Tailler la pierre tant qu'elle est chaude
Jusqu'au 24 janvier, au coeur de la capitale britannique, la Royal Academy of Arts de Londres rassemble pour la première fois les oeuvres de Jacob Epstein, Eric Gill et Henri Gaudier-Brzeska. Dans les années 1905-1915, ces trois sculpteurs d'horizons divers se sont rencontrés en Grande-Bretagne et, dans la tension entre le sacré et le profane, ont marqué l'avènement de la modernité dans la sculpture.
Le poète américain Ezra Pound (1885-1972) écrivit de Henri Gaudier-Brzeska (1891-1915) qu'il était "
a young well-made wolf or some soft-moving, bright-eyed wild thing" ("
un jeune loup bien fait, ou comme une chose sauvage aux yeux étincelants se mouvant doucement"). Ce sont ces deux derniers mots qui ont baptisé la réunion de ce sculpteur et deux de ses contemporains, Jacob Epstein (1880-1959) et Eric Gill (1882-1940), à la Royal Academy of Arts de Londres.
Wild things rend ainsi compte de l'aventure commune des trois artistes animés par le même sens de la subversion et des paradoxes. Chacun a droit à une salle distincte de l'espace d'exposition, mais le dialogue que leurs oeuvres respectives ont entretenu le temps d'une décennie, à l'aube de la première guerre mondiale, se tisse sans équivoque au fil de la visite.
A priori, peu de chances pour qu'un juif new-yorkais (Jacob Epstein), un fils de menuisier natif d'Orléans (Henri Gaudier-Brzeska) et un fils d'ecclésiastique britannique (Eric Gill) se retrouvent en un même lieu, à une même époque. Epstein arrive à Londres en 1905, et y rencontre Gill, qu'il dit déterminé à "
sauver la sculpture de la tombe." Ils ont tous deux dans l'idée de revenir aux origines préhistor
iques de la sculpture, obsédés par les questions de la virilité, la fertilité et la procréation. Tous deux dessinent, en 1911, le plan d'un temple de l'amour titanesque, qui devrait être érigé dans le comté du Sussex. Gill le décrit comme "
une sorte de Stonehenge du XXe siècle".
Gaudier, dans la capitale anglaise dès 1911, regarde également loin en arrière, cherchant l'inspiration des "
peuples barbares de la Terre (pour qui nous éprouvons sympathie et admiration)". Le Français choque ses contemporains par la vie qu'il mène, partageant son quotidien avec la romancière Sophie Bzreska, une Polonaise de vingt ans son aînée, et traverse la Manche en accolant le nom de son aimée au sien, tous deux se faisant désormais passer pour frère et soeur. Commençant comme sculpteur-artisan, il visite l'atelier de Jacob Epstein un an plus tard, impressionné par la célèbre tombe d'Oscar Wilde - aujourd'hui au cimetière du Père Lachaise à Paris - où un ange-démon volant déploie ses ailes le long du corps du romancier. Gaudier rencontre également les écrivains Wyndham Lewis et Ezra Pound, et devient membre fondateur du mouvement vorticiste, que Pound définit ainsi :
"Le Vorticisme est un art de l'intensité. (...) Nous voulons choisir la forme la plus intense, puisqu'aussi bien certaines formes d'expression sont effectivement "plus intenses" que d'autres, sont plus dynamiques. Ce qui ne signifie pas qu'elles soient plus emphatiques ou plus criardes."
Jacob Epstein trouve également un écho à son oeuvre dans la dynamique du vorticisme, où les lignes courbées et cassées se déploient dans un mouvement giratoire. Les figures, reliefs et statues qui se dressent au fil de l'exposition
Wild things rendent ainsi compte de ce travail de la pierre, du marbre et du bronze, à mi-chemin entre le futurisme et le cubisme, mais tendant à une forme d'épure. Les trois ciseleurs de pierre pratiquent souvent la "taille directe", sculptant directement dans le matériau sans modèle ou maquette, ce qui est souvent vu comme un retour à l'approche directe de l'art primitif. Mais aux côtés d'une couple de colombes s'accouplant ou d'un poisson s'engouffrant dans le
bec d'un oiseau, des bas-reliefs religieux sont accrochés sur les murs, marquant le paradoxe des trois sculpteurs, dévôts catholiques tout autant qu' "
obsédés sexuels", selon le mot de Gill au sujet d'Epstein, dont de nombreuses pièces ont choqué leurs contemporains.
Dès l'entrée de l'exposition, c'est ainsi un Christ en croix qui se tient, sur un même mur, aux côtés d'une femme souriante dont les jambes écartées dévoilent le sexe (
A Roland for an Oliver / Joie de vivre), reprenant la présentation de ces deux sculptures lors de la première exposition d'Eric Gill qui, dans le dessin originel, avait teinté les lèvres et tétons de la femme en rouge. En face du dyptique, un homme et une femme s'étreignent en relief, leurs jambes et leurs bras s'imbriquant parfaitement pour que chaque parcelle de leur corps soit en contact avec l'autre (
Ecstasy). Les êtres sont sexués tout autant que chargés symboliquement : la toute première sculpture de Gill, réalisée en 1909 et aujourd'hui disparue,
Estin Thalassa, montrait une femme nue portant des tablettes avec l'inscription grecque "
Il y a une mer".
Deux autres sculptures d'Eric Gill n'ont pu être montrées à son époque car auraient été jugées trop scabreuses : l'une montre sa soeur Gladys en train de coucher avec son mari Ernest Laughton ; l'autre,
Le vote pour les femmes (aujourd'hui perdue), montre encore sa soeur à califourchon sur son mari, qui se courbe par soumission. À la même époque, Gill accepte une commande de la cathédrale de Westminster pour sculpter une série de reliefs intitulée
Les arrêts de la Croix... et dessine une idôlatrie pour le Cabaret Theatre Club de Londres, accrochant un veau en or au-dessus de l'établissement. "
Il est grand temps de créer des oeuvres d'art qui détruisent la moralité, qui nous corrompent tous", dit celui qui oscille en permanence entre les deux extrêmes, mariant les contraires.
La pratique de Jacob Epstein, dont l'ambition était de "
tailler des montagnes", est aussi marquée par cette torsion entre la foi et l'érotisme, sculptant par exemple une splendide Vénus nue qui s'élève d'un couple de colombes en train de s'accoupler (
Venus - Second version). "
Si les gens savaient ce que j'ai exprimé au travers de cette sculpture, ils auraient été choqués d'une façon pas très sainte", avoue ironiquement celui qui a ému la morale avec sa série de sculptures que l'Association des médecins britanniques lui avait commandée pour son nouveau lieu de résidence, révélant un ensemble de femmes nues. Les critiques de l'époque sont également choqués par l'oeuvre d'Epstein, d'aucuns jugeant "
révoltant à un point indescriptible" sa pièce révolutionnaire
Rock drill, utilisée pour l'affiche de l'exposition : une colossale figure en pierre, mi-homme mi-robot, tient dans ses bras une véritable machine de guerre et porte en son sein, dans l'ouverture de sa cage thoracique, un foetus.
Chez Henri Gaudier-Brzeska, décédé en 1915 à la guerre, à peine âgé de 23 ans, c'est la fulgurance qui imprègne la pierre : sa pratique de la sculpture, quatre années durant, laisse une oeuvre prolifique dont les traces de taille subsistent dans les surfaces âpres de ses pièces, tendant parfois à une forme de rodinisme. Il faut voir le relief de lutteurs massifs, érotiques, qui s'entrelacent pour saisir la volupté qui les entoure, contrairement aux boxeurs de Gill qui sont raides, secs. Gaudier se distingue de ses deux confrères en poliant peu le marbre, et en recourant souvent à une pierre sombre. L'écrivain Wyndham Lewis déclara, à propos du portrait en pierre que Gaudier réalisa d'Ezra Pound, qu'elle était "
Ezra en forme de phallus en marbre." Le travail du matériau chez Gaudier emprunte autant au cubisme qu'à l'art abstrait : son
Birds erect se dresse dans un foisonnement de facettes,
tandis que la pierre foncée de son
Redstone dancer dessine un visage en forme de triangle anonyme, au-dessus de seins en forme de cercle à droite et rectangle à gauche. Ces mêmes formes géométriques se retrouvent dans le dessin d'une Mère tenant son enfant dans ses bras, nue.
Cette figure de
la Mère et l'enfant se retrouve, en filigrane, chez chacun des sculpteurs. Chez Epstein, leurs deux visages immaculés sont gommés, leurs tempes s'entre-choquant affectueusement. Mais c'est la série de Gill, créée en 1913, année où l'artiste anglais se convertit au catholicisme, qui embrasse le mieux les paradoxes des trois sculpteurs exposés, chez qui le corps n'est plus pur entitée abstraite et symbolique, mais bien fait de chair, chargé d'érotisme. L'image d'une Marie auréolée de sainteté et tenant dans ses bras un petit Jésus se dissipe un instant quand le regard glisse vers sa main gauche, parfaitement arc-boutée, dont les doigts pressent délicatement le sein gauche pour mettre un téton saillant dans la bouche entrouverte du nouveau-né.