JEFF NICHOLS, 33 ANS, n'a "pas encore trouvé son style", selon sa propre expression. Avec son deuxième long métrage Take Shelter, dans lequel un ouvrier américain faisait des rêves d’apocalypse, il avait pourtant créé l’événement l'année dernière au Festival de Cannes et en septembre au Festival de Deauville (lire notre article). Son nouveau film était par conséquent très attendu sur la croisette. Mud, plonge ses racines dans le sud des Etats-Unis où a grandi le jeune réalisateur américain et la plupart des principaux acteurs du film, Matthew McConaughey, Reese Witherspoon et Tye Sheridan. Mais c'est surtout la nature que Jeff Nichols filme ici, travaillant une matière mythique dans un cinéma version cinémascope pour plonger dans une histoire d’enfants à la Mark Twain, une histoire d'amour au bord du Mississipi. – Par Claire Cornillon
DANS L'OBSCURITÉ, Ellis, 14 ans, guette. Aussitôt son talkie walkie dégainé, il s'esquive par la fenêtre de sa chambre. À l'extérieur de sa maison sur pilotis, le fleuve est calme. Il va retrouver son meilleur ami, pour naviguer fièrement jusqu'à leur coin secret, une île au milieu du Mississipi sur laquelle trône un bateau perché dans un arbre. La cabane parfaite. Mais elle semble habitée. Quelques traces de pas et, sur la plage, un homme au visage marqué par le soleil et au tatouage de serpent. Il s'appelle Mud ("boue" en anglais). Le film commence comme un de ces films d'enfants qui enchantent leur existence en se racontant des histoires loin du monde des adultes. Et en effet, ce monde des adultes ne paye pas de mine. Tous désabusés, blessés, en quête d'autre chose. Sauf Mud, qui a toujours une histoire à raconter et dont les yeux brillent à chaque fois qu'il évoque sa bien-aimée Juniper. Mais tout cela, bien sûr, est plus compliqué que ça en a l'air.
– Pères et fils
CHACUN A SA VERSION de l'histoire. Le père d'Ellis accuse la mère de vouloir changer de vie mais la mère l'accuse, lui, de n'avoir jamais été capable de subvenir aux besoins de sa famille. Et lorsque Juniper semble bien infidèle, elle souligne l'instabilité de Mud et sa capacité inlassable à mentir. Avant tout, Ellis voudrait être heureux, il voudrait pouvoir croire à l'amour quand tous les couples autour de lui semblent sans avenir. Mud est un film sur le réenchantement, sur la nécessité de ne pas être désabusé. En ce sens, et de manière très subtile, on retrouve des questions qui hantaient déjà Take Shelter : le couple, la famille, la confiance que l'on peut avoir en l'autre et la capacité à ouvrir son esprit à ce qui n'est pas directement pragmatique. Sur un ton plus merveilleux, Mud amplifie ces problématiques.
PUISANT SON INSPIRATION dans Huckleberry Finn ou Tom Sawyer de Mark Twain, Mud explore le thème de l'amour à travers les yeux d'Ellis (Tye Sheridan). "Toutes les histoires parlent d'amour, concédait le réalisateur venu défendre le film sur la Croisette, mais je voulais me concentrer sur ce garçon. Ellis est partout, il observe et est désespérément en quête d'une certaine version de l'amour qui puisse fonctionner." Pour cela, il se cherche des mentors. Un élément qui structure ce film peuplé de pères et de fils, biologiques ou symboliques. Il y a bien sûr Ellis et son père, son meilleur ami Neckbone élevé par son oncle, mais aussi l'ennemi de Mud et son père King qui cherche à venger la mort de son fils, Mud lui-même et Tom qui l'a recueilli quand il était enfant ; Ellis et Mud, enfin. Mais tous ces personnages se dessinent sans stéréotype et sans hiérarchie, chacun avec son histoire et ses blessures. Le père d'Ellis est certes un homme bourru, mais il communique avec son fils. Neckbone incarne bien sûr le compère comique mais il n'a rien du copain lourdaud habituel des comédies. Intelligent et unique - son signe de main, lorsqu'on le présente, est sa marque de fabrique -, c'est lui qui met en garde Ellis. Des individualités, donc, qui confrontent leur expérience, qu'elle soit jeune encore ou lourde d'événements passés. Chacun y va de sa leçon de vie face à Ellis mais tous ont été forgés par la singularité de leur parcours, et cette leçon est toujours le fruit des souvenirs et des souffrances.
– Terre et eau
"MUD, LUI, EST UN RÊVEUR", souligne Matthew McConaughey. C'est un personnage comme l'on n'en rencontre que dans les romans, comme l'on ne peut en rencontrer qu'au bord du Mississipi. Chaque élément de son être est source d'histoires. Il y a cette chemise porte-bonheur qu'il ne quitte jamais ; son tatouage de serpent qui lui rappelle sa guérison miraculeuse après une première morsure et le fait qu'il ne survivrait pas à une seconde ; ses empreintes de pas marquées par une croix cloûtée sous la semelle de ses chaussures, un autre porte-bonheur. Car Mud est superstitieux. Jeff Nichols dit s'être plongé dans un dictionnaire des superstitions américaines qui habitent chaque objet, chaque lieu et chaque action, comme un réservoir infini d'histoires. Mud est tout autant conteur que récit, porteur d'un crime originel - il a tué un homme pour défendre Juniper - ainsi que d'un rêve, constamment renouvelé pour l'avenir. Lorsqu'Ellis et Neckbone le rencontrent, il attend. Étrange vagabond qui ne veut quitter son île, il semble hors du temps mais ancré dans un espace, précisément intemporel. Mud représente cela, un ancrage de l'homme dans la nature et dans l'histoire d'un espace. C'est cette terre originelle de laquelle sortent toutes les histoires. La boue, une terre mélangée à de l'eau, cette origine charriée par le fleuve, qui est lui-même presque un personnage du film, qui donne la vie et la reprend.
MUD EST UN FILM D'IMAGES, qui creuse à la fois une tradition et s'inscrit dans une sorte de hors-temps mythique. Il a cette douceur d'un classique qui nous berce mais aussi la fougue de l'insouciance. Jeff Nichols, qui a étudié à la North Carolina School of Arts, lorsque son programme de cinéma naissait seulement, avoue que ses camarades et lui-même y étaient libres de faire les films qu'ils voulaient, sans que l'on vienne leur dire que ce n'était pas ce qu'il fallait faire. Et cette liberté se sent dans son cinéma. Non pas l'ignorance et l'orgueil, mais au contraire un souffle qui sait d'où il vient et qui va où il le veut. On sent chez Jeff Nichols, qui fait des films avec ses amis parce que, croit-il, "la manière dont se passe le tournage détermine le type de films que l'on fait", la capacité à devenir un classique, précisément parce qu'il inscrit son individualité dans un langage qu'il maîtrise sans le laisser s'égarer. "J'essaie d'aborder chaque film de manière singulière car chaque histoire me semble mériter sa propre narration." En effet, la filiation visuelle entre ces films n'est pas éclatante mais elle est pourtant là, dans ce cinéma grand format qui s'attache aux détails. Nichols s'affirme ici comme un conteur, qui raconte des gens, des lieux, des histoires. Et finalement, c'est bien le mouvement de la vie qu'il souhaite voir animer son film, dans lequel le murmure des insectes et du vent dans les feuilles et la lumière qui traverse les branchages et se dissémine sur l'écran habitent chaque image.
Mud, de Jeff Nichols
Avec Matthew McConaughey, Reese Witherspoon, Tye Sheridan... 65e Festival de Cannes, compétition officielle
2h10 - Sortie le 1er mai 2013.