"ANARCHY ! MISERY ! MURDER ! FEAR ! These are the weapons of dictatorship !" Dès les premiers plans du Livre Noir d'Anthony Mann, la voix-over alpague le spectateur, le plaçant en plein cœur d'une Révolution Française aux apparences de studio hollywoodien, dans un pur film de série B — néanmoins doté d'ambitions de série A. Car si Le Livre Noir (1949), jusque ici méconnu et oublié, ne constitue sans doute pas l'aboutissement de la carrière d'Anthony Mann, il n'en reste pas moins un film-charnière dans sa filmographie, lui qui, sous ses airs de reconstitution insouciante, propose bel et bien une réflexion cinématographique et politique. Retour sur une oeuvre qui s'offre enfin une seconde vie avec sa sortie DVD. – Par Thibaut Matrat
HOLLYWOOD A TOUJOURS entretenu une relation ambiguë à l'Histoire, entre rêve et réalité, mythe et vérité. Il suffit de penser à L'homme qui tua Liberty Valance de John Ford qui fait de cette relation entre histoire et mythe son sujet même, et à cette phrase devenue un poncif : "Quand la légende dépasse la réalité, publiez la légende !" C'est là un enjeu majeur du cinéma américain, à qui l'on a souvent demandé, par sa qualité d'art "reproduisant le réel", de pourvoir à l'éducation historique de ses compatriotes - le tout, bien sûr, en restant "du cinéma". Dans ces conditions, Le Livre noir d'Anthony Mann, reconstitution en studio de la Grande Terreur, petit film en costumes avec un budget plus que restreint, ne pouvait que passer inaperçu. Si cette "vérité historique" implique d'une part un réalisme visuel quasi parfait et référencé, confinant au mimétisme, et d'autre part un respect total des faits, alors Le Livre Noir est bien une véritable catastrophe historique.
– Film noir
POUR S'EN CONVAINCRE, les trois premiers mots du film suffisent : "26 Juillet 1791 !" Les évènements évoqués dans le film datent en réalité tous de 1794. Et ce n'est que la première d'une série de grossières erreurs historiques qui vont scander le long métrage jusqu'au générique final. Ainsi, si Maximilien Robespierre (Richard Basehart) devient le grand méchant de l'histoire, "un fanatique avec une énorme perruque et l'esprit dérangé" selon la voix-over, Danton, lui, est ici dépeint comme rien moins que "le sauveur de la France", injustement exécuté. Les scénaristes du film ne se sont visiblement pas gênés pour simplifier les évènements, offrant ainsi au réalisateur une vision manichéenne des événements, afin de broder sur fond de Révolution une intrigue faites de manipulations politiques.
CETTE LIBERTÉ AVEC LAQUELLE Hollywood traite l'histoire - Gladiator de Ridley Scott, certes extrêmement documenté mais totalement erroné dans ses faits, en est un exemple récent -, n'est problématique que si l'on réduit le cinéma à ce mimétisme du réel. Et cet argument ne suffit pas à condamner Le Livre noir ; encore moins ce film au sein même de l'œuvre d'Anthony Mann. Le long métrage trouve au contraire une place centrale dans sa filmographie, et pourrait même être considéré comme le pivot entre ses "deux" carrières : entre un parcours honnête dans le film noir de série B, où Mann se perfectionne, réalisant au passage quelques coups de maître (La Brigade du Suicide), et sa période la plus connue, celle de ses "westerns psychologiques" avec James Stewart (L'Appât, L'Homme de la Plaine, Je suis un aventurier...). Le Livre Noir, réalisé en 1949, soit un an avant le premier western de Mann (La Porte du Diable), présente en effet la particularité d'être un film historique (comme, à sa manière, le western est un genre historique) qui traite pourtant son intrigue comme un film noir. Il s'agit bien, véritablement, d'une passerelle entre le premier et le second Anthony Mann.
LES RAISONS QUI SONT A L'ORIGINE de l'hybridité du film sont assez évidentes : encore doté d'un petit budget pour Le Livre noir, Mann ne peut alors se permettre d'en faire un film en costumes de trois heures ; il est même tenu à l'efficacité dramatique. D'où ce choix surprenant d'une intrigue quasi policière couplée à des éclairages expressionnistes grâce au travail du chef opérateur John Alton, qui avait déjà accompagné le cinéaste durant ses meilleurs films de série B. Au cœur de ces noirs et blancs profonds, striés, c'est la bassesse humaine que traque Mann. Et, comme par la suite dans ses westerns, il met en scène son intrigue autour d'un objet attirant toutes les convoitises : une winchester dans Winchester 73, un troupeau dans Je suis un aventurier, une récompense dans l'Appât, et ici, un mystérieux livre noir. Livre noir, et livre imaginaire : petit carnet sur lequel Robespierre a noté tous les indésirables qu'il aura à supprimer, il est par là le ressort dramatique permettant au récit de prendre forme. L'histoire, simplifiée, devient ainsi la lutte entre les méchants (Robespierre, Saint-Just) qui s'apprêtent à imposer à la Convention la dictature, et les bons (Barras, Danton très vite guillotiné, Tallien), qui veulent le livre noir pour révéler à la Convention les atrocités que Robespierre commettra s'il est élu dictateur. Au milieu de ces deux camps, le politicien et opportuniste Fouché (Arnold Moss), et le héros de l'histoire, imaginaire lui aussi, Charles d'Aubigny (Robert Cummings), qui a pour mission de s'infiltrer auprès de Robespierre, afin de l'empêcher de devenir dictateur.
– Ligne d'horizon
ANTHONY MANN, qui n'écrit presque jamais de scénarii, prête peu d'attention à ceux-ci. Là encore, ce n'est pas l'histoire en tant que telle qui l'intéresse (bazardée dès le générique par la voix-over criarde, qui égrène les noms pour les plaquer sur des acteurs), mais bien plus la possibilité de filmer une certaine atmosphère, celle de la Grande Terreur, allégorie de toutes les périodes de terreur politique. Ainsi, dès la première séquence, c'est un monde sur fond de flammes qui est dépeint, à grands renforts de surimpressions de figures énormes et de peuples s'avançant en arrière-plan. Un monde qui fonctionne à la guillotine : les têtes, littéralement, sont filmées comme "déjà coupées". Un univers également traversé d'ombres, se faufilant dans les rues la nuit, et fomentant des trahisons politiques : "Personne ne va se coucher, à Paris, dit Saint-Just, souriant. Les lits ne sont pas sûrs… J'avais tellement d'amis… qui ont tous été tués dans leur sommeil..." Le cinéaste, malgré le petit budget qui lui est alloué, fait brillamment ses gammes : en témoigne son sens de l'espace déjà affirmé, avec cette chevauchée au soleil levant où le ciel occupe les neuf dixièmes de l'image, au-dessus d'un cavalier progressant sur la ligne d'horizon, ainsi que l'usage récurrent qu'il a du gros plan, une figure de style qui prendra une importance cruciale dans la suite de sa carrière. Toute la dimension psychologique du récit se trouve parfois cristallisée dans l'affrontement entre, d'une part un visage en gros plan, et d'autre part, un paysage gigantesque.
MAIS POUR CE QUI EST du Livre noir, le gros plan sur la face des personnages semble plutôt recouvrer une autre finalité : le visage devient le moyen par lequel on s'affronte, politiquement parlant. Il crée de la tension dans le cadre ; un personnage vient peser dans l'image. Ainsi, il n'est pas rare que, dans un même plan, deux visages prennent place, l'un à droite et l'autre à gauche. Par là, ils deviennent figures, et figures d'affrontement. Aucune séquence du film, de fait, n'est construite sans qu'intervienne ces gros plans sur les faces des personnages : c'est bien par son visage que d'Aubigny risque de faire éclater sa couverture ; c'est bien celui-ci que Robespierre cache quand il poudre sa perruque, ou qu'on s'empoigne quand il y a bagarre. De là découle toute une stratégie politique de persuasion : dans Le Livre noir, quand un personnage veut se faire valoir, il s'avance vers la caméra, grossissant dans l'espace, tirant le gros plan vers sa limite.
C'EST AINSI UN VÉRITABLE DIALOGUE qui s'établit entre l'individu et la communauté, entre un visage et une foule, entre la Convention et Robespierre. Lors de sa première apparition, au moment du procès de Danton, ce dernier demande, cadré en gros plan : "Quelle est votre volonté ?" Le peuple, en plan large, hésite. Un brouhaha s'élève. Mann revient au gros plan de Robespierre, qui s'avance cette fois dans le cadre : "La mort !", hurle-t-il. Le peuple, soudain convaincu, se met à hurler : "Oui ! La mort ! La mort ! La mort !" Perspective qui se renversera de façon quasi symétrique quand Robespierre perdra l'appui de ce même peuple lors de son discours final. Lorsque celui-ci ne sera plus une foule anonyme, mais composée de visages bien distincts. Mann cadre alors plusieurs membres du peuple en gros plan, qui s'avancent vers l'objectif en hurlant leur mécontentement. Et Robespierre, dès lors qu'il a perdu ce combat par le visage, est quant à lui cadré de dos, face à la foule qui demande son exécution.
– Double fond
SI L'ON PEUT À PREMIÈRE VUE taxer le film de manichéisme, il y aurait pourtant bien quelque chose comme une "seconde vue", comme une seconde face venant éclairer et compléter la première. Mann met en place tout un jeu avec la figure du miroir, ce qui lui permet de combler la pauvreté de l'espace mais surtout de réfléchir le visage d'un acteur de l'autre côté. Évidence de surface, donc, car tout, dans le film, se voit paré d'un double fond. Tout apparaît comme faux et artificiel. Et derrière ce miroir dans lequel Arlene Dahl se contemple se trouve en réalité un passage secret, qui permet à d'Aubigny et Barras de s’enfuir. De la fausseté inévitable d'une reconstitution historique à petit budget, Mann crée justement une réflexion sur les apparences et le faux. Les personnages sortent de derrière des rideaux, déboulent d'on ne sait où. Le Livre noir se plaît à dessiner un espace mental de fausses trappes, de double fond, de possibilités d'être trahi par après avoir trahi pour. Un espace où ont lieu les péripéties les plus invraisemblables.
CETTE LOGIQUE qui sous-tend le film n'est pas gratuite, et si Mann, peut-être, s'amuse du côté cheap de son long métrage, il met avant tout en scène l'artifice comme le ressort même du politique. Ce qui l'intéresse, ici, c'est le mal sous couvert du bien, c'est le pouvoir aux mains des mauvais, c'est Saint-Just, qui s'attable chez une famille pauvre et se met à boire toutes leur réserves de vin, à déguster toutes leurs provisions de nourriture. "Qui c'est, ce monsieur ?", demande un petit enfant. "Un soldat de la République", répond la grand-mère, mauvaise. Robespierre, selon cette même logique, est bien celui qui, sous prétexte de faire valoir "la volonté du peuple", met en place une tyrannie. "Death !" : voilà son premier mot du film, voilà également ce qu'il semble porter avec lui. Et dans ce monde de l'artifice, le seul qui puisse s'en sortir indemne est bien entendu le sardonique mais réjouissant Fouché, présenté par la voix-over comme "le politicien : toujours des deux côtés à la fois, jamais au milieu". Arnold Moss campe ici un personnage tout ce qu'il y a de plus sournois, empli de fiel et fier de l'être, prenant un plaisir fou au meurtre légal. "C'est incroyable, comme on perd vite des amis, de nos jours… sourit-il, en apprenant l'exécution de Danton. Dire que nous dinions encore ensemble, pas plus tard qu'hier soir." Passant d'un camp à l’autre, celui que Robespierre assimile à "un serpent" sera forcément celui qui se sortira de ce double fond politique, dans l'histoire comme dans l'Histoire : Fouché, après avoir connu les jours sombres de la Terreur, pourra sans mal reprendre ses fonctions de Ministre de la Police, sous Napoléon Ier.
– La foule muette
METTRE EN SCENE une société pervertie et artificielle, dans laquelle l'exercice politique consiste uniquement à chasser les gens à coups de liste noire et de guillotines, en 1949, à une époque où Hollywood subit depuis maintenant plusieurs années une purge de ses effectifs, et où personne n'est épargné (même Charlie Chaplin, accusé de "sympathie communiste", devra s'exiler), - cela veut bien sûr dire quelque chose. Curieuse résonnance entre ce petit livre noir et la liste noire : "Avez-vous jamais entendu parler du livre noir ?", demande D'Aubigny. "La liste de la mort", corrige Barras. Il n'est pas interdit de penser que Le Livre noir ne soit pas un film sur la Révolution, et qu'il ne dise absolument rien de la Grande Terreur. Mais bien qu'il pense son époque de production, le Maccarthysme, et qu'il en dresse un tableau plus qu'inquiétant. Quand Mann filme la Convention, il filme littéralement la platitude de la foule, réduite à une toile de projection sans aucun relief au fond du cadre. Et dès lors, peu importe que cette foule soit Montagnarde, ou Girondine : pensant cinématographiquement le politique, Mann filme ici l'idée d’une foule suiveuse. Une foule qui n'a de cesse de jeter à terre tout ce qu'elle peut, et qui d'un dictateur court vers un autre. Le cinéaste ne résiste pas à un clin d'œil final, mettant en scène Fouché, qui parle à un étranger cadré de dos, en plein cœur des rues en liesse après l'exécution. Un étranger sans visage, car il est encore quelqu'un qui se dit "ni Français ni politicien", et dont la figure reste en hors-champ interne : Fouché, pensant qu'ils sont appelés à se revoir, lui demande tout de même son nom. "Bonaparte, dit l'homme. Napoléon Bonaparte…"
Le Livre noir (Reign of Terror)
Drame historique d'Anthony Mann, 1949
Avec Robert Cummings, Richard Basehart, Arlene Dahl, Arnold Moss… Première sortie DVD en France le 6 Mars 2012
Durée : 1h24