"PATTISON, CRONENBERG, DeLILLO" clame l'affiche. Une triade attendue au tournant qui en a déçu plus d'un sur la croisette. Et pourtant, Cosmopolis, adaptation du roman de Don DeLillo du même nom publié en 2003, est un film dense, ambitieux et audacieux. Et qui, en cela, s'inscrit parfaitement dans l'oeuvre du réalisateur canadien David Cronenberg. En un sens, Cosmopolis est une sorte de pendant à Vidéodrome (1983) et à Existenz (1999), formant une trilogie déglinguée sur la question du rapport à la réalité marquée, à chaque fois, par des parti-pris esthétiques radicaux. Ici, au coeur de chaque scène, Robert Pattinson habite un monde d'images, alors que ce jeune acteur est lui-même une image qui se cherche, dans une dialectique entre la distance et la proximité, entre les mots et le corps, entre l'écran et le réel. –
Par Claire Cornillon
– Factice
LA BLANCHEUR ETINCELANTE d'une limousine. Ainsi s'ouvre le film, sur le véhicule-monde qui abritera la plus grande partie de son récit. Une voiture immaculée, hors du monde, à l'image de son propriétaire, Eric Packer (Robert Pattinson), jeune milliardaire brillant, aux cheveux soigneusement agencés, aux lunettes noires-écrans, au costume impeccable et anonyme. Rien ne le distingue ou presque, au départ, de son garde du corps. Il semble manger dans les mêmes petits diners que tout le monde et va se faire couper les cheveux dans une vieille échoppe. Mélange détonnant d'anonymat et de différence. Ce jour-là, il a décidé d'aller chez le coiffeur et traverse New York dans sa limousine. Mais la blancheur de la voiture est, tout comme les lunettes noires, une source de reflet qui fait écran au monde, qui lui renvoie simplement sa propre image pour ne pas en être affectée. Le véhicule-monde est un anti-monde. Insonorisé, il est un espace étroit, confiné, coupé de l'extérieur qu'il traverse pourtant. Dans ce film où tant de place est laissée au dialogue, la voix est ici seule, sans bruitage, sans contexte, comme laissée à elle-même.
BIEN SÛR, TOUT EST FACTICE dans cet univers. Et la mise en scène, radicale dans son anti-naturalisme, ne fait que travailler cette absence de réalité. Le langage y est celui d'une pièce de théâtre, très écrit. Cronenberg explique d'ailleurs qu'il a gardé un grand nombre de répliques du livre de Don Delilo sans les changer. Le langage trouve là toute son ambiguité : à la fois accès au réel, il touche parfois à une vérité que lui seul peut atteindre, et écran au réel, sur lequel il se plaque, désespérément, empêchant toute vraie communication. Packer parle beaucoup, il explique son mode de vie, ses choix, sa volonté, et pourtant il ne dit rien de ce qu'il a réellement à dire, de ce qui va le conduire durant cette journée et cette nuit à franchir des barrières, l'une après l'autre. "J'ai vu le film deux fois, et la première fois j'ai été frappé par son côté burlesque", relevait Robert Pattinson lors du festival de Cannes. Et en effet, l'humour, dans ce long métrage très sombre, est récurrent et naît de ce décalage burlesque, de l'anomalie que représente Packer sans même qu'il s'en rende compte.
– Virtuel
CAR L'ENSEMBLE DE LA JOURNÉE que raconte le film va affecter la voiture et son propriétaire, malmenés par les événements extérieurs auxquels ils sont finalement confrontés, et par la folle logique qui les guide. Le garde du corps a beau prévenir Packer des dangers multiples qui l'attendent, des obstacles sur la route, il veut avancer, coûte que coûte, et traverser cette ville de New York dans laquelle il est sans y être. Il se soucie peu du déplacement du président des Etats-Unis ou des activistes qui sévissent dans les rues de la ville. Son monde est virtuel. Le monde est virtuel. Et si l'on ne voit rien de la ville, c'est parce que la voiture est un autre monde. "On est vraiment dans la tête d'Eric Packer, explique Cronenberg, sa vision est dans une large mesure coupée des réalités de la rue, il ne comprend pas vraiment les gens ni la ville réelle." Les fenêtres, quand elles ne sont pas teintées, isolant encore plus le véhicule, sont comme des écrans sur lesquels défilent les événements. Les personnages qui surgissent successivement dans la journée de Packer, et dans sa voiture, pendant la première moitié du film, apparaissent toujours pour la première fois à l'écran dans le champ de la fenêtre, précisément comme le champ d'une caméra. Quelle différence alors entre ce qui se déroule "réellement" dans la rue et ce qui se produit à la télévision ? Le chaos de la ville est tout aussi virtuel que l'est l'assassinat du directeur du FMI sur le petit écran. Quel accès au réel lorsque tout devient virtuel ? Existenz montrait déjà que le virtuel est une boîte de Pandore qui, une fois ouverte, ne peut être refermée. Dès lors que l'on est entré une fois dans un monde virtuel, il ne sera plus possible de le distinguer du réel. Et la scène de l'assassinat dans Cosmopolis rappelle aussi les questions que soulevaient Videodrome, un film sur les snuff movies, autour de la question de la violence et de sa représentation.
À L'ÉPOQUE DE VIDEODROME, l'écran était encore un organe supplémentaire rattaché au corps dans cette image de l'homme-magnétoscope, qui s'inscrivait dans la logique organique des films de Cronenberg. Dans Existenz pourtant, l'organique n'était déjà plus qu'un leurre et sévissait dans le virtuel. Les carcasses gluantes des amphibiens du restaurant chinois n'étaient désormais plus qu'un élément sensoriel réaliste d'un jeu vidéo. Dans Cosmopolis, Cronenberg va plus loin encore. La quête de l'organique est plus désespérée dans ce monde où il n'y a plus de réel à atteindre. Même le sexe ou le corps médicalisé du check up quotidien de Packer ne parviennent pas à ancrer sa routine dans le réel. Dès lors, la violence est inévitable puisque la douleur pourrait être un accès au corps et la mort une manière de poser un choix, d'avoir une incidence sur le monde. Mais ces tentatives sont vaines. Car il n'y a plus rien à attendre. Tout s'est déjà passé quand le film commence. Même les activistes qui semblent vouloir transformer le monde ne font qu'entrer en écho avec l'histoire que raconte Packer à propos des rats comme monnaie d'échange. L'événement n'est dès lors que le reflet d'un récit, le monde n'est que le reflet d'un monde, le personnage n'est qu'un reflet de lui-même. Sa femme d'ailleurs n'existe pas. Elle semble n'avoir aucune consistance, et il lui est impossible de mener avec elle une conversation réelle. Leur relation n'est ni physique, ni émotionnelle. Elle n'est rien. Elle n'est même pas le quotidien que Packer voudrait atteindre en parlant de la pluie et du beau temps. Car si le milliardaire se rend bien compte de l'anomalie du virtuel qui sévit dans l'univers qui l'entoure, sans forcément qu'il puisse l'expliciter, sa femme est partie prenante de ce virtuel qu'elle ne peut remettre en question.
– Anomalie
SI COSMOPOLIS PARLE du monde contemporain et annonce la catastrophe, c'est probablement en ce sens. Il aborde, par sa mise en scène même, la question de l'image, du virtuel, du rapport au réel, dans la société de médias, de technologie et d'informations dans laquelle nous vivons. Tout commence pour Packer lorsqu'il comprend qu'il n'a pas réussi à prévoir l'évolution du yuan. Le monde virtuel est un monde modélisé, mais le réel échappe. La prostate du milliardaire, constate son médecin, est asymétrique. Le réel, c'est l'imprévu, l'anomalie et non pas le modèle. Il ne s'agit pas seulement du devenir virtuel de l'argent dans la spéculation capitaliste, dont le récent Margin Call de JC Chandor montrait bien les conséquences. Il s'agit plus généralement d'une déréalisation du monde dans son ensemble. "Je suis impuissant dans ce système qui ne veut rien dire pour moi", dit le personnage incarné par Paul Giamatti à la fin du film.
PACKER EST INCAPABLE de sortir de sa logique. Il a beau quitter petit à petit les atours de son imperméabilité au monde, alors que son apparence se délite tout comme celle de sa voiture, ce n'est que pour suivre jusqu'au bout une autre logique. Les lunettes tombent, la cravate se perd, l'apparence s'écorche mais pour ne rien révéler, si ce n'est un moi entièrement égocentré qui tente avec orgueil d'exister dans le monde qui se délite autour de lui. Ce n'est pourtant pas tant le monde que son monde qui s'écroule, pour n'être remplacé par rien d'autre. Car tous les personnages sont des images. Aucun n'est sympathique ni antipathique, ils suivent leur logique. Si le film dérange, c'est précisément parce qu'il met à jour ce factice qui phagocyte la réalité. C'est alors l'anomalie, l'incongru qui ramène à la possibilité d'un contact avec le monde. C'est l'entarteur, joué par Mathieu Amalric, qui vient perturber la norme, qui vient réaliser l'impossible, qui relève des défis avec humour. Et s'il préfère entarter Packer plutôt que le président, c'est peut-être précisément parce que le milliardaire représente plus que quiconque le système, celui qui ne peut pas se penser en dehors d'un système. En espérant bien sûr que l'entarteur-bouffon ne soit pas une simple manière carnavalesque de donner du jeu au système afin de le maintenir en place. "Bienvenue dans le désert du réel", disait Morpheus à Neo dans Matrix. Mais la question n'est plus de sortir d'un monde virtuel, mais bien de ne pas devenir soi-même virtuel.