"PERMESSO… ?" — "AVANTI!" : le titre du film, le vingt-quatrième de la carrière de Billy Wilder, est issu d'une politesse. Avanti! est pourtant loin d'être une œuvre si distinguée : en 1972, le code Hays est révoqué depuis maintenant six ans et le célèbre cinéaste n'a alors plus à s'interdire toute nudité ou grossièreté pour ses personnages. Il reste pourtant assez éloigné de la tendance de l'époque qui voit, l'année précédente, le triomphe, dans les salles obscures, d'Orange Mécanique de Stanley Kubrick. À l'heure des retombées des Nouvelles Vagues sur tous les champs du cinéma, Avanti ! est un échec commercial et reste éclipsé par la notoriété des précédents longs métrages de Wilder, à l'instar de Certains l'aiment chaud (1959) et Boulevard du crépuscule (1949). Il est cependant tout sauf une œuvre de fin de carrière, réalisée par un cinéaste qui peinerait à retrouver ses moyens d'antan. Sa réédition en DVD, en mai, permet même d'apprécier l'une des facettes méconnues de Billy Wilder : derrière l'humour grinçant du satiriste, une étonnante chaleur humaine. – Par Thibaut Matrat
CE DOIT ÊTRE UN COMBLE, mais aucun des grands cinéastes ne semble aimer ses grands films. "Je ne l'aime pas particulièrement, mais je veux bien en parler", déclare ainsi Billy Wilder à propos d'Avanti!. "C'était à l’origine une pièce de Samuel Taylor, dont j'avais déjà adapté Sabrina (…) Je n'en ai rien utilisé, si ce n'est la situation de base : un Américain et une Anglaise se retrouvent en Italie pour récupérer les corps de leurs parents, le père du garçon et la mère de la fille, tués dans un accident d'automobile." Wendell Ambruster Junior, incarné par Jack Lemmon, le "Monsieur Tout-le-monde" de Wilder, est cet Américain sur le déclin qui a hérité de la fortune et de la société de son père et qui à présent hérite de son cadavre, sans beaucoup plus d'émotion. L'homme d'affaires se rend immédiatement en Italie pour "récupérer le corps". Pressé, il enchaîne en quelques rapides séquences l'avion, le train, le bateau, puis la voiture, pour finalement arriver dans le lieu central du film : l'hôtel Excelsior, tout en couleur et en fioritures, à des kilomètres de la grisaille américaine. Deux lieux aux rythmes que tout oppose : l'Italie, avec ses retards administratifs, ses pauses-déjeuner et ses tranquilles habitants, oblige le grincheux Wendell à différer son départ de deux jours. Deux jours durant lesquels il va changer du tout au tout.
– Jouer son père
LES APPARENCES SONT TOUJOURS TROMPEUSES chez Billy Wilder. Wendell junior découvre des vérités cachées sur son paternel, en complète contradiction avec l'homme guindé que Wendell senior paraissait être. Si ce dernier venait un mois par an dans cet hôtel Excelsior, ce n'était pas pour ses célèbres bains de boues soignant les rhumatismes, mais bien parce qu'il entretenait une liaison avec une femme, Madame Piggott, décédée avec lui lors de l'accident de voiture. Dans Avanti!, le monde n'est que pure apparence : dans l'hôtel, tout semble faux et fantasmé, les Italiens parlent trop fort et avec trop de gestes. Mais c'est justement à partir de cette théâtralité que la fable wildérienne prend vie. "Il y a deux corps", explique le directeur de l'hôtel, à un Wendell qui n'en revient pas. Deux corps, et une symétrie des situations : car Miss Piggott junior, elle aussi, est à l'hôtel Excelsior pour récupérer le corps de sa mère. Le fils et la fille sont placés dans les chambres de leurs parents respectifs, leur rencontre étant orchestrée de main de maître par Carlucci, le directeur aux talents de Cupidon (Clive Revill). Les deux grands enfants sont peu à peu amenés à (re)jouer les rôles de leurs parents. Rien n'y échappe : de leur traditionnel dîner du soir, accompagnés par l'orchestre à la terrasse de l'hôtel, jusqu'à leurs mémorables bains du matin, dans le vaste océan bordant la baie. Wendell, peu à peu, oublie sa femme acariâtre laissée dans la grise Baltimore pour l'extravagante Pamela Piggott.
BIEN PLUS QU'UN REMPLACEMENT violent du père - comme c'était le cas dans Assurance sur la mort, où la figure paternelle était purement et simplement assassinée afin de pouvoir prendre sa place -, ce que filme ici Wilder, c'est le moment-pivot de l'existence, celui de l'entrée d'un homme dans l'âge mûr. Nous ne verrons jamais ni Wendell Ambruster senior ni son corps, mais son souvenir semble pourtant imprégner chaque séquence du film. Dès le générique terminé, Jack Lemmon saute d'un petit jet privé dans un gros avion de ligne. Une fois dedans, il échange sa tenue de golf contre le costume-cravate d'un homme plus âgé. Et sans cesse, ce passage du plus jeune au plus vieux, ce passage d'un corps à un autre est signifié. Avanti! est bien une histoire de passage, d'entrée dans quelque chose, à commencer par son titre : l'expression "Avanti! " signifiant tout simplement : "Entrez !" Et voilà bien l'enjeu pour Wendell junior, non seulement l'entrée dans la deuxième partie de sa vie, mais également la permission donnée à quelqu'un d'entrer dans la sienne. "Nous avons un problème de communication", se tue-t-il à répéter à Pamela. Wendell est de fait quelqu'un qui ne sait pas communiquer. Au début du film, il est celui que le spectateur n'entend pas parler parce le bruit d'un avion ou d'un bateau recouvre ses paroles. Il est l'homme de Baltimore, où les habitants ont le pouvoir, comme il l'explique à Pamela, de "transformer une belle histoire d'amour en quelque chose de sordide". Mais dès lors que l'homme d'affaires est placé dans ce monde théâtral qu'est l'hôtel Excelsior, dès qu'il cesse ses percées furieuses et pressées dans l'espace, là, il peut réellement avancer. Et il n'est pas anodin qu'il soit amené à présenter Pamela comme son "interprète", lorsqu'il doit mentir à sa femme sur l'identité de son amante. Car c'est bien cela que la jeune femme va lui permettre : une fois Wendell placé dans un monde étranger au sien, elle va lui permettre de se traduire autrement.
– Diversion et Divertissement
IL NE FAUDRAIT cependant pas croire à une fable mièvre, où le révéré cinéaste dévoilerait une sensibilité exacerbée et tardive : Billy Wilder n'a, dans Avanti!, rien perdu de son mordant acéré contre la société américaine ; peut-être même que, par effet de contraste, son humour y gagne en lucidité. "Je garde toujours à l'esprit que, avant tout, notre devoir est de donner aux spectateurs deux heures et demi de détente, de plaisir, de rire, avec une réflexion de temps en temps, sans les forcer à avaler des messages ennuyeux et sentencieux", précise le cinéaste. La détente proposée est ici pourtant tout sauf irréfléchie : bien au contraire, elle ne cesse de renvoyer aux Américains une image peu flatteuse d'eux-mêmes. Il semble ainsi y avoir deux théâtres au sein d'Avanti! : le bon théâtre, celui de l'Italie, de comédiens qui se savent cabotins au possible, qui serait ici opposé au mauvais théâtre, celui de l'Amérique, figuré par le Wendell du début du film, ou par le dénommé J.J. Blodget, l'empressé représentant du ministère, venu rechercher Ambruster junior "de toute urgence".
VOILA BIEN LA PRINCIPALE caractéristique de ces mauvais acteurs, ces acteurs qui s'ignorent eux-mêmes : l'urgence. Pas une minute à perdre lorsqu'il s’agit de rapatrier le corps, de réciter un éloge funèbre, ou même de prendre un bain de boue. "Batman is here", résume Blodget, pas peu fier de lui, expliquant au jeune Ambruster la magouille diplomatique lui permettant de rapatrier le cadavre de son père sous une fausse identité. La force de la critique vaut aussi en ce que Wendell est alors passé d'un monde à l'autre, devenant plus serein et tranquille au sein du féérique hôtel Excelsior, changeant au rythme de l'Italie. Mais malgré l’humour de la comparaison Italie/Amérique, et malgré la façon dont Avanti! met en scène un lieu coupé de la vitesse du monde moderne, l'œuvre reste en prise avec son temps. Wilder situe et tourne en partie son long métrage à Ischia, en décors trouvés et non de studio, et instaure parcimonieusement des références peu amusantes, qui ici font tout de même beaucoup rire. Ainsi, quelques nostalgiques de l' "ancien temps" se rappellent encore très bien du salut mussolinien, Blodget évoque son idée géniale pour régler "l'affaire Batista de Cuba", ou conseille à Carlucci d'éviter un poste à Damas, parce qu' "avec la présence des Russes en Méditerranée, la position endurcie des Arabes et la capacité de première frappe d'Israël, c’est une foutue poudrière. Ça peut péter à tout moment. Vous voulez mon avis ? Oubliez Damas."
– Une odeur de l'Italie
TOUT CELA, pris dans le cours du film, passerait presque inaperçu. C'est que le cinéaste, même s'il met en images une idée purement moderne - l'incommunicabilité de Wendell -, le fait sans chercher à révolutionner une certaine forme classique qu'il a portée à son apogée. Wilder semble en effet avoir un don pour ce qui ce qui tient à l'évitement de tout pathos ou toute lourdeur, savoir-faire qu'il aura peut-être en partie reçu de son ancien maître à filmer, Ernst Lubitsch. Grâce à son bestiaire de personnages extravagants et à son sens du détail ravageur, le cinéaste réussit ici à transformer des situations vouées au cliché en petits coups de génies. Un exemple : il fait très beau, le soleil se lève, les deux amoureux nagent nus dans l'eau, et vont tous deux s’allonger sur un rocher. Mais voilà, premier détail : Jack Lemmon a gardé ses chaussettes noires, qui lui remontent jusqu'aux genoux. Second détail : Bruno, l'ancien mafioso expulsé des Etats-Unis, sort son polaroïd et se met à prendre les deux nudistes en photos, afin de faire chanter une fois de plus le richissime Wendell. Et enfin, pour couronner le tout, à la vue de la jeune femme nue sur le rocher, une bande de marins obsédés sexuels mettent les voiles sur eux en hurlant de joie. Trois trajectoires viennent ainsi contrecarrer l'histoire d’amour, ou plutôt gâcher le cliché. Toute la structure du film fonctionne exactement de la même manière : l'intrigue principale semble sans cesse s'envelopper d'histoires parallèles, qui cachent à Wendell son propre changement. Loin des lignes droites de Baltimore, Wilder emprunte les virages décousus de la petite Italie. Il en résulte un film au charme étrange, "avec une odeur de l'Italie où il a été tourné", comme le dit Wilder lui-même, où l'amour et la mort se mêlent au milieu des plaisanteries, jusqu'à ce que Wendell et Pamela puissent enfin mettre leurs parents en terre, côte à côte. Ultime moment d'émotion, et ultime gag : il faut changer le cercueil du défunt père de place, pour le mettre à droite de feu Madame Piggott. "C'est crucial, explique Wendell junior. C'était sa bonne oreille."
Avanti!
Comédie romantique de Billy Wilder, 1972
Avec Jack Lemmon, Juliet Mills, Clive Revill, Edward Andrews…
Réédition en DVD en France le 3 Mai 2012
Durée : 2h17