"FILMER LA PAROLE", tel est le but que se fixe Atiq Rahimi en portant à l'écran son roman Syngué Sabour, pierre de patience, lauréat du Prix Goncourt en 2008. Et c'est une bien étrange parole que nous propose d'entendre et de voir cette adaptation : un dialogue entre une femme et un homme dans le coma, blessé par une balle reçue dans la nuque, et qui reste allongé, inerte, d'un bout à l'autre du film. Le long métrage se résumerait presque à un soliloque, à ce détail près que la femme ne parle pas seule, mais à celui en qui elle voit sa "syngué sabour", sa pierre de patience, qui selon la légende se charge de tous les secrets dont on veut se libérer, jusqu'à ne plus pouvoir les contenir. La pierre éclate, libérant de ses secrets celui qui les lui a confiés. – Par Aurore Chemin
UNE JEUNE FEMME, un homme d'âge mur, une pièce aux murs bleutés, un sol recouvert d'un tapis rouge, et une fenêtre devant laquelle flotte un rideau décoré d'oiseaux. Le décor est sommaire, et l'on pourrait presque se croire dans un huis-clos tant l'héroïne piégée par le conflit qui a plongé son mari dans le coma n'a guère d'échappatoire. Sinon dans ses souvenirs. La parole devient ainsi l'instrument de sa libération. Ses fiançailles imposées, son mariage avec un inconnu, un absent, un héros au combat, sa première nuit, ses craintes, ses mensonges, son enfance, ... : la femme, jamais nommée dans le film, se libère peu à peu du poids de ses secrets, du poids de sa souffrance. Elle raconte le destin des femmes en Afghanistan, mais pas seulement : c'est celui de toutes les femmes asservies par les sociétés qui leur refusent, qui leur dénient le droit à la parole.
IL FALLAIT BIEN LE TALENT de l'actrice iranienne Golshifteh Farahani pour porter le rôle de cette femme qui va s'affirmer peu à peu. La comédienne qui incarnait Sepideh dans A Propos d'Elly d'Asghar Farhadi se voit à nouveau confier le rôle difficile d'une femme asservie et qui tente malgré tout de se libérer. Allongé sur le tapis, plongé dans le mutisme, son époux incarne une société où règne la dictature des hommes, un état répressif qui, le temps du film, se trouve momentanément anesthésié, permettant à toutes les femmes de se libérer : la tante rejetée à cause de sa stérilité comme la soeur, jeune adolescente, vendue à un homme de 40 ans pour honorer un pari de combat de cailles que son père n'était pas en mesure de payer.
– Échange
LE MOUVEMENT DE LIBÉRATION s'inscrit aussi à l'écran, l'image quittant subtilement la pièce étroite de ce huis-clos pour plonger dans les souvenirs. Entrecoupée au départ par la peur et les sanglots du désespoir, cantonnée à la répétition d'une même invocation "Al-Qahhâr", la parole de l'héroïne se fluidifie peu à peu, finissant même dans un éclat de rire lorsqu'elle raconte à son mari son expérience avec un jeune soldat, une sorte de double de l'héroïne. Bègue, celui-ci peine à parler, comme l'héroïne au début du film dont les seuls mots se limitent à une prière. Mais la parole empêchée de l'un profite de celle de l'autre, et l'héroïne décide de parler à sa place, de se mettre en colère pour l'orphelin dont on a fait un soldat le jour et dont on s'amuse la nuit. L'échange entre les deux êtres ne se limite pas à celui des corps ; à travers leur sensualité et leurs regards, ils se comprennent, chacun finissant par se révéler au contact de l'autre. Elle se dévoile peu à peu, découvre son corps, son visage, finit par se regarder dans un miroir, se maquiller. Le jeune homme découvre ses blessures, laisse voir à celle qui parle pour lui, les brûlures de cigarettes infligées par son tortionnaire. Chacun prend alors conscience des souffrances infligées par son bourreau.
LA CAMÉRA SUIT EN PERMANENCE l'héroïne, et le monde n'est perçu qu'à travers son regard, celui d'une femme qui ne peut plus faire confiance aux hommes et dont l'environnement se résume à une prison, symbolisée par le grillage du niqab jaune qui la recouvre dans tous ses déplacements. Au dehors, un croisement de rue, une charrette, des militaires, sans doute l'Afghanistan, mais peu importe, c'est un pays sans âge, sans nom, un pays en guerre. Les tirs font rage et contrastent avec le silence intérieur de la maison, peut-être pour mieux souligner la violence intérieure qui habite cette femme et dont celle-ci prend peu à peu conscience. Jean-Claude Carrière, co-scénariste d'Atiq Rahimi, évoque un "film d'action", non pas au sens traditionnel du terme - l'action n'est pas dans les bombes ni les roquettes - mais pour figurer la métamorphose intérieure : l'explosion est en l'héroïne ; elle est en l'homme qui va se relever lorsque sa femme lui aura confié son ultime secret ; elle est en la "syngué sabour" qui explose au terme de l'insupportable.
– Ambivalence
MARIÉE À UN HOMME STÉRILE, la femme doit ruser pour enfanter afin de ne pas être rejetée, et ne pas avoir à se prostituer comme sa tante a été contrainte de le faire. Elle doit alors mentir, prétendre aller chercher de l'aide dans les talismans d'un guérisseur, et en réalité livrer son corps à un inconnu, endurer la honte et le dégoût pour une faute dont elle n'est pas coupable, sa stérilité. Et sous le poids de l'insupportable, la pierre éclate, et l'homme tente d'étrangler celle qui l'a pourtant maintenue en vie jusqu'ici. Par amour ? Par besoin? On comprend mal les motivations de cette femme qui, caressant tendrement le visage de l'homme, lui déclare qu'elle ferait mieux de le laisser aux soldats pour qu'ils l'achèvent. Elle introduit tantôt avec soin et délicatesse le tube destiné à la nourrir, tantôt l'arrache avec rage. C'est lorsqu'elle comprend qu'il est sa "syngué sabour" qu'elle décide de prendre soin de celui qui devient le réceptacle de ses secrets et de sa souffrance.
CETTE CONTRADICTION suit l'héroïne tout au long du film : les moments d'épanchement sont à plusieurs reprises interrompus par des sursauts d'autocensure, durant lesquels la femme revient sur ses paroles, craignant de devenir folle. Une ambivalence qui se retrouve aussi dans les mouvements de la caméra, tantôt lents et délicats quand ils suivent son regard rêveur, tantôt brusques et violents lorsqu'ils'agit de s'abriter dans un souterrain lors des attaques. Le réalisateur afghan estime que ce film ne parle pas seulement de son pays : "Afghanistan, Syrie, Mali, ... ce film peut parler à tous." Se focalisant sur le destin d'un personnage, Atiq Rahimi ne parle pas seulement des femmes de son pays, mais bien de toutes celles et tous ceux qui, asservis, doivent lutter contre l'aveuglement. Syngué Sabour s'ouvre sur un mur aveugle, il se referme sur les lèvres colorées de la femme.
A. C.
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à Paris, le 19/02/2013
Syngué Sabour -Pierre de Patience Un drame d'Atiq Rahimi
Avec Golshifteh Farahani 1h42 Sortie le 20 Février 2013