Au service du rire
Un serviteur, deux maîtres, beaucoup de quiproquos et une fin heureuse : l'intrigue d'Arlequin serviteur de deux maîtres, mis en scène par Serge Lipszyc et joué au Théâtre Ranelagh jusqu'au 21 mai 2011, peut être rapidement donnée. Car l'enjeu de la pièce n'est pas l'histoire, héritée du reste d'un canevas ancien, mais le mouvement perpétuel qui anime tous les protagonistes d'un bout à l’autre de la représentation, qui fut la dernière révérence de Carlo Goldoni (1707-1793) à la Commedia dell'arte avant qu'il se tourne vers le théâtre de caractères. Paradoxe s'il en est : cet adieu à un genre que Goldoni jugeait épuisé reste un des plus grands succès de l'auteur, aujourd'hui encore joué et rejoué partout dans le monde.
On échappe difficilement à Arlequin. Goldoni en a fait l'épreuve le premier : en 1745, installé à Pise où il exerce la profession d'avocat, après avoir déjà composé quelques petites comédies au cours de ses études, le Vénitien se voit sollicité par l'un des plus brillants acteurs de la Commedia dell'arte de l'époque, Antonio Sacchi, pour réadapter un vieux canevas,
Arlequin valet de deux maîtres : "
Quelle tentation pour moi !, écrit Goldoni dans ses Mémoires
. Sacchi était un Acteur excellent, la Comédie avait été ma passion ; je sentis renaître dans mon individu l'ancien goût, le même feu, le même enthousiasme ; c'était le Valet de deux Maîtres, le sujet qu'on me proposait […] … je ne savais comment faire… Les procès, les clients venaient en foule… Mais mon pauvre Sacchi… Mais le Valet de deux Maîtres… Allons encore pour cette fois… Mais non… Mais oui… Enfin, j'écris, je réponds, je m'engage." Voilà la pièce rédigée en rien de temps,
le succès au rendez-vous dès la première représentation, et Arlequin qui se démène depuis, de par le monde, à travers d'innombrables théâtres.
Le metteur en scène italien Giorgio Strehler (1921-1997) a monté pas moins de six fois le
Serviteur de deux maîtres, de 1947 à 1987, en approfondissant constamment sa réflexion sur l'oeuvre. Mais Serge Lipszyc est gagné depuis longtemps lui aussi par l'arlequinite aigüe : voilà plus de 20 ans, soit 700 représentations, qu'il met en scène la pièce, avec pour ambition de continuer à faire vivre le personnage comme "
un être de chair et de sang", pour reprendre ses mots, capable d'interpeller le public, tout du moins de créer un lien avec lui. Pour ce faire, le traditionnel costume à losanges et la batte, trop liés à l'image d'Épinal d'Arlequin, sont oubliés au profit d'une simple salopette beige rapiécée et d'une paire de baskets, plus contemporains, tandis que les préoccupations du héros de la pièce ne sont pas loin de celles des spectateurs : "
Pratiquement, travailler deux fois plus pour gagner presque deux fois moins", sourit Serge Lipszyc. Arlequin (Henri Payet) n'a que son humour comme arme, se dépêchant de rire de tout avant d'en pleurer, et pour ce faire, s'agite constamment entre ses deux maîtres, sur le mince espace des tréteaux au centre de la scène, écho au théâtre de rue qui caractérise nombre de genres comiques à leurs origines, de la farce à la Commedia dell'arte.
Le mouvement est, de fait, essentiel pour le personnage. Car s'il s'immobilise ne serait-ce qu'un instant, sa supercherie risque d'être dévoilée et il ne pourra accomplir l'exploit qu'il veut entreprendre - servir deux maîtres sans qu'aucun des deux ne s'en rende compte -, un défi susceptible de lui faire dépasser sa condition de simple serviteur pour atteindre la gloire. Il court donc, Arlequin, pour servir deux repas en même temps dans l'auberge de Brighella (Serge Lipszyc), pour aller chercher à la poste les lettres de ses deux maîtres ou pour transporter leurs malles, et son agitation devient le moteur de l'écriture. C'est lui qui vient troubler, au début, les tranquilles fiançailles de deux jeunes Vénitiens, Silvio (Bruno Cadillon) et Clarisse (en alternance, Isabelle Gouzou et Anouch Paré), bénis par les pères de famille Pantalon (Jean-Marc Culiersi) et le Docteur (Gérard Chabanier), en annonçant l'arrivée de son maître, l'ancien fiancé de Clarisse, un homme que l'on croyait mort… et qui l'est, puisque sous le costume de Federigo Rasponi, c'est sa soeur Béatrice (Valérie Durin) qui se cache, partie à la recherche de son
amant accusé à tort de cette mort, Arnoldo Stallone (Lionel Muzin). C'est encore lui qui permet à la pièce de vivre en entretenant continuellement la confusion : entré au service de Béatrice et, simultanément, d'Arnoldo Stallone, il empêche les deux amants de se retrouver et, par conséquent, entrave aussi les amours de Florindo et Clarisse. Et enfin, sans Arlequin, la pièce ne peut véritablement se conclure : il faut que le serviteur dévoile son stratagème pour qu'il puisse épouser la délicieuse Sméraldine (Juliane Corre).
L'ensemble des personnages de la pièce est gagné par ce mouvement : ils s'agitent tout autant pour comprendre et démêler, sans y parvenir, l'accumulation de quiproquos. La chorégraphie de pas et de gestes donne bientôt naissance à des chansons : Serge Lipzsyc n'a pas oublié qu'à l'origine, la Commedia dell'arte était un spectacle total, mêlant chants et danses aux lazzi (jeux de scène comiques) des comédiens, qui parvenaient ainsi à faire oublier les répliques connues d'avance et le canevas éculé de nombreuses pièces. Aux airs d'opéra que chantaient autrefois les acteurs, Serge Lipzsyc préfère les vieux tubes italiens,
Azzurro d'Adriano Celentano ou
Volare de Domenico Modugno. "
Il est nécessaire aujourd'hui d'abandonner l'opéra pour choisir l'humour de la variété, capable de restituer l'état d’esprit des personnages", remarque-t-il. De même, les danses traditionnelles sont remplacées par des mouvements exagérés, théâtralisés, qui ne sont pas sans rappeler certaines scènes de cartoons. Mais le metteur en scène réussit surtout à restituer une caractéristique fondamentale de ce type de théâtre, et pourtant intraduisible en français : celui des voix. A l'origine, chaque personnage s'exprime dans son dialecte - le vénitien pour Pantalon, le bolognais pour le Docteur, le bergamasque pour les serviteurs et le toscan pour les amoureux -, une diversité linguistique encore présente dans l'Italie d'aujourd’hui. Dans la mise en scène de Serge Lipzyc, à défaut de dialecte, ce sont les voix, les intonations et les registres de langage qui tentent de transmettre cette pluralité de la langue, essentielle au genre.
Des choix qui témoignent de la volonté du metteur en scène de faire constamment dialoguer son
Arlequin entre présent et passé, entre modernité et tradition. Dialogue qui commence avec le texte même de la pièce : celui-ci a été parfois coupé ou transformé. Ainsi, Beatrice se déplace en Vespa selon les dires de son serviteur, et les pistolets ont remplacé les épées dans les scènes de duel. De même, le dialogue s'instaure entre les usages de la Commedia dell'arte et les choix d'adaptation : certes, les masques en cuir et le maquillage couvrant de blanc les visages des pères et des serviteurs, héritage des usages anciens liés
au genre, sont bien présents. Mais le Docteur Lombardi prend parfois les accents du Parrain de Coppola, tandis que certaines attitudes et répliques de Pantalon le rapprochent plus d'un "
patron de PME", selon Serge Lipszyc, que du tranquille commerçant qui devait représenter la bonne bourgeoisie vénitienne du XVIIIe.
La tradition du théâtre dans le théâtre, présente dès les débuts de la Commedia, est ici particulièrement accentuée, les acteurs entourant les tréteaux dès qu'ils sortent de scène pour participer aux effets sonores ou commenter les actions se déroulant sous leurs yeux. Serge Lipszyc parvient aussi à rendre hommage à Strehler par des reprises, des prolongements et des modifications de lazzi mis en place par le metteur en scène italien. Le bégaiement de Brighella en est un exemple, tout comme le lazzo de la mouche, où Arlequin, pour tromper sa faim, poursuit un insecte pour le dévorer. Mais lorsqu'Henri Payet, en Arlequin, hésite à recoller avec de la mie de pain une enveloppe décachetée par Arnoldo alors qu'elle était destinée à Béatrice, en voulant y appuyer les fesses avant de décider d'y frapper plutôt la tête, l'acteur prolonge le jeu de ses prédécesseurs, Marcello Moretti et Ferruccio Soleri, les Arlequins fétiches de Strehler, qui choisissaient eux l'option de recacheter par l'arrière-train. Et faire prendre à Clarisse et Silvio, lors d'une dispute amoureuse, la voix et les attitudes stéréotypées de Lauren Bacall et Humprey Bogart, revient à moderniser les Arias d'opera qu'introduisait sur scène Strehler pour signifier le caractère convenu de ces scènes orageuses entres des amants bientôt prompts à se réconcilier. De ce dialogue fructueux entre hier et aujourd'hui naît l'échange avec le public, souvent sollicité au cours de la pièce et emporté lui aussi dans l'énergie qui se dégage de la scène. L'
Arlequin de Serge Lipzsyc et de ses acteurs n'est pas seulement au service de deux maîtres, il se met aussi en quatre pour son public.