TOUT DOUCEMENT, la lumière jaune pénètre l'écran, avant de virer à l'orange. Le jour se lève sur Shadowland, un monde en deux dimensions que l'ombre des corps projetée modèle à l'envie, à l'infini. Derrière la grande toile, les danseurs, acrobates et gymnastes de la compagnie américaine Pilobolus, qui fait escale aux Folies Bergères, à Paris. – Par Asmara Klein
GUIDÉE PAR UNE MUSIQUE aux inflexions dramatiques, une main géante, prolongée par le bras, s'évade du coin supérieur de l'écran. Bienveillante, elle vient frôler les genoux d'une adolescente, et la réveille. Curieuse et confiante, la jeune femme se laisse aller aux tendres sollicitations de cette main qui tantôt lui chatouille le ventre, tantôt la transforme en chien pour finalement lui léguer une apparence mi-humaine, mi-canine. Pour Steven Banks, scénariste de Shadowland et connu pour être le père du dessin animé Bob l'Eponge, ce passage est le plus saisissant de tout le spectacle. "It's like magic !" - C’est comme de la magie - confie-t-il, enthousiaste. La créature qui sort de la métamorphose orchestrée par la main démiurge est également à l'image de l'adolescence : cet état d'entre-deux, d'inconfort, d'incompréhension vis-à-vis de soi-même et des autres. Simple et efficace, l'histoire de Shadowland se brode autour de cette quête de soi et des envies d'évasion de la jeune femme.
– Métamorphose
STEVE BANKS ne nie pas les emprunts à Alice au pays des Merveilles et à ses rêves rocambolesques. Bercées d'onirisme, les scènes s'entrelacent et se bousculent, portées par le dynamisme d'une chorégraphie des sens. Les impressions sensibles sont au centre de la création, à rebours des habitudes de Steven Banks, qui s'est chargé, pour sa part, de saupoudrer ce conte initiatique de touches humoristiques : "Quand nous avons commencé les répétitions, nous n'avions pas de script. Après quelques temps, nous avions plein d'images d'ombre mais toujours pas de réel conte. Il a vraiment fallu inventer notre propre langage." Au gré des apports de chacun, puisqu'à Pilobolus on privilégie la forme collaborative, le périple juvénile a pris sens, notamment à partir de la croustillante scène de cuisine. L'écran rouge accueille une foule de personnages : un chef bedonnant et ses deux apprentis, notre héroïne, une marmite animée par une paire de jambes... et deux "meubles" en perpétuelle métamorphose, tantôt présentoir de poissons, tantôt poussoir à saucisses ou bac à homard, selon les desiderata des chefs qui préparent un breuvage dont l'ingrédient final est la jeune fille. Mais cette dernière a plus d'un tour, ou plus précisément plus d'un cadre, dans son sac. In extremis, elle finit par déjouer ses agresseurs dans un jeu de cache-cache subtil entre châssis imaginaires et malice véritable.
LA VIRTUOSITÉS DES ENCADREMENTS qui, tels un damier, se fondent sur la surface de l'écran, n'est qu'une des nombreuses prouesses visuelles pensées et réalisées par la troupe de danseurs. D'horizons très divers, ces artistes au physique sculpté ont dû se confronter à eux-mêmes, à leur corps surtout, pour s'ouvrir au monde des ombres. Puissants athlètes ou habiles acrobates devant l'écran lors des scènes de danse plus conventionnelles, ils deviennent des créatures irréelles, leurs contours humains s'effaçant au profit de caricatures d'eux-mêmes, une fois projetés à l’écran. C'est à corps perdu que la troupe a redécouvert cette technique traditionnelle du théâtre des ombres.
– Labyrinthe
L'AVENTURE COMMENCE en 2006, lorsque le constructeur d'automobiles Hyundai, attiré par la réputation innovante et téméraire de la compagnie, demande à Pilobolus de créer un spot publicitaire qui représenterait une voiture sans jamais la montrer. Quelques mois plus tard, le succès est total et attire l'attention de la directrice de production de la cérémonie des Oscars, qui demande à la troupe de se produire au théâtre de Kodak, à Los Angeles, devant le gratin hollywoodien en 2007. Itamar Kubovy, le directeur exécutif de Pilobolu, se rappelle de la fascination exprimée par cette femme : "Cela montre que les gens sont capables de tout faire grâce à leur corps. C'est une métaphore de ce que le divertissement est en mesure d'apporter." La troupe joue justement sur l'infini des possibles qu'offre la combinaison de plusieurs corps. C'est toute la force du collectif qui se déploie derrière l'écran. Deux personnes peuvent par exemple s'associer pour dessiner un pingouin, quatre se confondre en un éléphant, six engendrer une plante aux allures enchanteresses et un nombre plus mystérieux animer les traits d'un profil masculin, dont le sourcil est amoureusement articulé par un délicat balancement de la main.
"UNE OMBRE EST L'ABSENCE de quelque chose. Elle est trompeuse, attirante et inaccessible à la fois. On peut l'apprivoiser mais non la contrôler", raconte Itamar Kubovy. Facile à produire, à l'aide d'une lumière et d'une surface, l'ombre est une âme sensible. Essentielle et inéluctable, elle n'est cependant pas malléable à souhait, encore moins corvéable. Le travail de Pilobolus est celui d'un horloger, précis, à l'aide d'une infinité d'appuis derrière l'écran. On trouve des marques au sol, un véritable labyrinthe bigarré, une télévision rendant en temps réel l'image obtenue afin de pouvoir s'ajuster subtilement au rendu final. Et il faut, surtout, beaucoup de patience. La saveur vient avec les efforts fournis par les danseurs pour rendre leurs personnages vivants, pour leur donner une troisième dimension. "Lors des répétitions, nous avions trouvé le moyen de produire un profil humain, mais ensuite nous voulions qu'il parle alors il a fallu trouver une solution pour que ses lèvres bougent et avec elles le nez. Finalement est arrivé le battement de cil qui donnait un air plus naturel. Tout en essayant de comprendre quelle était la personnalité de cette ombre, nous avons ajouté des couches pour lui donner vie", explique à ce sujet Lauren Yalango, enrôlée depuis 2008 comme danseuse.
– Frontière
MAIS LES OMBRES sont autant un moyen de communiquer par-delà l'écran avec le public qu'un moyen de marquer une frontière. "C'est un tout autre spectacle, ici, à l'arrière. On peut se parler par exemple, s'amuser un peu, ce qui ne serait pas possible lors d'une représentation standard", explique Krystal Butler, la plus jeune recrue de la troupe. Les mondes se multiplient et se croisent au fil des écrans : les personnages revêtent des personnalités, des apparences multiples mêmes. Et l'adolescente, devenue homme-chien par la volonté des ombres, une fois l'écran levé, reprend son apparence humaine pour charmer le spectateur à l'occasion d’une performance suave et aérienne. La fleur a éclos.
Shadowland
Jusqu'au 25 mars 2012
Mise en scène de la Compagnie PILOBOLUS
Scénario de Steven Banks et musique de David Poe
Folies Bergère
32 rue Richer 75009 Paris
Mar-Sam 20h / Sam-Dim 15h
Tarifs : 68€; 57,50€; 46, 50€; 30€