COMMENT PORTER UN REGARD NOUVEAU sur l’amour ? Comment être juste en utilisant de simples mots lorsque l’on traite d’un sujet si éculé ? Dans la Grue du Japon, Fabrice Melquiot parvient à toucher, renouveler et parler la langue de l’amour. Il n’est donc pas étonnant que France Culture ait choisi cette œuvre, dans un cycle consacré à ce dramaturge, pour une lecture en public qui sera radiodiffusée dans Théâtre & Cie à l'automne 2018. La beauté de ce texte subtil est encore rehaussée par les voix de Charlotte Rampling, André Wilms et Vladislav Galard.
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Triangle amoureux
IL S'AGIT D'UN TRIO AMOUREUX classique, qui débute par un duo hésitant : Anna, ancienne grande chanteuse lyrique, âgée de soixante-dix ans vient de faire l’amour avec Bogdan, un très jeune peintre en bâtiment. Elle se réveille et ne croit pas au lendemain de cette histoire et pourtant… après trois mois d’idylle, le temps de vie minimum "d’une fourmi ouvrière", Anna et Bogdan se rendent chez l’ex-"mari" d’Anna, toujours très présent dans sa vie. André, artiste-peintre, se méfie du jeune Franco-polonais ; il est persuadé que ce dernier, loin de vouer à la grande Anna un amour sincère, en a fait l’objet de ses fantasmes gérontophiles.
LE TRIO AMOUREUX, TOPOS LITTÉRAIRE s’il en est, fonctionne à plein et, grâce à l’adaptation moderne du sujet, il ne s’épuise pas. Anna est partagée entre deux hommes d’âges complètement différents, telle une Phèdre moderne, amoureuse d’un Hippolyte. "Je pourrai être ta grand-mère", constate-t-elle. Mais cet amour est possible, réciproque. Et ce sujet potentiellement dérangeant, le texte l’aborde à tâtons, dénouant les préconceptions du lecteur avec une délicatesse qui contraste avec les contre-discours habituels.
LES PERSONNAGES SONT EUX-MÊMES GÊNÉS, doutent, passent du tutoiement au vouvoiement une fois l’aube arrivée. La nuit terminée, Bodgan réclame un café, symbole d’un partage possible, d’une relation à construire qu’Anna tarde à lui offrir. Ce duo amoureux prometteur qui ouvre la pièce devient rapidement un trio, par la voix d’André que seule Anne entend via les coups de téléphone qui rythment ses journées. Les personnages sont rarement trois à échanger, pourtant Melquiot parvient à dessiner brillamment l’étendue des contours de ce triangle amoureux. L’autre, que ce soit Bogdan ou André reste toujours présent par son absence.
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Entre lyrisme et trivialité
LA PUISSANCE DU TEXTE réside également dans sa poésie. La métaphore de la danse parcourt le texte, d’Anna qui "danse sur un fil" grâce à son idylle, à André qui partira voir la danse du plus grand et majestueux oiseau donnant son nom à la pièce. Les mots de Melquiot sont choisis, pesés mais son lyrisme est souvent empreint d’une certaine trivialité. Alors que Bogdan cherche une éponge pour nettoyer le café renversé, qu’il ne parvient pas à boire, Anna lui répond : "Avec les étoiles de mer, au fond des océans".
LA VOIX D'ANNA est celle de notre époque, celle de tous les lecteurs. Elle ancre cette histoire d’amour dans un réalisme vivant et cette voix intime devient un cri de vérité qui touche : "Personne ne t’oblige à faire la conversation, personne ne t’oblige à prendre soin de moi, personne ne t’oblige à trouver le bon point final pour ponctuer la phrase, c’était une petite phrase, on a bricolé des choses avec nos sexes, et alors ? ça arrive aux plus cons. C’est banal." Cette banalité arrive à se dire et à nous donner envie sans cesse de tourner les pages, de connaître la suite qui se déroule et s’écrit toujours plus subtilement. On sourit. Melquiot évite alors le piège du pathos et la fin s’envole vers un lyrisme paisible.
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Radiophonie
DÈS LA PARUTION DE SES PREMIERS TEXTES, Les Petits mélancoliques et Le Jardin de Beamon, destinés à la jeuness, Melquiot voit ses oeuvres diffusées sur France Culture. Il reçoit par la suite divers prix, notamment le prix SACD de la meilleure pièce radiophonique. Il poursuit différents projets mais n’a jamais cessé de travailler en partenariat avec France Culture, comme le feuilleton radiophonique Toxic Azteca Songe avec Denis Lavant, Jean-Quentin Châtelain, Manuel Ulloa, enregistré en 2008-2009. La radiophonie apporte une voix à un texte, pose les jalons d’une future mise en scène possible et transporte l’auditeur dans l’univers palpitant de Fabrice Melquiot.
LE TEXTE LA GRUE DU JAPON, qui a lui seul surprend par sa justesse, semble s’incarner par la voix des acteurs recrutés. Celle de Charlotte Rampling ainsi que son jeu, tout en douceur et retenue, accentuent la dimension poétique du texte de Melquiot. Vladislav Galard, avec son grain de voix suave, apporte la dimension sensuelle, la naïveté de la jeunesse. Christophe Hocké, qui réalise cette lecture, propose des choix d’interprétation judicieux. Pour la première partie, "L’Aube glacée", les deux acteurs se trouvent serrés autour d’un même micro, gênés par leur présence respective, choix mimétique du texte. Dès la deuxième partie, "Eternité prends-nous", les acteurs circulent autour des micros et leurs corps se libèrent. La troisième partie, "Et je te dirai console-moi" voit apparaître André Wilms qui devient André Lemoine sous nos yeux de par ses présences scénique et vocale.
L'INTERPRÉTATION D'ANDRÉ WILMS apporte au texte une dimension comique par son jeu de jaloux, sa supériorité sociale et intellectuelle. Il se moque de son rival, "ils ont sûrement un modèle enfant - pour machin", insulte "le géronto" sans réel argument. Lui est artiste alors que l’autre n’est que peintre… C’est pourtant dans sa voix que réside les plus belles paroles amoureuses. Seul avec Bodgan, "Ô pleurs d’amour-fureurs", André crie son amour, touche à la vérité, à la complexité du sentiment amoureux : "Tu ne comprends pas qu’on puisse aimer follement une personne et ne pas supporter de vivre avec elle ?" Le choix des acteurs est pertinent, met en valeur un texte déjà subtil, vrai, beau sans ostentation, tout en conservant une délicatesse poétique. A travers ces trois personnages, pourtant très différents, l’auditeur se retrouve confronté à différentes visions de l’amour, où l’on peut se retrouver dans chacun et où aucun ne se trompe. Des questions en suspens dans un coin de nos têtes, comme celle de savoir si celui qui aime vraiment est-il celui qui s’efface ?
P. S.
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à Paris, le 7 octobre 2018
La Grue du Japon, de Fabrice Melquiot
Lecture publique
Avec Charlotte Rampling, André Wilms et Vladislav Galard
Et les musiciens Dominique Dépret, Rémy Poncet et Isabelle St Rose
Réalisation de Christophe Hocké
Diffusion prévue sur France Culture le 21 octobre 2018 dans le cadre du cycle Melquiot (14, 21 et 28 octobre)
Crédit image : Jeanne Roualet