L`Intermède
Lost : vous avez demandé une réponse, ne quittez pas
Samedi 22 mai était diffusé sur la chaîne américaine ABC l'ultime épisode de Lost, marquant ainsi le terme de la série créée par J.J. Abrams, Damon Lindelof et Jeffrey Lieber. Avec un final à la hauteur de l'ensemble des six saisons, Lost s'impose comme l'une des oeuvres les plus audacieuses et complexes de l'histoire de la télévision. A ceux qui n'ont pas encore vu les dernières images et souhaitent les découvrir par eux-mêmes, nous conseillons de passer le chemin. A tous les autres, néophytes ou aficionados, "Namaste".
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L'avion qui transporte les passagers du vol Oceanic 815 de Sidney à Los Angeles s'écrase sur une île en plein Pacifique. Les survivants s'organisent, avant de se rendre compte que des choses étranges se produisent sur cette île, et surtout qu'ils n'y sont pas seuls. Au rythme de 40 minutes par semaine, les vingt-quatre épisodes de la première saison font événement. La saison 2 accusant une perte d'audience importante, la production menace d'arrêter la série mais, avec le succès de la troisième, un contrat est signé pour trois saisons supplémentaires, au nombre d'épisodes plus restreint - quatorze pour la quatrième, dix-sept pour la cinquième et dix-huit pour la dernière -, laissant ainsi le temps à J.J. Abrams et Damon Lindelof de mener à terme leur projet initial. Car dès la première saison, les créateurs disent savoir exactement où ils veulent aller. De fait, si le scénario de Lost a les atours d'un labyrinthe, il avance inexorablement vers une résolution de chacune des questions qu'il soulève, tout en emmenant le spectateur dans des endroits inattendus.  Il en va ainsi du crash, point de départ apparent de l'histoire qui n'en est en réalité que le point d'arrivée, tout l'enjeu de la série étant de brosser un tableau des personnages pour expliquer qui ils sont, pourquoi ils se sont écrasés dans cet endroit mystérieux et, surtout, en quoi consiste cette île qui ne porte aucun nom.

Cassette d'orientation : Quelques repères pour commencer...
Lost se fonde sur une multitude de personnages qui jouent tous un rôle important, certains étant présents dès le début, d'autres arrivant au cours des saisons. Cinq d'entre eux se détachent néanmoins du lot, au premier rang desquels Jack Shepard, chirurgien brillant, qui doit toujours se prouver quelque chose à lui-même. Fragilisé psychologiquement par les tensions avec son père alcoolique Christian, dont il ramenait le corps aux Etats-Unis par le vol 815, il veut s'imposer en leader mais a du mal à accepter cette fonction. Héros de la série, s'il en est un, il évolue considérablement au cours des saisons, refusant parfois de prendre des décisions, regrettant certaines erreurs avant de finalement accepter son rôle de meneur. A ses côtés, Kate Austen, une fugitive arrêtée par un marshall en Australie et rapatriée par le vol 815 ; elle a assassiné son beau-père qui maltraitait sa mère, et qui se révèle finalement être son père biologique. James Ford est un escroc qui se fait appeler Sawyer du nom de l'homme qui, lorsqu'il était enfant, a escroqué sa mère jusqu'à pousser son père à l'assassiner avant de se suicider lui-même. Le fameux Sawyer n'est autre que le père de John Locke, autre personnage central qui a repris contact avec son fils pour le pousser à lui donner un rein dont il avait besoin pour survivre. Victime d'une chute du huitième étage d'un immeuble à laquelle il a miraculeusement survécu, John est désormais paraplégique. Après le crash, pourtant, il se réveille sur l'île en ayant retrouvé l'usage de ses jambes. Meurtri par la vie, John cherche à donner un sens à ce qui lui arrive et se place en véritable homme de foi. Jack, le rationaliste, refuse de l'écouter mais il est pourtant le seul à comprendre intimement ce qui se passe sur l'île avec laquelle Lost, JJ Abrams, Damon Lindelof, Jeffrey Lieber, ABC, série, île, rescapés, oceanic 815, Matthew Fox, Evangeline Lilly, Josh Holloway, Jack Shepard, Kate Austen, Sawyer, John Locke, Jorge Garciail semble connecté. Enfin, Hugo Reyes, dit Hurley, a gagné à la loterie en jouant des numéros qui s'avèreront liés à l'île. Après ce coup de chance, il se croit maudit car toute une série de catastrophes adviennent. Il est le personnage qui se révèle à lui-même au cours de la série, assumant ses pouvoirs - il peut parler aux morts - et prenant une place de plus en plus active au sein du groupe.

L'île constitue une sorte de point de force spirituel gardé par un protecteur, Jacob, qui se bat contre son frère jumeau, au nom inconnu, cherchant à s'enfuir de l'île et à bouleverser ainsi les équilibres. Persuadé que l'humanité n'est pas corrompue, contrairement à ce que pense son frère, il fait venir des gens sur l'île pour les observer tel un entomologiste mais, systématiquement, les choses dérapent. Redoutant que son frère ne parvienne à le tuer, il cherche un remplaçant pour protéger l'île et sélectionne une série de candidats parmi lesquels Jack, Kate, John, James, Sun, Jin et Hugo. Les survivants du crash sont confrontés à ceux qu'ils appellent "les autres", menés par Benjamin Linus, en réalité aux ordres de Jacob. D'autre part, l'île a été occupée dans les années 1970-1980 par un groupe de scientifiques, The Dharma Initiative, qui y a construit une série de stations de recherche. Ils ont été tués par les autres qui occupent désormais leurs baraquements.

Une structure en kaléidoscope
Lost se construit systématiquement sur deux niveaux narratifs, avec des configurations qui évoluent suivant les saisons. Parce qu'aucune indication de lieu ou de temps - sauf dans les dernières saisons  où la complexité est telle qu'elles deviennent parfois nécessaires - ne sont données, le spectateur ne peut déduire le statut diégétique de ce qu'il voit : s'agit-il du présent, du passé, de l'avenir, d'un rêve, d'une autre réalité ? Les scénaristes joueront sur cette hésitation à la fin de la saison 3 en introduisant sans prévenir des flashforward, c'est à dire des prolepses, des moments d'anticipation sur l'avenir, là où le spectateur avait l'habitude de voir des flashbacks, des retours en arrière. Le septième épisode de la saison suivante combine ainsi les deux, le spectateur ne comprenant qu'à la fin de l'épisode que les temporalités des événements ne coincidaient pas.

Contrairement à l’usage qui s’était imposé jusqu’à la décennie précédente, Lost, comme beaucoup des séries des années 2000, n’a pas de véritable générique : les lettres formant le titre de la série s’approchent simplement sur un fond noir accompagnée par le bruit étrange qui caractérise la bande-son de la série, le tout ne durant que quelques secondes. En revanche, Lost conserve la structure du teaser, ou pré-générique, qui s’achève donc sur l'apparition des lettres, avant la pleine entrée dans l'épisode. Comme pour Alias, autre série créée par J. J. Abrams, cette construction permet à la série de jouer sur des effets de suspens très forts en isolant la première scène de ce qui va suivre. L'art du teaser est notamment porté à son sommet dans les scènes d'ouverture de chaque saison, aux allures de véritables courts-métrages millimétrés réinventant la série à chaque fois. Dans les premières minutes de la deuxième saison, un homme dont on ne voit pas le visage se lève, met un vieux disque, se lance dans ce qui semble être sa routine quotidienne - petit-déjeuner, sport - mais des éléments étranges se glissent dans ces plans : mixture étrange qui compose son repas, injection d’un produit... Soudain, une explosion. Il prend une arme, se place dans un couloir sombre et avec un miroir observe ce qui se passe dans un puits obscur. La caméra se déplace dans ce puits du bas vers le haut pour arriver à l’extérieur en contre-plongée sur le Lost, JJ Abrams, Damon Lindelof, Jeffrey Lieber, ABC, série, île, rescapés, oceanic 815, Matthew Fox, Evangeline Lilly, Josh Holloway, Jack Shepard, Kate Austen, Sawyer, John Locke, Jorge Garciavisage de John Locke et de Jack Shepard, plan sur lequel se terminait la première saison. Cet homme n'est autre que Desmond David Hume, personnage-clef de la série, et ce qui semble être son habitat est une des stations Dharma. Exercice de style, cette séquence est aussi au cœur même des enjeux structuraux d’une série qui se fonde entièrement sur la notion de point de vue.

Chaque saison de Lost est en effet l'occasion d'un déplacement spatial, temporel, voire spatio-temporel, qui relève à chaque fois de l’introduction d’un nouveau point de vue sur les événements. La deuxième saison réinvente l’espace de l’île en introduisant d’une part la station dans laquelle vit Desmond et, d’autre part, l'autre partie des survivants qui se sont écrasés sur le flan opposé de l’île. Ces nouveaux éléments viennent réécrire ce que l’on sait des quarante-huit jours de la saison précédente. Le moment de la rencontre entre les deux groupes de survivants est ainsi vécu d'abord du point des personnages que l'on connait depuis le début, puis dans l'épisode intitulé "les 48 autres jours" du point de vue des survivants de l'autre partie de l'avion. Entre temps, le regard du spectateur a changé et le "meurtre" d'un des personnages, qui marque ce moment de rencontre, se révèle n'être qu'un tragique accident.

Le phénomène de réécriture de l’histoire par l’adjonction d’un nouveau regard qui complète les autres, comme les différentes facettes d'un même diamant, se reproduit au début de la saison suivante. C’est à nouveau un retour au point de départ, le moment du crash, mais cette fois vu du village des Autres, notamment autour du personnage de Juliet, que l'on ne connait pas encore, un mèdecin qui s'occupe des problèmes de fertilité et que Ben retient sur l'île contre sa volonté. Ainsi, le puzzle s'achève. Chaque épisode fonctionne comme une touche qui complète un tableau aux dimensions de fresque, mais jamais de façon linéaire : un élément évoqué au début ne sera explicité que plusieurs saisons après - c'est notamment le cas des deux cadavres que les rescapés trouvent dans une grotte et surnomment Adam et Eve, qui ne sont autres, comme nous l'apprend la saison 6, que la mère et le frère de Jacob. Chaque pièce finit irrémédiablement par trouver sa place.

4 8 15 16 23 42
A ce puzzle structurel de l'intrigue s'ajoutent quantité de références, allusions et indices qui transforment Lost en jeu de pistes pour spectateur attentif. Ainsi, les fameux nombres maudits qu'Hugo a joué à la loterie et qui lui ont permis de gagner se glissent-ils partout, à commencer par le numéro du vol 815, nombre que l'on retrouve sur des horloges qui marquent souvent 8:15. De même, le montant de la récompense pour livrer Kate à la police est de 23 000 dollars. En outre, de nombreux personnages portent des noms de philosophes du XVIIIe siècle, à l'instar de Danielle Rousseau (pour le genèvois Jean-Jacques Rousseau, 1712-1778), John Locke (philosophe anglais, 1632-1704), Desmond David Hume (pour David Hume, philosophe écossais, 1711-1776) ou Edmund Burke (philosophe irlandais, 1729- 1797), mais aussi d'écrivains comme Charlotte Staples Lewis (pour C.S. Lewis, l'auteur du Monde de Narnia). Si les allusions philosophiques et littéraires invitent toutes à rapprocher la série de la question de la nature humaine - l'homme est-il bon par nature ? - débat qui oppose Jacob Lost, JJ Abrams, Damon Lindelof, Jeffrey Lieber, ABC, série, île, rescapés, oceanic 815, Matthew Fox, Evangeline Lilly, Josh Holloway, Jack Shepard, Kate Austen, Sawyer, John Locke, Jorge Garciaet son frère, il ne semble pas nécessaire de chercher une signification précise à toutes ces références à l'intérieur de la diégèse. Chaque élément n'est pas forcément signifiant en lui-même, mais fonctionne dans un système à l'échelle de la série ; il est l'indice d'une thématique et d'une structure générale, une sorte de mode d'emploi pour le spectateur.

Le caractère labyrinthique de la série est notamment dû au fait que l'on découvre au fur et à mesure des épisodes toute une série d'interactions ou d'intersections entre les vies des différents personnages avant le crash. Nadia, par exemple, la femme qu'aime Sayid, ancien tortionnaire de la Garde républicaine en Irak, apparait dans de nombreux épisodes et rencontre des personnages du vol 815. L'influence de Jacob sur la vie de tous ces gens est explicite mais elle n'est pas la seule explication. Symboliquement, l'existence semble représentée dans Lost comme un enchevêtrement de coincidences dont certaines relèvent du hasard et d'autres du destin, mais qui forment toutes un réseau reliant les individus.

"Live together, die alone"
Plus qu'un simple jeu de l'esprit, Lost est avant tout un "ensemble show", une série fondée sur un groupe de personnages qui tissent entre eux des liens complexes au fil des saisons. La création même de la série s'est faite dans des conditions plutôt inhabituelles : la saison des pilotes est passée, et le projet de faire une série autour du crash d'un avion sur une île naît. J.J. Abrams, qui a fait ses armes et ses preuves avec la série Alias, s'empare de l'idée et la développe dans un sens tout à fait inattendu avec l'aide de Damon Lindelof. En un temps record, un  scénario est écrit et le pilote sera tourné à Hawaï - comme le  reste de la série. Dans ce contexte, le choix du casting se fait alors que les personnages n'ont pas été totalement écrits, et la rencontre avec certains acteurs va être déterminante. Yun-Jin Kim, par exemple, passe le casting pour le rôle de Kate mais, apprenant qu'elle parle coréen, l'équipe décide d'exploiter cette compétence et crée le personnage de Sun, et ajoutent ainsi son mari Jin, interprété par Daniel Dae Kim. De même, après avoir rencontré Jorge Garcia, venu pour le rôle de Sawyer, ils créent le rôle de Hurley. Et le personnage de Sawyer va s'adapter à l'accent du sud de Josh Holloway. Bref, des rôles sur mesure, habités par leurs comédiens.
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Mais c'est surtout la dynamique du groupe qui rythme la série, notamment dans la dernière saison : si celle-ci contient, comme les précédentes, son lot d'action, de rebondissements et de révélations, elle prend aussi le temps de se concentrer sur chacun des personnages, leurs destinées, et notamment les grandes histoires d'amour. Les couples que forment Sun et Jin, Jack et Kate, James et Juliet, Desmond et Penny, auxquels s'ajoute l'histoire de Richard et sa femme Isabella, nourrissent la dimension tragique de l'histoire en dramatisant les enjeux et en humanisant une intrigue qui aurait pu peut-être, sans cela, sombrer dans le casse-tête vide. Les retrouvailles de chacun des couples après leur mort sont ainsi des moments qui engagent toute l'intensité des saisons passées. Les relations parents-enfants jouent le même rôle, à l'instar de la famille que forment Claire, Aaron et Charlie, ou la relation difficile entre Michael et son fils Walt. Les voyages dans le temps au début de la cinquième saison sont également propices à ce genre de moments dramatiques : dans le quatrième épisode, par exemple, lorsque les personnages font des sauts dans le temps qui les font avancer ou reculer de manière imprévisible, Sawyer est l'espace d'un instant le témoin caché de l'accouchement de Claire, l'un des grands moments d'émotion de la série, redoublé par la souffrance se lisant sur le visage de Sawyer qui voit Kate mais ne peut l'atteindre.

Comme une mue progressive, l'évolution des personnages est aussi tout à fait frappante. Jacob dit les avoir tous choisis parce qu'il étaient meurtris et seuls, comme lui, mais l'aventure qu'il leur impose rompt cet isolement et révèle à chacun ses potentialités les plus sombres comme les plus lumineuses. "A chacun s'offre une nouvelle vie sur cette île", prédit Locke à Shannon dès la fin de la première saison ; c'est pourquoi il marche à nouveau sur l'île, et que Rose est guérie de son cancer. L'île est l'occasion pour chacun d'affronter ses démons, et de faire la paix avec soi-même et son histoire. D'aucuns ne parviennent à saisir cette seconde chance, frappés du sceau d'un destin sombre - Michael devient ainsi un meurtrier en essayant de sauver son fils. La question du choix est au coeur de Lost :  "Ne me dites pas ce que je ne suis pas capable de faire" est ainsi un leitmotiv des différentes saisons marquant la volonté des personnages d'avoir une prise sur leur vie dont ils ne cessent d'être déssaisis au fur et à mesure des drames qui adviennent. 

A cet égard, la dernière saison s'organise autour de deux passages de relais fondamentaux, révélateurs de l'évolution des personnages : celui que l'on attendait, de Jacob à Jack, et celui que l'on n'attendait pas, plus émouvant encore, de Jack à Hugo. Une série de gardiens de l'île qui accomplissent chacun leur tâche différemment. Jacob était l'homme de l'ambiguité, marqué par le sceau de la souffrance et du crime, l'homme de la solitude. Il est celui qui tire les fils, qui tisse, littéralement et symboliquement, les destins à l'instar des Parques. Jack est l'homme de la transition, celui qui doit accepter son sacrifice. Hugo sera l'homme de la justice et de la générosité, celui qui "s'occupe des gens", comme le dit Ben.  Il ouvre une nouvelle ère, secondé par celui que l'on n'attendait encore moins, ce fameux Benjamin Linus, l'homme de toutes les trahisons, qui trouve là l'occasion de sa possible rédemption.

Lost, JJ Abrams, Damon Lindelof, Jeffrey Lieber, ABC, série, île, rescapés, oceanic 815, Matthew Fox, Evangeline Lilly, Josh Holloway, Jack Shepard, Kate Austen, Sawyer, John Locke, Jorge Garcia"See you in another life, brother"
Lost commence comme une série fantastique, posant des questions auxquelles on ne sait répondre, laissant entendre des murmures dans la jungle, entrapercevoir une étrange fumée noire aux cliquetis mécaniques, se faisant ainsi s'entrechoquer des univers apparemment incompatibles et laissant le spectateur dans l'hésitation fantastique chère à Tzvetan Todorov dans Introduction à la Littérature fantastique. Une vague d'interprétations plus extravagantes les unes que les autres envahit alors les spectacteurs : les rescapés sont-t-ils en fait morts, l'idée du purgatoire étant une des nombreuses théories qui s'imposent dans la communauté des fans ? Doit-on lire la série de manière symbolique ou chercher une explication rationnelle à chaque phénomène? Lost relève-t-elle du fantastique ou de la science-fiction ? Les premières saisons construisent une ambiguité persistante et complexifient sans cesse la masse de données tout en fournissant une série de réponses dont on ne peut parvenir à faire la synthèse. A ce titre, la musique de Michael Giacchino, dissonante et métallique dans les moments de tension, grandiose dans les moments épiques, plus mélodieuse quand elle s'attache aux personnages, épouse chaque instant et combine ces différentes identités génériques.

Saison 4, on croit enfin avoir la réponse. Fort de voyages dans le temps, d'équations de physiciens, de phénomènes électro-magnétiques, le spectateur pense tenir le bon bout : l'île est un lieu qui possède des propriétés physiques uniques et constitue donc un laboratoire d'expériences scientifiques tout autant qu'un laboratoire fictionnel. Les personnages placés dans des situations extrêmes en sont les cobayes et permettent de s'interroger sur l'homme, le temps, le destin, l'individu ou la communauté. A ce moment de la série, les références à la science-fiction se multiplient d'ailleurs : Ben lit Valis de Philip K. Dick, un jeu télévisé pose une question sur Kurt Vonnegut...  Il est donc temps pour les personnages de choisir leur camp : croire ou ne pas croire. Car il reste certains éléments que l'on ne peut évacuer de cette façon : pourquoi tous les événements semblent avoir conduit les rescapés sur cette île ? Quel est le rôle du destin ? Quel est leur rôle sur cette île ? "Il ne faut pas confondre une série de coincidences avec le destin", répètent-ils.

Sur ce, l'ultime saison élève la série à un tout autre niveau. Peut-être, finalement, ni du fantastique, ni de la science-fiction, mais de la fantasy. C'est l'ère du mythologique et, comme par hasard, de l'épique et du tragique. Chaque moment est traversé par le sentiment de l'approche de la fin, au sens chronologique comme téléologique : chacun désormais doit accepter son destin. Il faut alors aux grandes forces s'affronter dans un duel fondamental incarné par les jumeaux, Jacob et son frère. Pas simplement un combat manichéen entre le bien et le mal, mais l'affrontement de deux choix, deux visions de l'ontologie humaine. Aucune ne parvient cependant à vaincre, car Jacob est déjà lui-même Lost, JJ Abrams, Damon Lindelof, Jeffrey Lieber, ABC, série, île, rescapés, oceanic 815, Matthew Fox, Evangeline Lilly, Josh Holloway, Jack Shepard, Kate Austen, Sawyer, John Locke, Jorge Garciacorrompu par le crime. Plus que jamais, il faut alors revenir sur le passé pour comprendre le présent. Le crime des origines n'est pas tout à fait à l'image d'Abel et Caïn ou de Romulus et Rémus. Il est bien plus ambigu, aucun des deux personnages n'étant fondamentalement bon ou mauvais : eux-aussi sont manipulés par les événements tragiques dont ils sont l'objet.
 
Si la science-fiction peut se définir comme problématologique, selon le terme du philosophe Michel Meyer, c'est-à-dire mettant en exergue la question plutôt que la réponse, et, à ce titre, se construit plutôt comme un genre du doute et de l'individu, la fantasy est davantage symbolique, tout aussi polysémique, mais dont l'univers fictionnel est un monde de valeurs, ce qui en fait un genre de la communauté. Lost, avec la sixième saison, se situe bien dans ce cadre : les personnages arrivent seuls mais repartiront ensemble dans la mort. Si la nature de la lumière, celle dans laquelle ils disparaissent ou celle qui constitue le coeur de l'île et qu'il faut protéger à tout prix, n'est pas explicitée, elle n'est pas pour autant problématique mais symbolique, un emblème de ce que chacun voudra bien considérer comme une forme de transcendance, de force spirituelle ou d'autre monde. Un des enjeux fondamentaux de la série est ainsi de construire une communauté de valeurs : toutes les divergences qui opposent les personnages relèvent de visions de monde et de la vie différentes, et si elles ne finissent pas par toutes coincider, elles parviennent, à terme, à coexister. La fantasy travaille la matière du mythe et se veut souvent épique ou tragique, parce que ces trois éléments impliquent une communauté : le mythe est l'événement des origines qui fondent précisément l'existence et la communauté, le héros épique se bat au nom de sa communauté et les dieux sont avec lui ; quant au héros tragique, il est seul mais la transcendance qui l'écrase est une valeur commune. Les personnages de Lost, en particulier dans la dernière saison, se hissent ainsi au rang de héros épique, comme Jack qui se bat jusqu'à la fin pour l'île, ou à celui de héros tragique, comme Sun et Jin que les événements n'ont cessé de séparer mais qui, lorsqu'ils se retrouvent, sont condamnés à mourir ensemble. Jacob et son frère, personnages en un sens mythiques, sont alors non seulement les héros des origines mais aussi le modèle analogique de compréhension de l'humain. Ils constituent une forme de catégorisation symbolique, de canevas. Pourtant, la fantasy telle qu'elle est développée dans Lost n'est pas manichéenne, elle propose une myriade de voies / voix qui se réunissent toutes autour d'un destin commun, chacune apportant son lot de souffrances, de sang et d'erreurs.

Après l'ère des flashback et celle des flashforward, un troisième chemin se dessine dans cette dernière saison, une narration discontinue qui n'est identifiable qu'à la toute fin de la série et qui n'est ni une réalité alternative, ni une uchronie, mais une sorte de bond en avant dans le monde des morts. Une autre vie destinée à ce que tous les personnages se retrouvent après avoir accompli leur destin et soient réunis dans la mort et dans la lumière. Après avoir vécu ensemble, ils choisissent de passer ensemble dans l'autre monde, de se retrouver après avoir été séparés. Cette autre réalité, ce non espace-temps est un lieu de passage où tous doivent se laisser aller ("let go", véritable leitmotiv dans la version originale) et accepter tout autant leur vie que leur mort. Il n'est plus d'explication qui tienne alors. La lumière et l'île sont des manifestations métaphysiques et spirituelles qui n'ont plus à chercher une définition dans le logos, nous sommes désormais autre part. Dans cette église où apparaissent les symboles de diverses religions, les personnages entrent dans la lumière et chacun peut décider du sens qu'elle recouvre. Dans une ultime juxtaposition, aux rescapés entrant dans la lumière succède la scène de la mort de Jack sur l'île qui marque son entrée dans ce lieu de passage. La boucle est bouclée. L'oeil de Jack s'ouvrait dans cette forêt de bambou alors que l'avion Oceanic 815 venait de s'écraser. Blessé à mort, il s'allonge maintenant au milieu de ces mêmes arbres, voit passer au dessus-de lui l'avion dans lequel s'échappent ses amis, et finalement son oeil se ferme. Ecran noir.
 
Claire Cornillon
Le 30/05/10

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Lost
, série américaine de J.J. Abrams, Damon Lindelof et Jeffrey Lieber
121 épisodes, 6 saisons
Avec Matthew Fox, Evangeline Lilly, Dominic Monaghan, Josh Holloway...
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Crédits photos : ABC