L`Intermède
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DANS L'ESPACE, personne ne vous entend crier. Mais dans l'océan non plus. Au sein de la sélection Cannes Classic 2012, le festival diffusait une version restaurée des Dents de la Mer de Steven Spielberg, sorti en 1975. L'occasion de revenir sur un classique qui met K.O. toutes les suites et autres pâles copies qui ont découlé de son succès légendaire. En ce début de période estivale, rien de tel en effet que de prendre un petit bain en compagnie du grand requin blanc qui sévit au large de la petite île d'Amity. Accrochez-vous à vos matelas pneumatiques, la chasse au requin est ouverte.

Par Claire Cornillon

LA CAMERA SUBJECTIVE frôle le fonds des mers. Une menace rôde, alors que des jeunes s'amusent sur la plage autour d'un feu, jouent de la guitare et boivent quelques verres. Deux d'entre eux s'éloignent dans l'obscurité pour aller nager dans l'océan. La jeune fille se jette à l'eau alors que le jeune homme, trop saoûl pour réussir à se déshabiller, traîne encore sur la plage. La caméra se rapproche de la jeune fille, l'isolant dans l'onde obscure. Le montage oscille entre le point de vue de la surface et celui des profondeurs, menaçant. Soudain, elle est attirée sous l'eau. Elle se débat en hurlant devant la caméra, traînée d'un côté et de l'autre de l'écran avant de disparaître d'un seul coup sous la surface. Au silence soudain fait écho le calme du plan d'ensemble sur l'océan insouciant, comme si rien ne s'était passé. Ainsi s'ouvre Les Dents de la Mer. Sans que jamais l'on n'aperçoive le monstre qui est au coeur du film, la menace est posée dans cette scène traumatique originelle. Désormais, l'insouciance n'est plus possible pour le spectateur qui ne fera que guetter la prochaine attaque du monstre. Le ciel aura beau être bleu et l'herbe verte, dans cette île en technicolor, c'est le rouge qui menace en permanence d'éclabousser l'écran.


Angoisse

150 JOURS DE TOURNAGE et un requin qui n'en finit pas de ne pas fonctionner : Les Dents de la Mer a été une expérience éprouvante pour le jeune Spielberg, qui croit à une plaisanterie lorsque John Williams pianote pour lui le thème musical qu'il a imaginé pour le film. Lorsque l'on visionne Les Dents de la Mer, pourtant, le miracle se produit. Un film rescapé peut-être, mais dont l'ensemble des éléments trouve finalement sa place dans un agencement hétéroclite mais pourtant organique. Contrairement au récent et calamiteux Shark 3D (David R. Ellis, 2011), Les Dents de la Mer respose sur une subtile alchimie entre l'horreur, le suspense, l'humour, le réalisme et le mythe. Il ne suffit pas de fournir des proies en maillot de bain à un monstre des mers pour faire un film réussi. Steven Spielberg l'a bien compris, lui dont l'ensemble du cinéma travaille sur l'imaginaire collectif et cristallise les angoisses de l'homme du XXe siècle enconstruisant des images qui vont marquer plusieurs générations. Les dinosaures de Jurassic Park réinventeront le requin des Dents de la mer, symbole de cette nature terrifiante et primaire avec laquelle jaws, les dents de la mer, dents, mer, requin, film, steven, spielberg, steven spielberg, photo, photos, image, images, analyse, critique, interview, citation, making-of, making of, making, of, filml'homme doit compter. Les monstres, dans l'univers archétypal de Spielberg, viennent d'en-bas. Et ce n'est 
pas un hasard si les tripodes angoissants des extra-terrestres de La Guerre des Mondes ne viennent pas du ciel, comme dans le roman de H.G. Wells, mais émergent des entrailles de la terre. A l'inverse, E.T ou le vaisseau musical et lumineux de Rencontres du Troisième type dessinent un lien amical entre l'homme et le ciel. 

C'EST LA PEUR DES PROFONDEURS qui hante Les Dents de la mer. En caméra subjective, l'homme y est filmé d'en-dessous, comme l'objet d'un regard, comme une victime à venir. Mais l'enjeu du film sera de reconquérir ce regard d'en-haut en entrant en lutte contre le monstre. Il y a quelque chose d'Hitchcockien dans la première partie du film et en particulier dans la séquence où le requin attaque le petit garçon sur son matelas pneumatique. La musique de John Williams y rappelle la scène de la douche de Psychose (1960) et le double zoom arrière et avant sur Roy Scheider, les scènes de vertige de Vertigo (1958). Hitchcock expliquait, dans ses entretiens avec François Truffaut, qu'il y avait deux façons de filmer une scène avec une bombe : ne pas montrer la bombe et créer la surprise en la faisant exploser ou, de manière plus intéressante selon lui, montrer la bombe et créer le suspense, comme le fait Orson Welles dans la séquence d'ouverture de La Soif du Mal (1958). 

OR SPIELBERG USE DES DEUX MÉTHODES dans un entrelacement virtuose qui transforme le spectateur en marionnette. Non seulement la menace du requin crée constamment l'attente d'une attaque à venir, le spectateur guettant les indices de son arrivée prochaine ; mais le réalisateur conditionne aussi le spectateur grâce à la musique, dès la première séquence du film. Les quelques notes célèbres de John Williams accompagnent le requin, à tel point de se substituer à lui quand il n'apparaît pas à l'écran. Tout le jeu est alors de travailler sur ce qui devient un réflexe pavlovien. Car lorsque Spielberg crée un faux suspense, suggérant par l'image qu'un vacancier pourrait être menacé alors qu'il n'en est rien, la musique est absente, indiquant par là-même la supercherie. Lorsque ce mécanisme a été intégré par le spectateur, il est temps de le déconstruire. Quand le requin apparaît soudain derrière Roy Scheider qui lance des appâts dans la mer, c'est alors le choc de la surprise car rien ne l'annonçait. 



De l'intime à l'épique

SI LA PLUS GRANDE PARTIE DU RÉCIT offre ainsi un jeu de cache-cache avec le requin qui relève à la fois du suspense et de la surprise, des ressors de l'horreur donc, c'est plutôt vers l'épique que se dirige l'intrigue dans sa dernière partie, comme le souligne là encore la partition de Williams qui emporte les personnages sur un mode héroïque lorsqu'ils prennent la mer pour combattre le monstre. 
C'est en cela que Les Dents de la mer dépasse le cadre du film d'horreur pour ouvrir à une quête, peut-être allégorique. La multiplicité des jaws, les dents de la mer, dents, mer, requin, film, steven, spielberg, steven spielberg, photo, photos, image, images, analyse, critique, interview, citation, making-of, making of, making, of, filmniveaux de l'intrigue nourrit cette dimension en intégrant à cette lutte pour la survie un contexte social réaliste qui analyse les dynamiques politiques de cette petite communauté vivant du tourisme, un arrière-plan familial représenté notamment par les liens entre le père et son fils - un thème fondamental du cinéma de Spielberg -, mais aussi une dimension historique portée par le fameux récit de Quint (Robert Shaw) à propos de la seconde guerre mondiale.

DANS CE LONG MONOLOGUE, en partie écrit par l'acteur - la scène préférée de Spielberg, selon ses dires, et l'on ne s'en étonnera pas -, Quint raconte comment il a survécu à une attaque de requins après que l'USS Indianapolis, qui venait de livrer la bombe atomique en 1945, a été torpillé par les japonais et que l'équipage s'est retrouvé à l'eau. Quint est celui qui a déjà affronté le requin, celui qui l'a regardé dans les yeux et qui, surtout, porte la responsabilité de la violence. Il est marqué littéralement et ses blessures, qu'il montre à Hooper (Richard Dreyfuss), n'en sont que la trace physique. Il y a dès lors, dans le film, une tension entre le mythe et le réel, entre le présent et l'histoire, mais aussi entre le quotidien et l'extraordinaire qui l'inscrit en parfaite continuité avec le reste de l'oeuvre du célèbre réalisateur. Dans Rencontres du 3ème typeLa Guerre des mondesE.T. ou Duel, des hommes ordinaires se trouvent confrontés à l'impensable. Et souvent, ce sont des pères. Dans un film fondé sur la tension dramatique et le suspense des films d'horreur, Spielberg prend ainsi le temps de filmer un repas entre le père et le fils, le second reproduisant chaque mimique du premier. Dans ce moment d'intimité et de complicité réside l'enjeu du film. Il ne s'agit pas simplement d'aller tuer un grand requin blanc, mais de prendre ses responsabilités. 



Imaginaire

jaws, les dents de la mer, dents, mer, requin, film, steven, spielberg, steven spielberg, photo, photos, image, images, analyse, critique, interview, citation, making-of, making of, making, of, filmPAR CETTE MULTIPLICITÉ DES APPROCHES, l'intrigue passe du statut d'anecdote à celui de grand récit. Car tout autant que la présence physique du monstre, c'est bien aussi sa dimension imaginaire qui compte. C'est l'idée du requin plus que le requin lui-même qui fait d'abord son chemin dans le film. "On ne sait pas combien de temps vivent les requins", dit le héros, Brody (Roy Scheider), en se renseignant sur ces créatures. Le requin se mue ainsi en mystère, en créature inconnue, peut-être mythologique, qui vient menacer de briser le vernis du quotidien. D'autant que l'animal n'est pas un requin mais le requin : un requin blanc, immense monstre des mers qui ne devrait pas se trouver là. Dans un premier temps, seule son image existe : les seules représentations du requin sont d'abord dans les livres, et c'est ce qu'on raconte de lui qui porte sa présence, le discours mystérieux du pêcheur Quint ou celui scientifique, mais tout aussi mystérieux - le nom de l'espèce en latin - de Matt Hooper (Richard Dreyfuss). Il est même de l'ordre de la trace, celle de ses dents par exemple sur la coque du bateau. Le monstre qui relève du présent et du passé, de la présence et de l'absence.

CETTE CHASSE AU REQUIN qui a des allures de chasse à la baleine à la Moby Dick, prend ainsi tout son sens par la connexion qu'elle implique entre ces différentes niveaux de signification. Que représente exactement le requin blanc ? Il est difficile de le dire. A l'inverse des dinosaures de Jurassic Park qui dénonceront nettement les dérives possibles de la manipulation scientifique et technologique du monde, le requin serait plutôt l'image d'un informe, de quelque chose de primaire et de violent, d'inhumain - Quint évoque ainsi le regard froid et vide du requin-, et qui menace l'humain. Un danger peut-être moins extérieur qu'intérieur, le reflet d'une violence humaine que le requin ne fait qu'extérioriser. Qu'est-ce qui se cache en effet sous le vernis de la société contemporaine ? Car c'est moins le requin lui-même qui compte ici que ce qui se passe autour de lui et que les comportements qu'il provoque dans la population. Le maire choisit ainsi de garder les plages ouvertes, sacrifiant la sécurité de ses concitoyens à l'exigence économique du tourisme qui fait vivre l'île. La dimension épique qui domine la fin du film implique dès lors la reconstruction de ce qui fait l'humain. 


POURTANT, IL NE FAUDRAIT PAS OUBLIER que Les Dents de la mer n'est pas dénué d'humour, loin de là,  et le jeu vidéo Killer Shark sur lequel s'acharnent les enfants des vacanciers n'en est qu'un exemple parmi d'autres. Richard Dreyfuss y est pour beaucoup, lui dont le personnage arrive comme un cheveu sur la soupe au milieu de la panique des vacanciers, lui qui écrase virilement un verre en plastique pour répondre à Quint qui vient de faire de même avec sa canette de bière. Spielberg prend son histoire au sérieux sans se jaws, les dents de la mer, dents, mer, requin, film, steven, spielberg, steven spielberg, photo, photos, image, images, analyse, critique, interview, citation, making-of, making of, making, of, filmprendre lui-même au sérieux, canalisant les réactions du spectateur entre des moments de tension et des séquences de détente, entre des scènes d'intimité et de calme et d'autres de panique et de mouvement. Il joue sur l'imaginaire du spectateur, sur les peurs ancestrales, tout en travaillant une tradition cinématographique. La mise en scène de Spielberg est organique, souvent millimétrée mais discrète, virtuose mais au service de l'histoire. Dans Les Dents de la Mer, la puissance qui rôde est tout autant le requin que la caméra qui, cette fois, trouve souvent une place centrale, visible, comme pour nous emmener de manière plus forte dans ce cinéma de divertissement qui est bien plus que cela.

C. C.
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À Cannes, mai 2012

65e Festival de Cannes
Cannes Classic

Les Dents de la Mer

Steven Spielberg
Avec Roy Scheider, Richard Dreyfuss
1h58
1975, restauration 2012


 



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