CINÉASTE, MIME, SCÉNARISTE de bandes-dessinées, romancier, poète, ou encore théoricien de tarot divinatoire, Alejandro Jodoroswky est et se dit "multiple". Co-fondateur du mouvement Panique avec Fernando Arrabal et Roland Topor en 1962, le cinéaste chilien réalise à l’époque des "éphémères paniques", performances artistiques souvent reçues comme provocantes et scandaleuses, desquelles se dégage une atmosphère festive, cérémoniale, à la fois mystique et onirique, et où l'espace théâtral devient un microsome dans lequel tout se trouve mêlé. Cette même esthétique du multiple, de l'allégorie et du rêve se poursuit, adoucie par la sagesse du temps, dans son nouveau film. Après 23 ans de silence, le cinéaste chilien propose avec La Danza de la realidad une sorte d'autobiographie fantasmée et thérapeutique.
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Par Émilie Combes
LE FILMA A ÉTÉ FAIT "comme un enfant…, dans l’obscurité", selon ses propres termes. Dans la discrétion la plus totale, "sans interview, ni making-of, ni photos, ni promotion…", Alejandro Jodorowsky est retourné dans la ville de son enfance pour y tourner cette autobiographique fictive. Fidèle à son œuvre, Jodorowsky ne présente pas une fade reconstitution de son enfance, mais livre une vision onirique de ses jeunes années dans laquelle s’entremêlent subtilement réalité et fantasmes, vie réelle et vision idéale conçue dans l’imagination de son esprit d’enfant.
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Retour aux sources
C'EST DONC À TOCOPILLA, ville du nord du Chili où le réalisateur a vu le jour en février 1929, que le film débute. Fuyant leur Russie natale et les pogroms, les parents de Jodorowsky s’installent en effet à la fin des années 1920 dans cette sinistre petite ville portuaire, enclavée entre la montagne, les mines et la mer. Jaime – son père, magistralement incarné à l’écran par son propre fils Brontis – est un homme en apparence complexe et impitoyable. Pétri de contradictions, cet ancien artiste de cirque, à la fois juif – mais profondément athée – et communiste, vouant un culte démesuré à Staline au point de se vêtir comme lui, tient à présent une boutique de lingerie avec sa femme : la "Casa Ukrania". La mère du jeune Alejandro, Sara – incarnée par la célèbre cantatrice chilienne Pamela Flores – est représentée comme une matrone à la poitrine opulente qui ne s’exprime qu’en chants lyriques. Contrairement à son époux, elle est profondément croyante et reste persuadée que son fils est la réincarnation de son père. C’est au sein de ce couple que tout semble opposer, de cette famille à la fois déracinée et attachée à des valeurs indéfectibles que Jodorowsky va recevoir une éducation stricte et parfois cruelle, tentant désespérément de se rendre digne de l’amour d’un père qui lui inflige les supplices les plus absurdes pour faire de lui un homme estimable.
CE RETOUR AUX SOURCES SEMBLE OFFRIR un flot d’images surréalistes marquées par l’esthétique panique de Jodorowsky. Pourtant, c’est "l’exacte" Tocopilla qu’il filme, avec tout ce qu’elle comporte et comportait d’êtres disparates et improbables comme la multitude de lépreux, les mineurs mutilés conduits à la décharge, ou encore un petit cireur de chaussures. Le réalisateur insiste en effet sur cette représentation de la réalité : "J’ai filmé Tocopilla telle qu’elle est aujourd’hui. En quatre-vingt années, elle n’a pas changé. La seule chose qui n’existait pas, c’était le magasin de mon père qui avait brulé. Alors je l’ai reconstruit exactement à l’identique. Et j’ai marché là où mes pieds d’enfants avaient marché. Mes pieds d’adulte ont marché dans les mêmes rues où je suis redescendu dans mon passé, vu par les yeux de l’enfant, plus surréaliste que ce qu’on appelle réalité."
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Bombe atomique mentale
POUR CE QUI EST DE L'INTRIGUE, il en va de même à quelques détails près. Jodorowsky précise que tout est vrai, en particulier l’admiration que son père avait pour Staline mais explique, en revanche, que sa volonté d’assassiner Ibáñez – le président de la République du Chili – est en partie imaginaire car s’il y avait pensé, son plan n’avait jamais été mis à exécution. Dès lors, il réalise par la fiction cinématographique les rêves respectifs de ses parents en faisant de sa mère une cantatrice lyrique et de son père un héros national.
PLUTÔT QUE DE DRESSER UN SIMPLE DÉCOR, il s’agit surtout pour le cinéaste et les siens, de réaliser une véritable "thérapie familiale". Devant ou derrière la caméra, c’est une grande partie de la "tribu Jodorowsky" qui s’implique. Brontis, qui avait fait ses premiers pas au cinéma à huit ans dans El Topo, incarne ici de manière saisissante son grand-père ; Alejandro endosse le rôle du narrateur, guidant son "Moi-enfant" ; Axel campe le personnage mystique de Théosophe, tandis qu’Adan se charge de composer la musique. Ainsi, l’œuvre de Jodorowsky, une "bombe atomique mentale" selon ses mots, lui permet d’entreprendre une forme de guérison familiale. Dans la droite lignée de la "psychomagie" dont il est le fondateur, thérapie consistant à guérir les problèmes de l’enfance, sa création cinématographique lui permet ici de retourner "à la source de [son] enfance, dans le lieu même où [il a] grandi, pour [se] réinventer. C’est une reconstruction qui part de la réalité mais permet de changer le passé."
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Accumulation de plans
LE PREMIERS INSTANTS DU FILM plongent le spectateur dans le monde du cirque, au milieu des clowns, jongleurs ou autres cracheurs de feu, misérables mais riches en couleur et en caractères qui viennent contraster avec une scène présentant la progression d’une cohorte de lépreux au milieu de l’aride et poussiéreuse montagne. Ces quelques images liminaires donnent le ton. Fidèle à son principe de création, Jodorowsky procède à une accumulation baroque de plans. Pour autant, si les images sont contrastées, elles ne sont jamais esthétisantes et la réalisation reste ici relativement sobre et dépouillée. Son souhait est que "la beauté jaillisse du contenu, pas de la forme". Tournées en numérique à la Red Epic, les images ne sont pas ou peu retravaillées – seulement quelques couleurs –, aucun filtre n’a été utilisé, et aucun mouvement de caméra inutile n’a été réalisé. La technique et la machinerie cinématographique est donc mise de côté, pour laisser pleinement la place au fond même, à ce que les images veulent bien nous raconter et nous laisser voir : "J’ai tué l’esthétisme pour créer une autre esthétique. Je me suis limité à l’essentiel, le montage et les plans doivent beaucoup à la bande dessinée, et le film avance comme un fleuve."
CE FAISANT, LE FILTRE DE L'IMAGINAIRE et de l’onirisme ne passe plus par le traitement technique de l’image, mais simplement par la substance même du film. Ce dernier offre la vision fantasmée d’un enfant qui vient sublimer une réalité pourtant bien présente, où seuls quelques effets spéciaux apparaissent comme autant de touches poétiques. À travers la représentation de cette "réalité passée", Jodorowsky réalise ses fantasmes et ceux de ses parents, par le biais d’une création artistique épurée de tout artifice. Par ailleurs, le réalisateur précise que "le cinéma hypnotise mais doit montrer, comme Brecht l’a fait au théâtre, la distanciation. Il faut avoir en tête que l’on regarde un film, une œuvre d’art. Si les artifices sont visibles, ça n’a pas d’importance, c’est un film. En revanche, certains éléments doivent être vrais : la scène où l’homme urine, c’est réel." Ce n’est donc pas tant la technique que le filtre du souvenir, le plongeon dans le passé et la tentation de le modifier qui viennent déformer la réalité. Au cours du film se succèdent alors des séquences réalistes voire crues et d'autres fantasmatiques et oniriques – lorsque la mer recrache des milliers de poissons blessée par une pierre -, grotesques – avec le concours de chiens déguisés –, ou encore sublimes – lorsque la mère guérit son époux de la peste.
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Marginaux
LE THEME DE LA MONSTRUOSITÉ, des marginaux et des laissés-pour-compte se trouve de manière récurrente dans l’œuvre de Jodorowsky. Dans La Danza de la realidad se succèdent de nombreux avatars de cette "anormalité", artistes ambulants appartenant à l’univers du cirque, nains, personnages mutilés, infirmes, ou individus en marge de la communauté et de la ville ; comme autant d’échos provenant d’une enfance faite d’images traumatisantes : "Les infirmes étaient déjà là quand j’étais enfant. Le village était rempli d’hommes mutilés par les accidents de la mine et les explosions à la dynamite". Une idée de marginalité qui se retrouve dans le symbole même de Tocopilla. Rivée entre une montagne aride et la mer, elle présente une allure fantomatique et misérable. Dans les premières images du film, on retrouve le motif du désert, cher à Jodorowsky dans ses premières œuvres cinématographiques. Si l’immense étendue de roche, vide et stérile, ne vient plus symboliser ici le reflet de l’intérieur du héros, de son âme, le spectateur ne peut s’empêcher de considérer cette zone désertique dans laquelle évoluent les pestiférés comme le symbole d’une exclusion de la vie sociale, un lieu d’ascèse, de marginaux. De même, le personnage mi-réel mi-onirique de Théosophe à qui Jaime interdit à son fils de parler vit au milieu des pierres du port et se trouve isolé du reste de la ville.
SI JODOROWSKY VOUE un si grand intérêt et attachement à la représentation des marginaux, c’est que lui-même a souffert de cette situation d’exclusion. Nombreuses sont les scènes du film où il se trouve rejeté par les autres enfants de son âge parce qu’il a la peau blanche et qu’il est juif. Ses camarades de classe le surnomment "Pinocchio", en référence à la forme de son nez, et rient de son pénis en forme de "champignon". Ironiquement, le réalisateur est devenu pour les habitants une sorte de sauveur grâce au tournage du film qui a permis quelques rénovations dans la ville : "Je suis le héros qui a apporté le filtre magique pour sauver son peuple, et ce filtre magique c’est le cinéma". Les états de marginalité permettent dès lors un rapport privilégié avec sa propre conscience.
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Verticalité
CETTE UTLIME CRÉATION CINÉMATOGRAPHIQUE, "thérapie familiale" visant à guérir son âme et à se réconcilier avec son père, apparaît dès lors comme une quête : "Je pense que le pardon, ce n’est pas donner l’autre joue. Je pense plutôt qu’il faut comprendre pourquoi. C’est une fois que l’on a compris que l’on peut vivre. Le pardon, c’est la compréhension." Son père, Jodorowsky l’a souvent mis en scène de façon allégorique, notamment dans El Topo, et l’a longtemps considéré comme tyrannique. Mais dans La Danza de la realidad, il puise dans l’enfance et l’onirisme la force d’affronter cette sombre vision, transformant la réalité à travers les yeux de son personnage enfant, devenu adulte. Dans la première partie du film se succèdent de pénibles moments de vie avec ce père sévère et intransigeant, rejetant un fils qu’il juge trop faible et efféminé. La force de Jodorowsky est de reconsidérer tous ces événements à travers le prisme du fantasme, repoussant les limites de la conscience, modulant à l’infini la réalité pour plonger dans une aventure spirituelle et éveiller en nous le pouvoir de transfigurer l’existence : "L'imagination active permet d'envisager la vie à partir d'angles qui ne sont pas les nôtres, à partir d'autres niveaux de conscience".
PAR LE BIAIS de cette "danse" exaltante et déroutante, où réalité et imaginaire, tragique et légèreté, grotesque et sublime se mêlent, Jodorowsky emporte son spectateur dans une quête émouvante. La relation de ce fils avec un père dont il recherche désespérément l’amour devient réalité par le spectre du cinéma. La réconciliation avec le père, ou du moins son souvenir, permet alors à l’enfant devenu homme de se reconstruire. Jodorowsky adulte guide d’ailleurs le jeune Alejandro tout au long du film, observant et conseillant l’enfant qu’il était pour le mener sur la voie d’une élévation spirituelle.
POUR JODOROWSKY, "l’art doit être plus que l’art, il faut créer autre chose qu’un spectacle capable d’amuser ou de susciter l’admiration". Si certains voient déjà dans ce film une œuvre testamentaire en raison des apparitions fantomatiques du Jodorowsky d’aujourd’hui, se tenant avec sérénité auprès du jeune Alejandro, tel un ange ou un guide spirituel, c’est surtout un hymne à la vie, à l’enfance, et à ce que chacun a été que le cinéaste propose. Solennellement, la pénétrante voix du réalisateur résonne aux oreilles de l’enfant : "Toi et moi n’aurons été que des souvenirs, jamais une réalité. Quelque chose est en train de nous rêver. Donne-toi à l’illusion. Vis ! […] Tout ce que tu seras, tu l’es déjà. Ce que tu cherches est déjà en toi. Réjouis-toi de tes chagrins. Grâce à eux, tu arriveras à moi… " Avec ce film, c’est un Jodorowsky plus apaisé, à l’image d’un vieux sage, et plus optimiste peut-être, qui apparaît. Il n’est plus question, comme dans El Topo, d’affirmer la nécessité d’agir violemment sur le spectateur pour lui faire prendre conscience de la léthargie intellectuelle et spirituelle dans laquelle il se conforte. A l’époque, le héros se trouve dans l’acceptation permanente de la souffrance et échoue dans sa quête initiatique et sa recherche de Vérité, refusant un monde corrompu. Aujourd’hui, l’idée d’une société vouant à l’échec l’émancipation de l’homme en l’enfermant dans le misérabilisme de sa condition – thème déjà développé dans La Montagne sacrée – laisse place à l’exaltation des potentialités de l’être, à la réconciliation d’un homme avec son enfance. Ainsi, La Danza de la realidad dresse le tableau d’une existence à la fois invraisemblable et incroyablement authentique, d’où se dégage un insatiable désir de vivre.
E. C.
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à Paris, le 8 septembre 2013
La Danza de la realidad, d’Alejandro Jodorowsky
Avec Brontis Jodorowsky, Jeremías Herskovits, Pamela Flores,...
Durée : 2h10
Sortie le 4 septembre 2013