
IL EST LE YIN, elle est le yang. Ou l'inverse. D'un côté, Adam (Tom Hiddleston), musicien aux longs cheveux noirs et aux vêtements sombres, volontiers suicidaire comme ses héros romantiques, vivant dans une maison isolée dans la ville industrielle de Detroit. De l'autre, Eve (Tilda Swinton), aux longs cheveux presque blancs, vêtue de couleurs claires, qui parcourt, tel un fantôme, les rues nocturnes de Tanger. Elle dévore les livres, dans toutes les langues qu'elle maîtrise. Il collectionne les instruments de musique anciens. Elle est centrée, déterminée. Il est dépressif et solitaire. Ils sont immortels, ont tout vu et tout connu, et ils s'aiment pour l'éternité. Chacun vit dans sa ville mais lorsqu'ils se retrouvent, rien ne peut les séparer ; leurs corps sont toujours en contact, une tête posée sur l'épaule de l'un, une main autour de la taille de l'autre. Et lorsqu'ils se réveillent, ils ne sont pas simplement l'un à côté de l'autre mais toujours entrelacés, comme dans cette image saisissante où les jambes d'Eve sont posés sur le dos d'Adam alors qu'il tient le mollet de sa bien-aimée dans la main. Ils opposent leur érotisme tendre aux clichés d'une sexualité vampirique violente et perverse.
post-industriel auquel Jarmusch est attaché s'opposent les ruelles si pittoresques de Tanger que le couple arpente à pied. Chaque image de ce duo contrasté semble dès lors exister pour devenir une pochette de disque. La musique est d'ailleurs, dans Only lovers left alive, plus qu'un accompagnement. Plus qu'un thème même du film, elle en donne le ton. Elle y est un mode de vie. On retrouve partout l'univers culturel ou plutôt contre-culturel de Jarmusch, jusque dans le nom du café de Tanger qui fait écho à celui de Brion Gysin, artiste britannique inventeur du cut-up et proche de William Burroughs.
LES VAMPIRES de Jarmusch vivent de sang qu'ils consomment dans des verres à pied, comme une drogue subtile qui les transporte pendant un instant avant de les abandonner à une rechute vers le quotidien. Marginaux sophistiqués, ils choisissent de ne pas faire de vague pour coexister avec les humains dans le monde contemporain. Adam méprise les mortels, ceux qu'il appelle les zombies. Mais en apparence seulement, car il en a admiré plus d'un, dont les portraits s'affichent sur les murs de sa maison : Poe, Byron, Baudelaire, Kafka, Neil Young. Scientifiques et artistes constituent son panthéon, à lui qui consacre sa vie à la musique et à concevoir des inventions à ses heures perdues. Adam, explique Tom Hiddleston, lui aussi venu défendre le film à Cannes aux côtés de Tilda Swinton et de John Hurt, "incarne un romantisme et une mélancolie mais continue à être mu par la curiosité envers les choses qu'il aime. Il est passionné par les particules qui vibrent, qu'elles soient des instruments à cordes ou qu'elles soient des étoiles. Il est à la fois brillant musicien et brillant ingénieur." Au-delà même de la construction du personnage, on sent bien que Jarmusch investit chaque livre, chaque vinyle qui tourne sur une platine, chaque portrait d'écrivain ou de musicien d'une portée personnelle et intime.
traitement électrique, joue pour beaucoup dans cette atmosphère à la fois contemporaine et chargée du poids d'une histoire, sublime et dérisoire. Car c'est avant tout la simplicité de moments d'intimité que l'on retient du film, cette authenticité inattendue avec laquelle Eve et Adam se mettent à danser tendrement dans leur maison de Detroit.

