AVEC LES EQUILIBRISTES, qui sort sur les écrans français ce 27 février, le réalisateur romain Ivano De Matteo prolonge la réflexion de son film précédent, La bella gente. Mais si, dans ce dernier, un couple bourgeois se confrontait à un élément extérieur qui perturbait son équilibre, dans Les équilibristes, l'élément de disfonctionnement se trouve à l'intérieur même de la famille. Rencontre avec le réalisateur, de passage à Paris. – Par Sara de Balsi
GIULIO A LA QUARANTAINE et une vie "normale" : une famille - Elena, sa femme, Camilla, sa fille adolescente, Luca, son jeune fils -, un appartement à la périphérie de Rome dont il reste à payer le prêt immobilier, un travail à l'état civil de la mairie de la capitale, quelques amis. Mais un jour il commet une erreur, "une connerie", comme il l'avoue : il a une relation avec une collègue. Sa femme le découvre et le met à la porte. Le film commence précisément ici : avec la chute de l' "équilibriste" Giulio, qui tombe, d’une vie modeste mais digne, construite en vingt ans de mariage avec Elena, dans l'abîme de solitude et de pauvreté, commun à de nombreux séparés. Du jour au lendemain, il est obligé de payer la pension alimentaire de son ex-femme, de déménager, de chercher un deuxième travail pour affronter les frais imprévus, tout en essayant de rester un bon père pour ses enfants. Déjà éprouvé par la séparation, Giulio expérimente la ruine économique et la marginalisation sociale.
– Escaliers étroits
LE RÉALISATEUR DÉCLARE DE FAÇON programmatique qu’il s’agit d’un film de dénonciation sociale : "J'ai voulu tourner ce film car c'est l'histoire de beaucoup, de trop de gens. C'est pour ces gens-là que nous avons écrit ce scénario. Pour tous ceux qui sont tombés et que nous avons le devoir d'aider à se relever. Nous sommes tous des équilibristes. Il suffit d'un coup de vent... et c'est le vide." Loin de se borner à la situation des hommes séparés, le long métrage pointe du doigt plusieurs vérités inconfortables de l'Italie contemporaine : le malfonctionnement de l'administration publique, l'absence des services sociaux, la pauvreté toujours imminente qui devient une réalité omniprésente ; ou encore la position des jeunes, comme Camilla et son petit ami Gabriele, parmi les personnages les plus positifs du film, désireux de quitter l'Italie dès que possible.
DANS UNE ROME MÉCONNAISSABLE, dépouillée aussi bien de sa beauté monumentale que de la fameuse "dolce vita", De Matteo accompagne le spectateur à la rencontre d'une humanité désespérée mais souvent solidaire : SDF, immigrés, travailleurs au noir, personnes âgées, chômeurs, rapprochés les uns des autres par la misère, dans l’indifférence générale. "Équilibristes" est le nom que les assistants sociaux donnent à ces personnes en état d'extrême précarité économique et affective. "Par un effet domino, à partir d'une perte d'équilibre initiale, ils ne peuvent plus arrêter la chute. Et souvent ils n'ont pas le courage de demander de l'aide." Une image récurrente du film est celle de Giulio qui descend les escaliers. Ceux de chez lui, ceux des immeubles qu'il visite en quête d'un nouvel appartement, ceux de la pension près de la gare où il s'installe pendant un certain temps. Des escaliers étroits, profonds, vertigineux, qui semblent infinis.
– Un homme
"J'AI ÉCRIT L'HISTOIRE D'UN HOMME", dit Ivano De Matteo. "Ni plus, ni moins. Un homme normal, sympathique, même banal, peut-être. Un homme auquel il arrive un jour quelque chose, et dès lors une transformation commence." Une transformation lente mais inexorable, visible dans l'allure, dans le visage, dans la manière de parler de Giulio. "Nous n'avons pas utilisé beaucoup de maquillage, explique le réalisateur. J'ai voulu travailler avec Valerio sur le changement physique. Les expressions du visage, la posture, la manière de marcher. Au début du film, il est un homme simple, mais plein de dignité. A la fin, il a tout perdu, jusqu'à la parole." De fait, si la première demi-heure du film est sous le signe de l'humour, la suite n'a plus rien de comique. Car le rire, dans ce film, est presque entièrement confié à Giulio, à son regard sur le monde, à sa capacité de reconnaître ce qui est ridicule, à ses commentaires sagaces. Et quand il perd l'équilibre, il perd aussi ce regard lucide ; le monde – on le voit très bien dans les dernières minutes – devient opaque, les autres personnages des fantômes méconnaissables.
"LE FILM POURRAIT SE DÉROULER dans n'importe quelle grande ville occidentale", explique le cinéaste. D'où sa volonté de gommer les traces de la belle Rome, pour réaliser un film "global", "sur la dignité de l'homme et sur les difficulté de communiquer, surtout en famille". Les équilibristes peut se rapprocher d’un autre film récent, Un jour de chance de l’espagnol Alex de la Iglesia : là aussi la crise économique tient lieu de décor et en même temps d'atmosphère, dans un pays qui en vit, comme l'Italie, les plus lourdes conséquences. Ces deux longs métrages très différents - la réflexion de de la Iglesia se concentre davantage sur le problème du travail et sur la spectacularisation des catastrophes -, représentent de manière étonnamment similaire la famille comme la seule et dernière ancre de salut. Quant à De Matteo, son point de référence déclaré est le metteur en scène Ettore Scola (Nous nous sommes tant aimés, 1974, Affreux, sales et méchants, 1976, La famille, 1987), avec son mélange d' "humour et méchanceté". "Comme lui, affirme le réalisateur, je tente de faire une comédie à l'italienne dramatiquement amère." Dans Les équilibristes, les quelques passages au goût élégiaque et les intentions peut-être trop explicites - exprimées par un autre père séparé : "Le divorce est pour les riches, pas pour les gens comme nous" -, sont compensés par la souplesse de la mise en scène et des dialogues, ainsi que par le jeu des acteurs. Surtout celui de Valerio Mastandrea.