
et repousser les assauts répétés des Coréens. "Il n'y a aucun risque pour que tu te retrouves avec la charge de colonel", lui répète sans cesse Rock, pour le rassurer. Évidemment, et avec une ironie toute fullérienne, les trois vieux briscards que sont Gills, Lonnegan et Rock tombent les uns après les autres sous les balles coréennes. Denno se voit bien obligé d'assumer la charge de colonel, et de surmonter son trauma pour tenter de sauver la mission.
LA NARRATION EST AINSI mise au service du corps et de la gestuelle. Dès qu'il le peut, le cinéaste se met à filmer un soldat qui déambule au milieu des autres, qui donne des ordres à tous ceux qu'il croise, le tout en un long travelling circulaire, ou ce même soldat, qui glisse cette fois dans la neige pour esquiver les tirs ennemis, avec un nouveau mouvement de caméra, le plus ample possible. Le corps prend alors une importance capitale : centre du film, il est ce vers quoi tout est dirigé. Il peut être amputé - l'oreille de Jonesy est arrachée par un tir ennemi - ou encore "charcuté" - quand le chirurgien s'auto-soigne -, voire carrément dysfonctionnel : lorsque les soldats de l'escouade prennent trop froid, ils finissent par ne plus pouvoir marcher. Il leur faut alors sauter sur leurs pieds pour faire de nouveau "circuler le sang", pour remettre leur corps en marche. C'est en partie de cet amour pour les plans de pieds - Luc Moullet dit d'ailleurs de Fuller qu'il est "philopode" - que le cinéaste tire sa réputation de cinéaste dit "physique". En anglais, cinéaste de l' "e-motion", de l'émotion qui vient affleurer à la surface d'un corps et qui trahit un mouvement intérieur. Car le corps, dans toute l'oeuvre de Fuller, est nécessairement en mouvement. D'où le choix récurrent du film de guerre et du soldat, qui est quasiment un type fullérien : "Un soldat ne doit penser qu'à deux choses, dit Rock. Son fusil et ses deux pieds." Ainsi, que ce soit par le trajet de la balle de fusil ou par celui de ses propres pas, le soldat fullérien est toujours un aller-vers, toujours un processus, - et Baïonnette au canon ! est, de fait, l'histoire d'un processus : celui de l'apprentissage du commandement par Denno, commandement qui correspondra à la maîtrise de son propre corps, et à terme, de celui de tous les autres soldats. En clair, la maîtrise du corps militaire.
VERS LE MILIEU DU FILM, par exemple, Denno doit traverser le champ de mines redouté pour aller récupérer le lieutenant Lonnegan, blessé à mort de l'autre côté. Leurs deux corps sont en opposition, l'un plongé dans l'ombre, l'autre dans la lumière. En une lente avancée, très découpée au montage, le caporal réussit finalement à rejoindre le colonel. Il le hisse sur son dos et commence à revenir vers le camp en "marchant dans ses propres pas". Mais comme de coutume, la confrontation avec un double ne peut aboutir qu'à la mort de l'un des deux concernés : "Tu portais un mort", dit Rock à Denno, qui pose le corps sans vie de Lonnegan sur le sol. La mort de ce même Rock, qui interviendra peu après, est également la mort du dernier supérieur, le moment du "passage de témoin" entre le colonel et son caporal. Filmée en champ-contrechamp, la scène, poignante, montre Rock qui meurt les yeux ouverts, lâchant à son ami et successeur Denno un lapidaire : "Je suis mort." Dès lors, le processus d'apprentissage est achevé : Denno change du tout au tout, brutalement, et sans psychologie aucune. "Mettez-le dans une couverture, enterrez-le, et marquez-le", lâche-t-il, sans émotion, en une imitation parfaite de Rock. Une fusion. À plusieurs reprises, le nouveau colonel entend d’ailleurs la voix de l'ancien dans sa tête, qui lui dicte la marche à suivre. La mort des doubles semble ainsi avoir été pour Denno l'occasion d’absorber ces mêmes doubles, d'obtenir la maîtrise de son propre corps en les faisant entrer en lui.
plan. Denno clôt la marche, sans dire un mot. Car c'est maintenant Rock qui parle, dans son corps : "Personne ne cherche les responsabilités, dit-il. Mais parfois on les trouve." Et il ajoute "You're not corporal for nothing, huh… ? Corporal !" Cet appellatif dont la traduction française signifie tout autant "caporal" que... "corporel".


