Les grands bleus
La dernière fois qu'on a vu ces trois bonshommes bleus, c'était dans les publicités Intel Pentium 3, 4 et Centrino, où ils virevoltaient avec stupéfaction dans le monde de la haute définition. Créé à la fin des années 1980, le Blue Man Group fait toujours fureur au Astor Place Theater de New York, au croisement de la technologie numérique et de la scène musicale
Le coup de l'ingénu, un grand classique. Sur scène, trois types aux allures d'extra-terrestres. Habillés de noir, leur visage est envahi par la couleur, un bleu cobalt qui mange les traits de leur visage, gomme toute amorce d'individualité... d'humanité ? Voici donc trois figures venues d'ailleurs pour inspecter notre monde. Sans jamais prononcer une seule parole, ces schtroumpf à taille humaine se contentent de varier l'expression bleutée de leurs frimousses pour mimer la curiosité, la perplexité, l'horreur ou l'appréciation. Avec timidité, ils s'approchent de trois Iphone 4 plus grands que nature qui descendent ex-machina sur scène. Une voix suave leur promet des bénéfices aussi "giga" que la taille des téléphones. Interloqués, les
bluemen effleurent d'abord timidement l'écran, avant de se laisser entraîner dans le monde déconcertant des mille et une applications. Avec un peu plus de témérité, ils osent passer derrière l'écran géant pour se voir doter de sambas et de de costumes exotiques : les voilà partis pour un concert improvisé.
Mais la machine s'impatiente et leur impose d'explorer une nouvelle option ; cette fois, les
bluemen doivent lire des textes qui défilent. Bien trop ennuyeux pour eux. Ils préfèrent animer l'écran de tonalités pigmentées, vibrant au rythme des mâchoires qui se resserrent sur des céréales d'un orange luisant. A l'image de la publicité qui leur est présentée et avec une insouciance joviale, ils se livrent au croquant de leurs bols pour former un enchaînement de bruits crissants, enivrants. C'est ainsi avec un humour bon enfant que ces hommes bleus se moquent des habitus commerciaux occidentaux. Dans le viseur,
notamment : l'art contemporain. Comme lorsque l'un d'eux sculpte, à coup de lèvres et de dents, une douzaine de marshmallows allègrement lancés par ses acolytes, et qu'il parfait son oeuvre d'un panneau indiquant "$4000".
A ce jour, le
Blue Man Show a été vu par plus de 17 millions de spectateurs dans le monde. Les apparitions chez les
Simpson ou
Scrubs témoignent du statut culte atteint par ce spectacle créé en 1987. A l'époque, trois amis - Chris Wink, Phil Stanton et Matt Goldman - s'associent pour se produire, d'abord dans l'intimité des salons d'amis, puis devant le public des parcs et avenues de New York. Ce qui les anime ? Une envie de convivialité, de "
get together" chaleureux. Ce qui explique, du reste, le choix du bleu, qui ne reflète aucun symbole mais exprime simplement le souhait de dépasser les différences de sexes, religions, cultures, catégories sociales. Dès ses débuts, le "
Three Man group" - la coprésence du singulier et du pluriel marquant l'idée que le groupe se conçoit comme une entité s'incarnant dans trois corps distincts - aime à se moquer avec affection de ses spectateurs. Posté devant les clubs de nuits, le trio divertit la foule qui attend d'obtenir son droit d'entrer dans ce qu'elle s'imagine l'antre de la sophistication et l'invite à danser dans l'espace délimité par quelques rubans et chandeliers, baptisé "
Club Nowhere" - "Club Nulle part". Quatre ans plus tard, le
Blue-Man Group se produit pour la première fois dans un théâtre new-yorkais. Et depuis, il n'a cessé d'arpenter la planète. Sollicités, les spectateurs sont tout autant acteurs de l'expérience que les artistes sur scène. "
Nous voulons qu'ils repartent en ayant l'impression que la vraie magie des concerts rocks vient de leur participation et des éléments communs du spectacle live, et non pas des mégas célébrités", explique Chris Wink, co-fondateur du groupe.
Avant tout, le
Blue-Man Show est donc une grande fête. Un carnaval de couleurs, de sons, de rires, où le plaisir doit être total : visuel, auditif, voire physique quand, à la fin de la représentation, l'audience est engloutie par une avalanche de papier toilette. Un simple fil conducteur lie les divers sketchs entre eux : le mariage du son à la couleur. Ce que les
bluemen n'expriment pas par des mots, ils lui donnent forme par le son ou la couleur au point de les confondre : la couleur donne le rythme, tout autant que le son sublime la tonalité des pigments. Aux tons criards répondent des percussions enflammées. Un des instruments favoris des
bluemen est le "
Tube you lum", ce tuyau de PVC qui varie en longueur pour offrir une large gamme d'octaves. Les coups de spatules que les bluemen lui assènent activent non seulement une mélodie, mais aussi un déroulement
lumineux fluorescent. Car les tubes entortillés s'adonnent à une contorsion infinie de rose, de vert, de jaune, de mauve, de pourpre, de violet, avant de relâcher leur son. Plus classique, le tambour fontaine est éclairé par dessous pour illuminer les coloris qui jaillissent à chaque coup de baguette sur sa peau tendue. Et lorsque la couleur fuse, ce n'est pas par touches délicates : c'est un véritable déluge barriolé qui n'épargne pas les premiers rangs de la salle.
Tout comme la couleur est porteuse de sens, pour les bonshommes de cobalt, tout est prétexte à musique : mastiquer des céréales, jouer d'un tube aux manchons mobiles, tapoter un entonnoir, frapper des mains. Ce n'est pas pour rien que leur premier album -
Audio, sorti en 1999 - est devenu disque d'or aux Etats Unis et leur a valu une nomination aux Grammy Awards dans la catégorie "meilleure pop instrumentale". L'utilisation et, en amont, la création d'instruments venus d'ailleurs est ce qui a réellement forgé la renommée du
Blue Man Group. Invitée à participer à l'élaboration de la bande son du dessin animé
Robots (Chris Wedge et Carlos Saldanha, 2005), l'équipe a élaboré 25 nouveaux instruments de percussion. Bien que sophistiqués et ingénieux, ces instruments éveillent des rythmes tribaux. Ce qui pourrait être taxé de bricolage ou de gribouillage enfantin est en réalité une illustration de l'adage "moins, c'est plus". Car, dans le monde des hommes azurs, la créativité, loin d'être un don, appartient à chacun et n'attend que d'être révélée.