CHAQUE ANNÉE OU PRESQUE, les frères Coen gratifient leur public d’un nouveau film, toujours surprenant par son décalage avec le précédent. En 2008, c’était, avec Burn after Reading, une incursion burlesque dans le genre du film d’espionnage ; en 2010, un curieux western du nom de True Grit. Entre les deux : A Serious Man, où Joel et Ethan Coen explorent leur héritage juif américain à travers les déboires professionnels et familiaux d’un professeur de physique dans le Midwest des années 1960. Mais le film s'ouvre sur une toute autre histoire : celle d'une âme errante dans un village juif d'Europe occidentale, plusieurs décennies auparavant. Quel est le lien entre ces deux récits ? N'y a-t-il pas ici deux œuvres, une courte et une longue, réunies par la volonté des auteurs mais autonomes dans leur construction ?
CEUX QUI ONT VU A Serious Man se souviennent sans doute du personnage de Larry Gopnik, dont la vie tranquille s’effondre soudain de catastrophe en catastrophe : ses enfants le dévalisent, sa femme réclame le divorce et l’envoie vivre dans un motel miteux et, tandis que son frère accumule les jeux d’argent, des lettres anonymes le calomnient auprès de la commission universitaire chargée de le titulariser et un étudiant coréen essaie de le soudoyer pour obtenir une meilleure note. Mais au commencement des calamités qui accablent ce shlimazl des temps modernes, il y a autre chose, une première histoire complètement étrangère à celle qui structure l’ensemble du film. A Serious Man s’ouvre par une séquence de dix minutes qu’aucun lien apparent – ni de temps, ni de lieu, ni d’intrigue – ne vient souder à la suite de l’histoire. Court-métrage, certes, mais court-métrage inséré dans un récit plus vaste, auquel il sert d’incipit. Dès lors que cette étrange séquence est placée à l’orée du film, elle entre en écho avec lui, fonctionne comme métonymie ou comme fable, invite le spectateur à tisser des fils, ne serait-ce que symboliques, permettant à la petite histoire de s’intégrer à la grande.
– Possession
AVANT MÊME LE RITE de passage du générique d’ouverture se raconte une histoire qui, d’emblée, plonge le spectateur dans un monde insolite : la scène se passe au XIXe siècle, ou peut-être au tout début du XXe, dans une bourgade juive d’Europe orientale secouée par une tempête de neige. À cette distance temporelle et spatiale vient s’ajouter l’étrangeté de la langue yiddish, dans laquelle s’expriment les protagonistes, et celle de la légende du dibbouk, déroulée sans explication aucune sous les yeux d’un public probablement peu au fait des figures et des histoires du folklore juif.
OR CE PERSONNAGE DU DIBBOUK, très présent dans la littérature yiddish moderne, a une signification qui demande à être explorée de plus près. Dans l’imaginaire populaire des communautés juives traditionnelles, le terme désigne l’âme errante d’un défunt que quelque chose retient sur terre et qui se retrouve donc condamnée à flotter dans le monde des vivants à la recherche d’un corps à hanter. Lorsque cette âme trouve un organisme qui, à cause d’un péché ou d’une négligence rituelle, n’est plus protégé par l’ordre sacré, elle y pénètre et se l’approprie, se substituant ainsi à l’âme vivante qui y réside. Sous la plume de l’écrivain yiddish Sh. An-Ski, cette figure de possession est devenue un motif littéraire, puisqu’il en a fait le thème principal et le titre d’une pièce maintes fois représentée, puis adaptée au cinéma par Michal Waszynski en 1937. Le dibbouk condense ainsi en une seule image le triple héritage folklorico-religieux, cinématographique et littéraire que le déplacement de la culture yiddish d’Europe orientale vers une culture juive américanisée a effacé. Partant, le film tout entier est le récit d’une revenance, l’histoire de cette inquiétante étrangeté du monde moderne que la fable oubliée continue à énoncer.
DANS A SERIOUS MAN, ce sont plusieurs dibbouk qui surgissent. D’abord, Traytl Groshkever, ce vieil homme censé être mort depuis trois ans autour duquel tourne la mini-intrigue du prélude. Mais ce qui fait retour, c’est aussi cette scène inaugurale qui, comme une âme du passé venue occuper un corps étranger, prend possession du film. La dépouille de Groshkever est dominée par un esprit défunt, de même que l’œuvre des frères Coen est envoûtée par celles d’An-Ski et de Waszynski. Pour que l’intrigue principale puisse commencer, il faut d’abord exorciser les démons des chefs-d’œuvre passés, mettre dehors le vieillard importun. La porte se referme sur les dernières paroles de Velvl : "Dos iz sof ha-mayse. Alts iz farshvunden." ("C’est la fin. Tout a disparu.") L’histoire peut commencer. Ainsi le film s’ouvre-t-il sur une fin, prélude à une histoire qui, elle-même, explore le destin d’un protagoniste voué à l’effondrement inéluctable de son univers. La "vraie" fin, celle par laquelle se conclut le long-métrage, est une promesse de mort.
– "Accept the mystery"
FAUT-IL ALORS VOIR la scène d’ouverture comme une version condensée, réduite à la brièveté d’une parabole, du message que développe le film ou, au contraire, comme une entité autonome, liée à l’histoire de Larry Gopnik par un effet de seule juxtaposition ? Quelle que soit la réponse des cinéastes, le spectateur ne pourra s’empêcher de chercher des points d’attache entre l’une et l’autre intrigue, de traquer ou d’inventer les liens de causalité, les effets de miroir, les rapports d’opposition ou de réciprocité. Car c’est de cette capacité à organiser narrativement des épisodes apparemment disparates que naît notre capacité à raconter et à comprendre des récits, mais aussi à interpréter le monde et à lui donner sens.
OR LE FILM DES FRÈRES COEN ne cesse de déjouer cette propension naturelle à chercher dans l’univers qui nous entoure, et plus encore dans les histoires qui nous sont racontées, des explications, des suites logiques et des lois structurelles. L’écran s’ouvre sur une citation de l’exégète biblique Rashi : "Accepte avec simplicité ce qui t’arrive." Et cette maxime liminaire se trouve sans cesse répétée au cours de l’histoire, soit par le déroulement des événements, soit par la bouche des personnages. En témoigne cette situation absurde où le père d’un étudiant coréen auquel Gopnik demande de lui dire une bonne fois pour toutes si, oui ou non, il lui a bien glissé une enveloppe pour obtenir une meilleure note, réplique : "Accept the mystery."
– Fils invisibles
LA VIE BANALE DE L'UNIVERSITAIRE juif américain se retrouve alors baignée d’Unheimlichkeit. Tout paraît insolite, hostile, incohérent, vécu comme dans un rêve où se trouve exacerbée l’inquiétante étrangeté du quotidien. Les lois physiques elles-mêmes mènent au principe d’incertitude et, en songe, après avoir couvert un immense tableau d’équations devant son amphithéâtre d’étudiants, Gopnik conclut sa démonstration par ces mots : "It proves we can never really know what’s going on." ("Cela prouve qu’on ne peut jamais vraiment savoir ce qui se passe.") Tout, dans le monde, a l’incohérence du paradoxe de Schrödinger et plonge dans une incertitude qui ne découle pas d’une erreur de calcul ou de raisonnement, mais bien de l’impénétrabilité propre aux choses. Selon l’expérience imaginée par le physicien, un chat est enfermé dans une boîte avec une source radioactive et un dispositif qui lui permette de rester en vie tant que les atomes sont intacts, mais qui le tue dès qu’un atome du corps radioactif se désintègre. D’après les théories de la physique quantique, un atome peut, tant qu’il n’est pas soumis à une opération de mesure, combiner les deux états, de même que le chat, tant que la boîte n’a pas été ouverte pour constater la situation, est simultanément mort et vivant. Le chat de Schrödinger est le dibbouk de la vérité scientifique : ni de ce monde ni de l’autre, mais des deux, fable mathématique d’une réalité insaisissable par la logique humaine.
LE FILM, COMME LA LÉGENDE du dibbouk, comme le paradoxe de la physique quantique, dit la disparition dont se double toute existence et laisse entrevoir, entre les choses, la possibilité de fils invisibles, agençant le monde selon des lois étrangères à nos facultés de raisonnement. Peut-être est-ce là que se joue ce qui soude l’histoire des trois protagonistes du shtetl d’Europe orientale à la vie américaine de Larry Gopnik. Peut-être ou peut-être pas. Ces deux histoires, comme tous les petits récits enchâssés qui peuplent le film, comme l’anecdote du dentiste qui a trouvé des lettres hébraïques gravées derrière les dents de son goy de patient, restent comme suspendues dans le doute, sans issue intelligible. La fin, loin d’apporter explication ou résolution, n’est que le dernier élément d’une suite temporelle. Ainsi la seule morale de la fable des frères Coen est-elle la même que celle de l’expérience de Schrödinger : devant les épisodes d’une histoire comme devant les événements de l’existence, "we can never really know what’s going on".*
A Serious Man, une comédie dramatique américaine de Joel et Ethan Coen Avec : Michael Stuhlbarg, Sari Lennick, Richard Kind, ... Durée : 1h45 Sortie cinéma le 20 janvier 2010. Disponible en DVD.
* "Nous ne pouvons jamais vraiment savoir ce qu'il se passe."