L`Intermède
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"CE FUT UN DES HOMMES les plus intègres et en même temps l'un des plus redoutables de son époque", écrit Heinrich Von Kleist de son personnage. Par sa quête envers et contre tout, poursuivant, coûte que coûte, ce qu'il pense être la justice et perdant tout sur la route, Michael Kohlaas a le destin de ces grands personnages qui posent question. Le film d'Arnaud des Pallières, présenté en compétition au Festival de Cannes et dans les salles le 14 août prochain, fait écho à la sécheresse du roman de Kleist dont il constitue une adaptation, en proposant un film dépouillé et austère, porté par le visage de Mads Mikkelsen, qui devient à lui seul un paysage de l'humanité.


Par Claire Cornillon


IL VEUT RETROUVER ses chevaux dans l'état où il les a laissés. Et n'en démord pas. Défenseur de la justice, vengeur, révolutionnaire ou terroriste ? Michael Kohlhaas est tout cela à la fois. Marchand de chevaux, il ramène à sa demeure, au début du film, deux superbes animaux qu'il vient d'acheter. Sous prétexte d'une taxe, les hommes d'un seigneur voisin lui prennent ses bêtes et, lorsque le marchand les retrouve, ce dernier découvre qu'elles ont été maltraités. Qui plus est, ces mêmes hommes ont lâchés des chiens sur son serviteur, en sang. Michael Kohlhaas fait appel à la justice et veut retrouver des chevaux en bonne santé et obtenir compensation pour l'attaque de son serviteur, mais il n'est pas entendu. Se révoltant contre l'arbitraire, il persiste alors dans son combat, perdant tout ce qui lui était cher sur son chemin. Et l'escalade de la violence pose le sceau du dérisoire sur la demande, inlassablement réitérée, de Michael Kohlhaas de retrouver ses chevaux.


Rigueur morale

Michael Kohlhaas, Arnaud des Pallières, Mads Mikkelsen, Heinrich Von Kleist, Festival de Cannes, compétition, politique, cinéma, film, Delphine Chuillot, Denis LavantLE COURT ROMAN de Kleist, inspiré de faits réels, est très connu en Allemagne. Adoré par Franz Kafka, ce texte propose une réflexion politique, en dépeignant, comme le souligne Arnaud des Pallières, l'itinéraire d'un homme qui non seulement se rebelle contre l'ordre établi pour obtenir justice, mais aussi qui conquiert le pouvoir par la force avant de l'abandonner subitement parce qu'il a obtenu gain de cause. Le marchand, dont la demande est déboutée par la justice, finit par prendre les armes après l'assassinat de sa femme. Au moment même où il assoit son pouvoir, il décide pourtant de dissoudre son armée car on lui annonce que l'on va lui rendre ses chevaux. "Kohlhaas n'eut pas plutôt reçu, par les soins du docteur Luther, un exemplaire de cet arrêté affiché dans toutes les places publiques du pays que, malgré les réserves qui y étaient exprimées, il licencia toute sa troupe avec des présents, des remerciements et des exhortations", écrit Kleist en une phrase.

IL NE S'AGIT PAS DE CHEVAUX, et pourtant il ne s'agit que de cela. Michael Kohlhaas choisit de ne rien céder, il agit par principe. Victime d'une injustice parce que l'ordre établi soutient le plus fort, il ne se soumet pas à cet arbitraire mais persiste dans sa demande, comme pour forcer la justice à agir justement. Il ne dévie pas de sa cause. Dès lors, l'accès au pouvoir ne l'intéresse pas. Et c'est pourquoi il dépose les armes alors même qu'il est en position de force. C'est cette image paradoxale qui a marqué Arnaud des Pallières à la lecture du roman de Kleist. Le réalisateur, qui portait l'idée de ce projet depuis sa lecture du roman à 25 ans, était venu défendre son film au Festival de Cannes : "Ce moment déçoit tout lecteur parce qu'il est porté par l'héroïsme du personnage mais il est en même temps la plus belle histoire politique qui soit, celle d'un homme qui peut prendre le pouvoir mais qui par honnêteté et par rigueur y renonce."

Michael Kohlhaas, Arnaud des Pallières, Mads Mikkelsen, Heinrich Von Kleist, Festival de Cannes, compétition, politique, cinéma, film, Delphine Chuillot, Denis LavantPOURTANT, L'ITINÉRAIRE DE KOHLAAS est celui de la violence et son chemin est jonché de morts. Sa femme meurt parce qu'elle était allée défendre sa cause à la cour. Kohlhaas met à feu et à sang des villages entiers. Il fait même pendre un de ses hommes qui a commis un acte de pillage. Ce déferlement interroge bien sûr la justesse de l'action de Kohlhaas. A-t-il raison de se révolter ? De se révolter de cette manière ? Le film explore ces questions sans y fournir de réponse. Agit-il pour lui-même, ou défend-il une cause collective ? Si les gros plans constants sur le visage de Mads Mikkelsen ancrent l'histoire dans une tragédie individuelle, il n'est pas évident de trancher quant aux motifs des actions du personnage. En outre, Des Pallières radicalise encore l'interrogation que porte le personnage en évitant à tout prix de le présenter comme un fou. Kohlhaas, dans le film, choisit,  en toute conscience, d'agir comme il le fait. Là où Kleist en faisait un héros romantique, Arnaud des Pallières le dépeint, à l'inverse, comme le héros de la raison, qui pousse son idée à l'extrême, jusqu'à en devenir terrifiant. "Le Kohlhaas de Kleist est quasiment fou. Il se met en scène, il devient une sorte de tyran un peu illuminé. Je n'aurais pas pu le présenter ainsi, explique le réalisateur, car c'est trop loin de moi. Kleist est l'esprit du romantisme et je ne le suis pas. Je tenais absolument à ce qu'il ne soit pas fou." Kohlhaas n'est pas seulement l'homme d'une obsession, mais celui qui lutte pour ne pas céder.


Interprétation

Michael Kohlhaas, Arnaud des Pallières, Mads Mikkelsen, Heinrich Von Kleist, Festival de Cannes, compétition, politique, cinéma, film, Delphine Chuillot, Denis LavantL'AMBIGUITÉ ENTRE FOLIE ET RAISON, entre le droit et la vengeance aveugle, entre la justice et l'injustice, demeure jusqu'à la fin. Tous les autres personnages se situent par rapport à Michael Kohlhaas et son intransigeance, forcés de prendre parti. Il y a ceux qui le suivent, ceux qui meurent pour lui, ceux qui l'abandonnent, ceux encore qui tentent de l'arrêter. "Chaque spectateur en jugeant Kohlhaas, en l'appelant terroriste, justicier ou révolutionnaire, prend position dans le monde, et c'était mon projet", explique Arnaud des Pallières. Ainsi, sur le chemin du marchand de chevaux se dresse un pasteur, mélange de Calvin et Luther, interprété par Denis Lavant, alors en plein tournage de Holy Motors et qui a avoué cette année à Cannes avoir joué ce personnage comme une figure de plus de l'homme aux mille visages qu'il incarnait alors. Apparaissant soudain dans le campement des hommes de Kohlhaas, il s'interpose littéralement entre l'homme et son projet. Par le dialogue, il oppose le discours à la violence. On sait que Luther a eu des mots très durs pour les révoltes paysannes à son époque, comme le soulignait le réalisateur. La difficulté d'interprétation du personnage de Kohlhaas est de fait liée aux différentes épaisseurs de contextes qui complexifient la compréhension du choix qui est le sien : d'une part la souffrance d'un homme qui a perdu sa femme, qui tire l'histoire vers l'idée d'une vengeance. D'autre part, le dysfonctionnement de la justice qui pose la question du droit et de la morale. Mais aussi la dimension politique et le rapport au pouvoir. Tous ces éléments s'entremêlent dans cette histoire, invitant à y opposer des lectures différentes, voire contradictoires en fonction de ce que l'on choisit de mettre en avant.

DANS LE SUD DE LA FRANCE, le paysage montagneux qu'a choisi Arnaud des Pallières pour déplacer l'intrigue allemande de l'oeuvre originelle, pourrait toucher au sublime romantique mais rappelle davantage l'hostilité des paysages de western. De la sécheresse des scènes de jour aux visions brumeuses de grands espaces nocturnes où chevauchent les cheveux de l'armée de Michael Kohlhaas, la nature joue un rôle fondamental comme un contrepoint impitoyable dans cette histoire d'idées et d'hommes. Car Arnaud des Pallières ne souhaitait pas réaliser une fresque historique. Seuls quelques éléments ancre l'histoire dans un contexte, qui est celui des Cévennes au XVIe siècle, afin de laisser une place plus fondamentale à une réflexion "transhistorique" de son film, selon ses propres termes. Ce qu'évoque Michael Kohlaas est surtout la rudesse et l'austérité du monde dans lequel évolue son protagoniste. La musique de Martin Wheeler, dissonante et angoissante, fondée sur des ambiances électroniques et des percussions qu'il souhaitait voir rappeler celles des films japonais, scande les scènes comme un gong implacable. Cette froideur, seul le corps et le visage de Mads Mikkelsen la compensent. Dans un cinéma qui se joue de la transition, qui propose un montage abrupt, comme s'il manquait toujours la fin de la scène, l'acteur et son personnage assurent la continuité. Exploration de l'itinéraire d'un individu, sans Michael Kohlhaas, Arnaud des Pallières, Mads Mikkelsen, Heinrich Von Kleist, Festival de Cannes, compétition, politique, cinéma, film, Delphine Chuillot, Denis Lavantqu'il soit possible de pénétrer sa conscience, le film pose Kohlhaas comme un mystère, jusqu'à la fin du film qui, dans le paradoxe d'un sourire, laisse la porte ouverte.

C. C. 
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à Paris, le 19 juin 2013

Michael Kohlhaas, drame historique d'Arnaud Des Pallières
Avec Mads Mikkelsen, Delphine Chuillot, Denis Lavant
2h02
Sortie prévue le 14 août 2013

Festival de Cannes (Sélection officielle - En compétition)

Michael Kohlhaas, nouvelle d'Heinrich Von Kleist (1808)
Traduction : M.L. Koch
Texte accompagné d'une note pour une adaptation cinématographique par Arnaud Des Pallières et un entretien avec Mads Mikkelsen
Editions Mille et une nuits
192 pages
5 €
Publication le 12 juin 2013

Cet article fait partie du dossier Cannes 2013


 



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