
LE COURT ROMAN de Kleist, inspiré de faits réels, est très connu en Allemagne. Adoré par Franz Kafka, ce texte propose une réflexion politique, en dépeignant, comme le souligne Arnaud des Pallières, l'itinéraire d'un homme qui non seulement se rebelle contre l'ordre établi pour obtenir justice, mais aussi qui conquiert le pouvoir par la force avant de l'abandonner subitement parce qu'il a obtenu gain de cause. Le marchand, dont la demande est déboutée par la justice, finit par prendre les armes après l'assassinat de sa femme. Au moment même où il assoit son pouvoir, il décide pourtant de dissoudre son armée car on lui annonce que l'on va lui rendre ses chevaux. "Kohlhaas n'eut pas plutôt reçu, par les soins du docteur Luther, un exemplaire de cet arrêté affiché dans toutes les places publiques du pays que, malgré les réserves qui y étaient exprimées, il licencia toute sa troupe avec des présents, des remerciements et des exhortations", écrit Kleist en une phrase.
POURTANT, L'ITINÉRAIRE DE KOHLAAS est celui de la violence et son chemin est jonché de morts. Sa femme meurt parce qu'elle était allée défendre sa cause à la cour. Kohlhaas met à feu et à sang des villages entiers. Il fait même pendre un de ses hommes qui a commis un acte de pillage. Ce déferlement interroge bien sûr la justesse de l'action de Kohlhaas. A-t-il raison de se révolter ? De se révolter de cette manière ? Le film explore ces questions sans y fournir de réponse. Agit-il pour lui-même, ou défend-il une cause collective ? Si les gros plans constants sur le visage de Mads Mikkelsen ancrent l'histoire dans une tragédie individuelle, il n'est pas évident de trancher quant aux motifs des actions du personnage. En outre, Des Pallières radicalise encore l'interrogation que porte le personnage en évitant à tout prix de le présenter comme un fou. Kohlhaas, dans le film, choisit, en toute conscience, d'agir comme il le fait. Là où Kleist en faisait un héros romantique, Arnaud des Pallières le dépeint, à l'inverse, comme le héros de la raison, qui pousse son idée à l'extrême, jusqu'à en devenir terrifiant. "Le Kohlhaas de Kleist est quasiment fou. Il se met en scène, il devient une sorte de tyran un peu illuminé. Je n'aurais pas pu le présenter ainsi, explique le réalisateur, car c'est trop loin de moi. Kleist est l'esprit du romantisme et je ne le suis pas. Je tenais absolument à ce qu'il ne soit pas fou." Kohlhaas n'est pas seulement l'homme d'une obsession, mais celui qui lutte pour ne pas céder.
L'AMBIGUITÉ ENTRE FOLIE ET RAISON, entre le droit et la vengeance aveugle, entre la justice et l'injustice, demeure jusqu'à la fin. Tous les autres personnages se situent par rapport à Michael Kohlhaas et son intransigeance, forcés de prendre parti. Il y a ceux qui le suivent, ceux qui meurent pour lui, ceux qui l'abandonnent, ceux encore qui tentent de l'arrêter. "Chaque spectateur en jugeant Kohlhaas, en l'appelant terroriste, justicier ou révolutionnaire, prend position dans le monde, et c'était mon projet", explique Arnaud des Pallières. Ainsi, sur le chemin du marchand de chevaux se dresse un pasteur, mélange de Calvin et Luther, interprété par Denis Lavant, alors en plein tournage de Holy Motors et qui a avoué cette année à Cannes avoir joué ce personnage comme une figure de plus de l'homme aux mille visages qu'il incarnait alors. Apparaissant soudain dans le campement des hommes de Kohlhaas, il s'interpose littéralement entre l'homme et son projet. Par le dialogue, il oppose le discours à la violence. On sait que Luther a eu des mots très durs pour les révoltes paysannes à son époque, comme le soulignait le réalisateur. La difficulté d'interprétation du personnage de Kohlhaas est de fait liée aux différentes épaisseurs de contextes qui complexifient la compréhension du choix qui est le sien : d'une part la souffrance d'un homme qui a perdu sa femme, qui tire l'histoire vers l'idée d'une vengeance. D'autre part, le dysfonctionnement de la justice qui pose la question du droit et de la morale. Mais aussi la dimension politique et le rapport au pouvoir. Tous ces éléments s'entremêlent dans cette histoire, invitant à y opposer des lectures différentes, voire contradictoires en fonction de ce que l'on choisit de mettre en avant.
qu'il soit possible de pénétrer sa conscience, le film pose Kohlhaas comme un mystère, jusqu'à la fin du film qui, dans le paradoxe d'un sourire, laisse la porte ouverte.

