EN 1959, AVANT UN EXIL quasi-définitif en Europe, André De Toth tire sa révérence au monde hollywoodien avec La Chevauchée des bannis, son tout dernier western. Adapté d'un roman banal que l'audace visuelle du cinéaste transcende, le film ne trouve cependant pas son public aux Etats-Unis, essuyant un échec à la fois financier et critique. C'est en France qu'il est reconnu à sa juste valeur, notamment par Bertrand Tavernier, qui le qualifie à l'époque de "western dreyerien", en référence au célèbre auteur de Vampyr (1932). Qualificatif particulièrement adapté pour La Chevauchée des bannis, œuvre étrange et quasi hypnotique, qui ressort actuellement dans quelques salles parisiennes.
ANDRE DE TOTH a une sale habitude : celle de passer outre les conventions. Rien d'étonnant donc à ce que le cinéaste ait été mis assez vite en marge des studios hollywoodiens, devant par exemple tourner sa Chevauchée des bannis avec à peine un million de dollars alors qu'au même moment, la superproduction Ben-hur faisait dépenser à l'industrie cinématographique quinze fois plus. En 1958, rien ne destine d'ailleurs La Chevauchée des bannis à être tournée un jour : le projet, refusé maintes fois, ne trouve son salut qu'en la personne de Robert Ryan, célébrissime acteur qui accepte d'y tenir le rôle principal, permettant ainsi à De Toth de travailler comme il l'entend. Les réquisits du cinéaste sont clairs : il veut pouvoir avoir une liberté totale quant au cadrage et veut tourner le moins possible en studio. Début 1959, l'équipe du film part donc pour le fin fond du Wyoming, dans un véritable désert de neige, là où un village a été spécialement construit pour l'occasion. Les conditions de tournage s'avèrent difficiles, voire impossibles : les tempêtes de neige et la lumière perpétuellement changeante font ainsi subir quelques retards à l'équipe. Mais le résultat est là : De Toth, par cet isolement choisi, peut bénéficier d'une liberté créatrice sans précédent. Et s'il y a bien un élément essentiel à La Chevauchée des bannis, c'est justement le Wyoming lui-même, son décor naturel et imposant, et ses montagnes enneigées qui entourent le petit village de Bitters.
C'EST DANS CE VILLAGE que Blaise Starrett (Robert Ryan), un ancien éleveur qui a autrefois débarrassé la bourgade de tous les bandits des environs, revient pour s'établir. Il constate très rapidement qu'il n'y est pas le bienvenu, et que tous les fermiers qu'il a "sauvés" par le passé sont maintenant devenus de tranquilles propriétaires terriens, farouchement accrochés à leurs biens. Très vite, un conflit éclate entre Starrett et les fermiers mais, au moment où les deux camps vont faire feu l'un sur l'autre, la porte du saloon s'ouvre et une bande de hors-la-loi débarque. Le groupe de bandits, mené par Bruhn (Burl Ives), ne tarde pas à neutraliser tous les habitants de Bitters, confisquant d'abord les armes, puis enfermant les femmes. Poursuivis par des soldats de la cavalerie américaine à qui ils ont volé leur solde, Bruhn et sa bande annoncent à tous qu'ils vont donc "rester ici un moment", entamant ainsi le siège de la bourgade pour une durée indéterminée. "Nous ne vous ferons aucun mal si vous coopérez", précise le chef, avant d'ajouter à l'adresse de ses gars : "Et pas de whisky, pas de tuerie, pas de femme." Si Blaise Starrett et les locaux se plient aux ordres, les bandits, eux, semblent avoir bien du mal à se retenir. Durant tout le film, ils ne cesseront de chercher des bouteilles, de tourner autour des femmes comme des oiseaux de proies, créant par leur manège obsessionel une tension permanente. Et le problème est justement que Bruhn, leur chef et le seul rempart contre leur brutalité, a été touché par balles et se meurt à petit feu… "Si Bruhn meurt, résume Starrett au médecin chargé de soigner le chef des bandits, alors ce sera une véritable tuerie."
– Dehors, dedans
LE STYLE DE DE TOTH convient à merveille à cet espèce de huis clos grandeur nature, délimité par les seules frontières du village de Bitters. Celui qu'on surnomme habituellement le "quatrième borgne d'Hollywood" (avec Raoul Walsh, John Ford et Fritz Lang) s'ingénie à traduire à l'image la dureté présente en chacun des personnages, et ce par un choix esthétique déroutant : tourner le film en noir et blanc. Or, nous sommes alors en 1959, à une époque où "la couleur était reine", comme le rappelle Robert Ryan. Mais le cinéaste ne lâche rien, et avec l'aide de son acteur principal, impose l'absence de couleurs ainsi que le tournage en extérieur. "Vous prenez n'importe quel scénario, explique-t-il, et vous pouvez lui faire dire ce que vous voulez, même si vous laissez les mots tels quels. Juste le choix des focales. (…) Ce sont des choses que les réalisateurs d'aujourd’hui n'ont pas l'air de comprendre, ils ne savent rien des objectifs, ils me disent des choses stupides comme 'on voit plus les décors avec celui-là.'" Et De Toth, justement par ses focales et ses angles insolites, dépasse l'apparente simplicité de l'intrigue, la transformant en une véritable dialectique du dehors et du dedans. Systématiquement, il élargit la situation particulière des personnages (le siège, le fait d'être bloqué dans la ville) au film tout entier : un large panoramique de plusieurs secondes sur toute une chaîne de montagnes enneigées s'achève finalement par un dézoom astucieux, qui nous amène tout droit dans une maison. L'intérieur et l'extérieur sont perpétuellement opposés, traduisant la situation psychique des personnages, qui sont enfermés dans leur propre ville. De même, le cinéaste semble prendre plaisir à filmer toutes les sorties de maison, là où un autre couperait sans hésiter : sans cesse, ses personnages passent d'un espace à autre, de plans de studios pauvres, presque vides en termes de décor, à de vastes espaces montagneux les entourant.
MAIS LES PERSONNAGES de La Chevauchée des bannis, même quand ils sont "dehors", sont en réalité dedans, puisqu'ils sont dans l'espace du siège circonscrit par Bruhn et sa bande, et qu'ils ne peuvent en sortir sous peine de mort. C'est dans ce contexte que le "choix de focale" dont parle De Toth prend une importance capitale : en choisissant des focales courtes, obtenant ainsi des échelles de plan larges, le cinéaste peut toujours replacer ses personnages dans leur environnement. Blaise Starett et les fermiers déambulent ainsi dans la ville, ne pouvant que mirer les montagnes qui au loin semblent les appeler. Tout le décor naturel si important aux yeux du cinéaste devient par-là à la fois le centre du film (c'est-à-dire l'objectif principal des habitants, qui est de quitter la ville) et sa périphérie - à l'image, les montagnes du Wyoming entourent perpétuellement Bitters et ses natifs. Et le moteur de cette tension est précisément l'impossibilité de sortir.
– Entre-deux
CEPENDANT, CETTE DIALECTIQUE du dehors et du dedans ne se joue pas uniquement dans ce qui lie un personnage à son espace ; elle a également à voir avec une thématique du caché, du secret, de ce qu'on peut lire sur un visage. Les personnages de La Chevauchée des bannis ont eux aussi un dehors et un dedans, une certaine ambiguïté, qui les place de fait dans un entre-deux. "Je n'aime pas catégoriser, dit lui-même André De Toth. J'essaie toujours de regarder derrière les masques que portent les gens." Le choix de Robert Ryan s'avère très pertinent : il est peut-être l'un des seuls acteurs qui soit déjà ambigu par lui-même, par les personnages qu'il joua pour des films comme La Maison de bambou (1955) de Samuel Fuller ou l'angoissant La Maison de l’ombre (1953), de Nicholas Ray. Tantôt agressif, tantôt calme, Blaise Starrett semble ici aussi hors de portée du spectateur.
ENCORE UNE FOIS, L'ABSENCE DE COULEUR et le cadrage jouent un rôle primordial : soit De Toth se permet de faire des plans de face, brisant de fait l'interdit du regard caméra et offrant à son spectateur la possibilité de contempler un visage qui se donne à lui (en même temps qu'il s'en soustrait, par les secrets du personnage) ; soit le cinéaste utilise des échelles de plans extrêmes pour scruter les visages de ses personnages. Bruhn, par exemple, à un moment du film, va se faire soigner - ou, plus précisément, va se faire retirer une balle logée dans son thorax. Outre la nouvelle mise en rapport du dehors et le dedans (du corps, cette fois), le cinéaste cadre ici la séquence d'opération exclusivement en gros plans, alternant entre les visages de Starrett et de Bruhn, qui prennent tout le cadre sans que rien ne s'y lise. "À West Point, on m’a appris à être un soldat, dit Bruhn, en sueur. Ça laisse peu de place pour être un humain…"
L'AMBIGUÏTÉ DE L'HUMAIN, qui avance masqué, qui est toujours pris en tenaille entre son dehors et son dedans, se cristallise dans la fameuse scène de bal. Si, dans la scène d'opération de Bruhn, l'idée d'animalité était déjà suggérée - Bruhn allant tout de même se faire soigner chez un vétérinaire -, ici, elle explose : les bandits, ayant enfin obtenu l'autorisation d'inviter les femmes du village au saloon, ne se contiennent plus. Pendant plus de cinq minutes, De Toth filme une valse à la fois monumentale et ridicule, où les hommes se déchainent de plus en plus vite sur la piste, faisant tourner de force leurs partenaires féminines bien malgré elles, en de vertigineux panoramiques à 360°. Peu à peu, le montage se fait de plus en plus saccadé, incertain, les couples se suivant à l’image sans ordre réel, avec toujours plus de violence dans les coupes. La danse tourne presque au viol, et il faudra l'intervention de Bruhn pour mettre fin à la fête avant qu'un malheur n'arrive. Tout au long de La chevauchée des bannis est présente cette gradation vers l'animalité, les bandits ayant de plus en plus de mal à contenir leurs pulsions.
– Frontière
LE CONSTAT SANS APPEL d'une animalité destructrice ancrée dans l'humain, qui est certes tempérée par un certain humour, amène ainsi fatalement à la résolution du film, résolution qui ne peut se faire dans l'espace clos de Bitters. C'est justement dans le dehors, au-delà des frontières du village, que devront se résoudre les conflits extérieurs (entre Bruhn et Starrett) mais également les conflits intérieurs (entre Bruhn et lui-même, ainsi qu'entre Starrett et lui-même). La "chevauchée des bannis" à proprement parler ne commencera qu'aux trois quarts de l’œuvre, en un plan qui voit les bandits et Starrett disparaître au loin dans la neige, levant le siège de Bitters, pour un possible voyage sans retour… Dépasser la frontière, quitter le dedans pour le dehors afin de résoudre les conflits intérieurs : en mettant ainsi sur le même plan le petit et le grand, l'homme et son environnement, André De Toth a sans doute réalisé là son œuvre maîtresse.
La Chevauchée des bannis (Day of the Outlaw)
Un western américain d’André De Toth, 1959
Avec : Robert Ryan, Burl Ives, Tina Louise, etc…
Ressortie au cinéma le 17 octobre 2012
Durée : 1h28
Les citations sont extraites de Noir comme neige, de Philippe Garnier, un livre écrit sur la genèse de La Chevauchée des bannis, offert avec l'édition DVD Wildside - Classics.