de noblesse. En Chine, avant même le massacre des samouraïs par une armée de paysans équipés d'armes à feu, l'empereur Mutsuhito de la dynastie Meiji restaurée décrète en 1868 l'interdiction du port du katana. Peut-être plus que les balles de roturiers, cette mesure met fin au corps des samouraïs. Quand au Capitaine Dreyfus, le bris de son épée d'officier reste dans l'Histoire comme le symbole le plus infâmant de sa dégradation.
Si elle n'est plus de naissance mais de bravoure, c'est bien de noblesse qu'il s'agit encore, lorsqu'un matin de 1967, une scène plutôt cocasse réveille les ardeurs des députés ensommeillés. Gratifié en pleine scéance par son confrère socialiste Gaston Deferre d'un "
abruti !" retentissant, le député René Ribière exige réparation. Ce sera le dernier duel officiel de l'histoire de France. Sous l'oeil intrigué et amusé tout à la fois d'une caméra
de télévision
(voir la video ici), les deux hommes font tomber la veste dans un jardin de Neuilly et croisent gaillardement le fer. Par deux fois, le bras habile de Gaston Deferre fait jaillir le sang à travers la chemise blanche de son adversaire offensé. L'arbitre met fin au combat, les deux combattants saluent. Encore une fois, l'épée a fait ses vainqueurs et ses vaincus.