EVERYTHING SACRED EST LE CONFLUENT IMPRÉVU de trois fleuves musicaux, suivant leur cours séparément depuis des années, charriant avec eux dans le courant de leur personnalité la terre de leurs ancêtres et les pierres de leur expérience. Leur rencontre colore les eaux musicales d’une teinte particulière, une hybridation culturelle, un métissage de genres. Entre folk, jazz et musique traditionnelle indienne, rencontre avec Yorkston, Thorne et Khan à l'occasion de la sortie le 15 janvier dernier de leur premier album. – Par Thomas Vassal
L'INDE, L'ECOSSE, L'IRLANDE ET L'ANGLETERRE. Quatre provenances pour trois musiciens et une chanteuse occasionnelle. Chacun, avec son histoire, ses filiations artistiques et culturelles, sa singularité, apporte sa touche et sa voix. Comme la rencontre de trois individus, les instruments conversent, partagent leurs idées, leurs émotions, et construisent sur celles des autres. Car l’improvisation est un élément essentiel dans cette collaboration, elle en est même à l’origine comme le confie Suhail Yusuf Khan : "J’ai rencontré James (Yorkston) dans un petit festival à Edimbourg en 2011. Il jouait de la guitare en coulisses et je l’ai rejoint avec mon sarangi, comme cela sonnait bien il m’a proposé de monter sur scène avec lui. Par la suite, nous avons fait plusieurs concerts et, en 2013, James a demandé au fantastique bassiste Jon Thorne de nous rejoindre."
– Serpents musicaux
UN MÉTISSAGE QUI AFFLEURE en permanence. À chaque note jouée ou chantée, l’esprit voyage d’Est en Ouest, porté par les sonorités jazz, folk et indiennes de la guitare de Yorkston, du sarangi de Khan et de la contrebasse de l’Anglais Thorne. Ce dernier, arrivé sur le tard à la musique - il a appris la contrebasse en autodidacte à partir de 23 ans - donne l’impulsion nécessaire pour remplacer les percussions absentes, et permet un son plus rond que les frappes sèches d’une batterie. Un trio de cordes, frottées ou pincées, comme pour relier les musiques des différents continents entre elles ; un entremêlement mouvant de cordes, sans aucun nœud, qui sont autant de notes ondoyantes ; une danse continue de serpents musicaux qu’accompagnent, par moments, les chants de Khan, Yorkston et, sur deux morceaux, de l’Irlandaise Lisa O’Neill.
CETTE OEUVRE EST NÉE DU HASARD, d’une union improvisée, et les morceaux se sont construits de la même manière. "L’album est venu très naturellement, raconte l’Écossais James Yorkston. On improvisait sur scène et on ajoutait parfois des paroles après, soit les nôtres soit celles de quelqu’un d’autre, d’où la reprise d’Ivor Cutler - 'Little Black Buzzer'." L’album s'est composé grâce aux affinités des musiciens, à leur cohésion immédiate. "Je le rencontrais pour la première fois mais, musicalement, j’avais l’impression de le connaître depuis toujours", précise Khan à propos de sa rencontre avec Yorkston. Et plutôt que d’écrire une œuvre entièrement nouvelle et originale, ils ont préféré partager leur savoir-faire, leur travail - l’album comporte deux reprises - et faire de l’échange une composante essentielle. "Chacun apportait ses compositions et improvisait spontanément sur celles des autres", précise Jon Thorne.
– Terre et feu
LE GROUPE FORME UN ENSEMBLE où chaque instrument est étroitement lié aux deux autres, chacun dans son rôle, comme un corps ou un feu musical. La contrebasse de Thorne donne une base, une structure chaude et rassurante, comme des braises. Elle est aussi la pulsation qui fait circuler le sang et c’est elle qui fait battre le cœur de l’ensemble, tandis que la guitare de Yorkston, à la fois mélodique et rythmique, attise, stimule comme des flammes, et fait mouvoir tout le corps musical. Le sarangi de Khan est la tête, ou l’esprit plutôt, qui semble voler, flotter, danser dans les airs comme de la fumée. Et les chants possèdent les mêmes caractéristiques : la voix folk de Yorkston est corporelle, enduite de terre écossaise avec laquelle elle transporte puissamment les mélodies traditionnelles ou originales du groupe, tandis que la voix de Khan, agile et légère, montre le chemin, ouvre la voie vers le ciel, vers un lieu où tout est apaisement, tranquillité.
DES TROIS MEMBRES DU GROUPE, Khan est probablement celui qui a la formation musicale la plus poussée : "J’appartiens à une longue lignée de musiciens en Inde : la huitième génération qui poursuit la tradition. Je pratique la musique classique indienne depuis l’âge de 7 ans." Cet apprentissage lui a permis d'aborder très tôt l’improvisation. "J’ai aussi une certaine expérience de la musique non traditionnelle, qui est plus tournée vers l’expérimentation, ainsi qu’un grand intérêt pour la musique occidentale et la World music en général." Ces goûts éclectiques ne pouvaient que s’accorder à ceux de Yorkston, qui compte parmi ses influences la chanteuse folk Anne Briggs, le bluesman Mississippi John Hurt, Jacques Brel ou encore les punks Dead Kennedys. Thorne, quant à lui, considère le bassiste de jazz Danny Thompson comme son mentor et se refuse à privilégier un genre aux dépens d’un autre : "Ce qui m’intéresse surtout, c’est de réagir sur le moment et de composer par rapport aux sons qui m’entourent. Danny Thompson m’a appris à garder l’esprit ouvert et à ne pas avoir d’idée préconçue sur toutes les musiques."
– Pays imaginaire
ENTRE DES MORCEAUX AUX ACCENTS orientaux ("Knochentanz", "Sufi Song"), où le sarangi a une place prépondérante sans pour autant occulter les deux autres instruments, se trouvent des ballades folks ("Song for Thirza", "Broken Wave") dans lesquelles Khan se fait accompagnateur, apportant une fraîcheur et une dimension spirituelle propre à la musique indienne. La voix de la chanteuse Lisa O’Neill accentue le caractère naturel qui se dégage de cet album acoustique. Comme un rassemblement de voyageurs dans quelque endroit du globe, une rencontre imprévue, une musique spontanée, et des récits de voyages et de vie racontés par les instruments eux-mêmes.
LE PLUS SOUVENT CALME et quelque peu mélancolique, l'album, sans jamais s’enliser dans une torpeur morose, invite au repos, au recueillement, et à l’introspection. Everything Sacred trouve sa justesse dans un entre-deux mystérieux et onirique. Comme originaire d’un pays imaginaire, une région reculée où les rencontres d’individualités sont aussi rares qu’intenses et profondes dans la générosité et l’échange de savoirs, d’histoires, d’aspirations et de plaisirs personnels.