I.D. EST UN "FILM SIMPLE pour parler de notre monde aujourd'hui, un monde qui va mal", affirme Kamal K.M., le réalisateur, quelques minutes avant la projection de son film au festival du cinéma asiatique de Deauville. Au centre de ce long métrage indien, des problématiques universelles : qu'en est-il de notre identité aujourd'hui ? Que devient l'individu dans un monde toujours plus mondialisé ? Comment faire vivre des valeurs quand tout va de plus en plus vite ? Un film à l'apparence aussi "simple" que son sujet n'est complexe, et auquel le jury a décerné le prix Lotus du meilleur film. – Par Aurore Chemin
CHARU, UNE JEUNE FEMME venue étudier à Mumbai, accueille un ouvrier venu repeindre le mur. Elle s'absente quelques minutes du salon et, à son retour, l'homme est étendu sur le sol. Comprenant qu'il a été victime d'un malaise, elle s'empresse de lui porter secours, mais l'inconnu décède peu après à l'hôpital. Débute alors pour la jeune femme une étrange quête, celle de l'identité de cet inconnu, qui n'a aucun papier sur lui, avec, pour seul indice, son téléphone portable et les contacts qu'il contient.
A TRAVERSCETTE QUÊTEse dessine la réalité de l'Inde aujourd'hui : une société qui se transforme à toute vitesse, où tout va très vite, mais également un monde où les valeurs s'écroulent. Charu ne parvient à joindre qu'un seul contact de l'inconnu, son employeur, et ce dernier ne fournit aucun indice. Se tait-il volontairement par crainte de devoir rendre des comptes à propos de l'homme qui était à son service peut-être illégalement ? Ou bien est-il de bonne foi lorsqu'il dit ne pas connaître le nom de cet homme ? Peu importe l'identité des employés, après tout, pourvu qu'ils travaillent vite et bien et permettent à d'autres de s'enrichir. L'étudiante, qui semblait auparavant si indifférente au peintre, ne songeant pas même à lui offrir un verre d'eau, change radicalement de comportement : coûte que coûte, elle doit retrouver son identité.
– Mondialisation
ELLE QUITTE ALORS les quartiers chics de Mumbaï pour les bidonvilles, cet "autre monde" , si proche géographiquement du coeur de la mégapole indienne et en même temps si éloigné. Un monde bigarré, aux multiples visages : riches, pauvres, indous, musulmans, jeunes, vieux, hommes d'affaires, mendiants des bidonvilles. Un monde effrayant aussi, heurté, filmé caméra à l'épaule, marqué par l'indifférence, des visages inexpressifs, des regards absents fixés par la caméra. Presque pas de musique d'ailleurs, si ce n'est quelques notes de piano qui viennent rythmer la quête de Charu. La bande-son laisse place aux bruits de la ville : klaxon, moteurs de voiture, grincement des rails du train, bruit du marteau-piqueur et des engins de construction.
DANS UN UNIVERS MONDIALISÉ où l'individu disparaît, l'identité se dissout, à l'image du téléphone portable de Charu qui tombe dans une rivière du bidonville : le seul indice qui lui aurait permis de retrouver l'identité de l'inconnu est ainsi englouti dans une eau trouble où il est vain de le chercher. Il est bien loin, le "village planétaire" où l'on communique d'un bout à l'autre de la planète par internet, et dans lequel Facebook contribuerait à rapprocher, comme dans un village, des individus séparés par des milliers de kilomètres. Ici, dans une même ville, dans un même appartement, les hommes se côtoient et s'ignorent. La quête de Charu permet aussi de brosser le portrait d'une société vampirisée par le capitalisme, où il est désormais vital de compter son temps et où la productivité et la rentabilité ont pris le pas sur l'être.
– Identité
CHARU, ELLE AUSSI, CALCULAIT son temps au début du film. Mais parce qu'elle se met à la recherche de l'identité de cet homme, elle devient la seule à oublier son quotidien pour se tourner vers l'autre, vers un homme rendu doublement absent par sa mort et par l'absence de son nom. Pourtant, dans cette recherche de l'autre se dessine aussi une quête de soi. Kamal K. M. semble faire sien le concept sartrien qui pose qu'il faut exister avant d'être. L'identité n'est pas fixée, et dans I.D. on pourrait presque dire qu'elle n'est pas, à l'image de cet enfant que croise Charu dans un train, et qui, ironie du sort, lui propose de lui vendre un étui en plastique pour papier d'identité. L'identité est peut-être aussi vide que cet étui, et pour le combler, Charu tente de courir, d'agir. L'identité de Charu serait ce mouvement, cette quête.
OR CETTE FEMME ne retrouve pas l'identité de celui qu'elle cherchait. Et elle-même renonce au moins à ce qu'elle croyait être, à défaut de découvrir qui elle est vraiment. Le visage sûr et déterminé de la jeune femme laisse place à un regard interrogateur et une expression de doute. Derrière l'identité absente du peintre, et l'identité flottante de Charu, c'est l'Inde elle-même qui est mise en question. Ce jeune pays né en 1947 est ici présenté comme un adolescent, rendu mal dans sa peau par les rapides et profondes mutations qu'il est en train de subir. L'Inde filmée par Kamal K. M. est à l'image du mur de l'appartement de Charu : l'employé chargé de le repeindre applique directement une nouvelle couche de peinture sur l'ancienne, sans le poncer pour ôter la première.
PEU À PEU, c'est l'imagerie carcérale qui s'impose. L'objectif de la caméra est très fréquemment bouché par un grillage : celui de la cage de l'ascenseur dans laquelle se précipite Charu pour trouver de l'aide afin de sauver l'employé qui vient d'avoir un malaise, ou bien celui de la fenêtre du train qu'elle emprunte pour se lancer dans sa quête d'identité. La vue y est barrée, comme s'il fallait comprendre qu'il n'y a pas d'échappatoire, pas d'espoir. Une violence qui se fait entendre aussi lorsque les dialogues finissent même par se tarir après s'être mélangés dans une inaudible cacophonie, lors de la fête organisée dans l'appartement de Charu. La femme n'adresse plus la parole à personne, et les autres ne semblent plus la voir. Elle avance au milieu de la foule, muette, invisible, inconnue parmi les inconnus.
A. C.
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à Deauville, le 28 avril 2013
I.D.
Drame indien de Kamal K.M. Avec Geetanjali Thapa, Murari Kumar...
Lotus du meilleur film au Festival du film asiatique de Deauville
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