ADOSSÉ AU MUR BLANC IMMACULÉ, un thermomètre dans la bouche, Syd March (Caled Landry Jones) prend sa température, emmitouflé dans son manteau, sous un ciel gris monotone. La caméra recule, dévoilant un visage à côté du sien, image géante qui se détache sur la blancheur du mur : c'est Hannah Geist (Sarah Gadon), la jeune star, adulée par tout un chacun, dont l'affiche de papier glacé fige le sourire étincelant. Tout les sépare a priori, mais leurs chemins vont pourtant se croiser. Ou plutôt leurs corps. Antiviral, c'est le premier long métrage de Brandon Cronenberg - le fils de David - qui a accordé un entretien à L'Intermède à l'occasion de la sortie du film en France. Le jeune cinéaste y explore le culte des vedettes et les maux d'une société où l'isolement et l'absence de communication sont poussés à l'extrême, si bien que le besoin de trouver un moyen d'être en contact avec ces stars qui les fascinent poussent les fans à se faire innoculer les maladies qu'elles ont contractées. L'image sur l'écran de télévision s'incarne ainsi dans la concrétude de votre corps : bienvenue dans le mirage du star system 2.0.
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Par Claire Cornillon
DANS LE MONDE d'Antiviral, les célébrités dont la vie s'étale sur les pages des magazines et sur les écrans de télévision sont désormais accessibles au citoyen lambda grâce au service que pourvoit la clinique Lucas. Chacun peut nouer un contact intime avec la star de ses rêves, par le biais des virus. La grippe d'un tel ou, mieux encore, l'herpès d'une autre, et vous voilà partageant le même agent pathogène que l'objet de votre adoration. Il ou elle est là, dans votre sang, dans votre corps. Syd March excelle à vendre ces produits miracles. Son discours est bien rôdé et le client ne peut lui échapper : la star exerce un tel attrait et elle pourrait être si proche. Comme toute la société que dépeint Antiviral, cet entretien n'est qu'une illusion, l'apparence d'une communication, qui n'est en réalité rien de plus qu'un échange convenu.
– Obsession
LE FILM ENTIER se construit sur la routine et la solitude. Celle de Syd, notamment, lui qui se sert de son propre corps pour transporter des virus et les revendre au marché noir. Aucune relation humaine ne vient troubler la mécanique bien huilée que constitue sa vie. Toujours les mêmes repas faits de sandwichs industriels dans leur boîte en plastique et d'une bouteille de jus de fruit. Toujours les mêmes vêtements. Toujours les mêmes habitudes. Et pourtant, il y a bien une personne que Syd voudrait atteindre : la fameuse Hannah Geist. Mais comme tous les autres, il ne peut assumer une relation réelle ; celle qu'il entretient avec son fantasme ne peut être qu'indirecte.
LA STAR, dans cette quête même d'intimité, est déshumanisée, objectivée. Comme Hannah Geist, qui enlève ses lunettes noires en boucle dans une vidéo promotionnelle, le film joue sur les leitmotive et les scène récurrentes, dans une répétition obsessionnelle. Qu'importe finalement l'identité profonde de la personne que l'on idolâtre, elle n'est qu'une image, qu'une construction, "plus que parfaite, plus qu'humaine", suggère Syd March à ses clients, comme dans un double inversé du slogan de la Tyrell Corporation dans Blade Runner, "Plus humain que l'humain". "Les célébrités existent en tant qu'idées dans la conscience collective plutôt qu'en tant qu'êtres humains et que véritables corps", nous explique Brandon Cronenberg. Or cet état de fait n'est même pas caché. Au contraire. Le fondateur de la clinique déclare à la télévision que "la célébrité n'est pas un accomplissement. Les célébrités ne sont pas des personnes, elles sont des hallucinations collectives." Même Syd, qui semble si conscient de cette "maladie culturelle", comme la qualifie le réalisateur, si cynique, est pourtant "véritablement défini par cette culture et mu par ses obsessions." "Peut-être n'es-tu rien de plus qu'un autre fan", lance à Syd un autre personnage. Lui aussi a construit sa vie autour de la vénération d'une image. Et les scènes fantasmatiques et cauchemardesques qui ponctuent le film soulignent cette implication imaginaire de Syd dans cette hallucination collective.
LA NOTION MÊME d'image est au coeur d'Antiviral, posant la question de l'équivalence entre l'image et l'objet de l'image. La machine qui transforme les virus pour les rendre non contagieux pose sur eux un visage déformé : c'est en modifiant cette image que le technicien change la structure génétique du virus. De même, "Sarah ne voulait pas jouer ce rôle au départ, raconte Brandon Cronenberg. Elle ne se voyait pas en icône. Et lorsque Hannah Geist est coiffée et maquillée au ralenti, c'est en fait Sarah qui est en train d'être préparée. C'est une image des coulisses du tournage que je voyais comme un commentaire sur le fait que nous avions à la soumettre à ce processus pour la transformer en icône, afin de commenter ce même processus de transformation d'une personne en icône."
– Viscéral
SYD EST L'INTERMÉDIAIRE entre ces deux mondes : le monde des images, d'un blanc éblouissant, faussement aseptisé, et celui des coulisses, sombre et sale, corporel et organique, chacun représenté au sein même du film par une esthétique opposée. D'un côté une caméra fixe, "qui rappelle les caméras de surveillance", comme le souligne Brandon Cronenberg, inscrit sur la pellicule l'univers glaçant de la clinique Lucas et de ces employés. Les individus y sont renvoyés à leur isolement, puisque seul le montage cut les relie sans un mouvement de caméra qui tisserait un lien. La caméra voyeuriste y impose son point de vue. De l'autre côté, la plongée dans l'univers des trafics et du marché noir où la caméra s'infiltre en suivant l'avancée du protagoniste. Les machines qu'utilisent les personnages tranchent d'ailleurs avec l'aspect contemporain de la clinique : elles paraissent anciennes, faites de jauges et de tuyaux, loin des technologies numériques. Elles sont de fait organiques, "viscérales", comme dit l'avoir souhaité le réalisateur, et prolongent les corps.
AU CENTRE DE CE MONDE, il y a le sang. Le sang qui représente à l'image la maladie mortelle qu'a contractée Hannah Geist et qui atteint bientôt Syd. Pas de maquillages exubérants dignes de films d'horreur, mais simplement ce sang qui s'écoule de la bouche, à la fois simple et terrifiant. "Je voulais quelque chose de visuel", explique Brandon Cronenberg. Et ce choix du sang construit en effet l'image d'une contamination. Le sang éclabousse la clinique immaculée. Il contamine l'espace du film pour mieux révéler ce qui se cache en dessous des apparences. Caleb Landry Jones, qui livre ici une performance extrêmement physique - le réalisateur avoue même qu'il a fallu lui donner des limites : "Je lui disais : Non tu dois mettre des protections pour les genoux, tu ne peux pas simplement te jeter par terre comme ça" - souffre à l'écran pendant 1h45. Sang, salive, sueur. Il représente lui-même à l'écran cette corporéité si ambivalente. Brandon Cronenberg nous oblige à regarder cette aiguille qui s'enfonce dans le bras ; il oblige à prendre conscience des mécanismes qu'il dénude, jusqu'à ce que les yeux se ferment de terreur.