La magie retrouvée
A l'intérieur du grand monolithe noir qui loge les créations de la Compagnie 14:20, les corps n'obéissent plus aux lois terrestres. Pendant que les danseuses lévitent, les ombres aquièrent une existence autonome, et les balles de jonglage suspendent leur vol. Huit années à peine après sa fondation, le courant de la magie nouvelle est parvenu à imposer un nouveau langage artistique. Rencontre avec Raphaël Navarro de la Compagnie 14:20, initiateur d'un mouvement qui rassemble aujourd'hui plus de trente compagnies.
La scène est plongée dans le noir absolu. Souple et musclé, le corps solitaire de la danseuse Fatou Traoré apparaît sur le plateau. Elle s'incline, se laisse tomber sur le sol comme un félin, puis se redresse aussitôt et entame ses premiers pas de danse. A part la dextérité de la jeune femme, rien de bien surprenant. Rien, si ce n'est que son corps laisse curieusement des traces dans l'air. On ne rêve pas : l'enchaînement des mouvements imprime une série d'ombres blanches qui se maintiennent dans le vide. La course s'arrête. Les empreintes fantomatiques s'estompent mollement, avant de disparaître tout à fait. Mais pas pour longtemps, car cette fois-ci la danseuse se dédouble une fois, puis une deuxième, et ainsi de suite pour que finalement s'amorce une danse à six entre les silhouettes qui se croisent et se mêlent. Eveiller l'esprit à une nouvelle expérience, esthétique et spirituelle : voici le coeur de la démarche de la compagnie normande, fondée en 2002 par Raphaël Navarro et Clément Dubailleul. Les quatre solos de vingt minutes de leur dernier spectacle
Vibrations ont fait exploser les frontières du réel.
Si Raphaël Navarro refuse l'étiquette de fondateur et lui préfère le nom de "rassembleur", il a pourtant initié avec son confrère Dubailleul un mouvement qui a révolutionné la pratique magique au cours des dernières années. A l'origine, il y a une amitié : celle de deux copains de lycée formés dans les arts du spectacle avec l'ethnologue Valentine Losseau, qui vit parmi les Mayas Lacandons dans les forêts mexicaines au sud du pays. Pour ce peuple à la pensée animiste, chaque geste laisse une trace dans l'espace et, après la mort,
l'âme du défunt dispose de sept jours pour revenir sur son passage et reprendre ce qu'il a laissé. Un rapport au monde qui inspire le travail du trio. En se fondant sur cette ontologie, la Compagnie 14:20 imagine une chorégraphie où le mouvement du corps s'inscrirait dans l'espace.
Un nouveau langage
Raphaël Navarro et Clément Dubailleul ont depuis longtemps compris le potentiel artistique et poétique des arts magiques, resté relativement inexploité : "
Ce qui manquait jusque-là, c'est une démarche qui prenne la magie comme langage artistique à part entière." Ce à quoi ils tentent de remédier, avec les créations des compagnies de magie nouvelle. La discipline constitue un langage artistique propre qui insuffle sa force aux arts du spectacle comme aux arts traditionnels. Dans la création
Faust, que la compagnie l'Elan bleu présentait l'année dernière, la scène du viol de Marguerite par le jeune Faust se transforme en une séquence où les deux corps se superposent dans l'espace, pris dans une transe qui les unit dans le feu du désir. C'est cette puissance et cette recherche permanente de l'esthétique dans les mises en scène de magie nouvelle qui a incité Jean-Paul Gaultier à confier à la Compagnie 14:20 la scénographie de l'exposition de sa collection au Musée de la Mode en 2007.
Car la magie nouvelle ne se cantonne pas aux planches du théâtre ou à la piste des cirques. C'est le sens des dispositifs "hors-scène" imaginés par la Compagnie 14:20. Ainsi des costumes de Jean-Paul Gaultier. Balayées par des lumières bleutées, flottant à trente centimètres du sol, les robes du couturier s'animent de couleurs et laissent apparaître par jeu de transparence les formes des mannequins. On peut encore citer le travail effectué pour la Maison Pierre Corneille à Rouen, pendant l'été 2006 : sur le modèle de la maison hantée, la Compagnie truffe l'édifice de dispositifs visuels, sonores et olfactifs qui suivent le visiteur à la trace. Il faut dire que le regard de la statue du tragédien dans la grande salle a fait perdre la tête aux comédiens. Au sens propre. Mais pas question pour autant de faire de la magie nouvelle un phénomène à la mode et éphémère, hors du cercle des arts magiques. Dès
Solo S, son premier spectacle présenté en 2004, où l'équipe jongle sur un texte original de Michel Butor, la Compagnie 14:20 fait le grand écart. Entre littérature et art de la rue, le travail du trio n'entend pas se cloisonner à une définition limitée de la magie.
Chapeau claque et gants de soie
Les disciples de la magie nouvelle ne renient pas, loin s'en faut, leurs origines. Davantage qu'en termes de rupture, le courant se pense en continuité avec les formes séculaires de la pratique magique. "
Les gens ont tendance à réduire d'emblée la magie à l'illusionnisme et à la prestidigitation", regrette le co-fondateur de la Compagnie 14:20. Car la magie a une longue histoire, qui commence au moins au IIIe millénaire avant Jésus-Christ, lorsque l'égyptien Dedi utilise des cobras frappés de catalepsie pour reproduire le miracle de Moïse. Sans parler de la magie religieuse vieille comme le monde, les hommes développent rapidement une magie rituelle qui repose sur le postulat d'une connaissance du monde accessible par celui qui sait, et qui peut ainsi, sur le fondement
de ces lois, modifier le monde à sa guise. "
En fait,
le raisonnement de fond de la magie rituelle est le même que celui de la science, même si on a tendance à s'arrêter à l'opposition de forme, explique Raphaël Navarro
. Il s'agit de connaître le monde pour agir dessus." Sorciers, chamans et rebouteux en sont les interprètes privilégiés.
La magie que nous connaissons, avec ses tours de cartes et ses lapins blancs, ne naît qu'au XIXe siècle. Horloger français féru de science, Jean-Eugène Robert-Houdin crée le Théâtre des soirées fantastiques en 1845. "
Le théâtre devient le lieu privilégié où se pratique la magie. Le magicien joue son rôle comme un acteur. Le costume qui nous paraît aujourd'hui si pittoresque avec haut-de-forme et gants blancs correspond en fait à la manière dont s'habillaient les bourgeois de l'époque lorsqu'ils venaient assister à son spectacle." Loin du sorcier de la magie rituelle, le magicien des temps modernes ne prétend plus accéder à une réalité supérieure - seuls comptent désormais son savoir-faire et sa technique. Et pour tout reliquat d'une spiritualité lointaine, des décors exotiques en carton pâte dépaysent le client des music-halls qui fleurissent alors dans les capitales européennes.
Et pourtant, la croyance magique ne disparaît pas tout à fait. "
Ces formes de magie sont facilement distinguables mais, en même temps, elles sont poreuses. Elles partagent notamment une même position vis-à-vis du monde, dans la pensée d'un surréel possible et l'idée d'une action sur la réalité." Déjà, dans l'Antiquité, les magiciens ne répugnent pas aux trucages et autres effets de manche pour aviver la ferveur des fidèles. Quant à la magie-spectacle, elle n'a jamais complètement rompu avec la pensée magique, surtout depuis le succès des magiciens comme David Blaine ou l'Israélien Uri Geller, qui ont placé le mentalisme au premier plan de leur pratique. Ce positionnement commun du magicien par rapport à la réalité constitue le fondement de toute pratique magique. "
Encore aujourd'hui, dans la narration moderne du tour de magie, intervient toujours une justification magique, qu'elle prenne la forme d'un souffle ou d'une formule." Dans une sorte de double discours plus ou moins explicite, le magicien moderne, dont la pratique est avant tout technique, doit mettre en scène l'action d'une force mystérieuse.
La psychologie des foules
A la manière du mage dont la fonction sociale était de faire apparaître les forces invisibles qui régissent le monde sans que nous n'en ayons conscience, le magicien reprend depuis quelques années son rôle de passeur vers une autre réalité. Déboîtant, par le réalisme même de ses artifices, l'esprit de l'ornière où il paresse habituellement, le geste magique dégage un espace de liberté où l'imagination et la pensée du spectateur se meuvent sans entraves. Toute la philosophie de la magie nouvelle réside dans cet acte par lequel l'esprit est amené à entrevoir la possibilité d'un monde aux lois différentes du nôtre. Titillé sans relâche par les magiciens facétieux, le regard ne trouve jamais le repos pendant les spectacles de magie nouvelle : il doit bien admettre l'improbable partie de poker qui se joue à la verticale entre les trois larrons de la Compagnie décalée (
Living !, 2006). Et le subtil tour de force accompli par la magie nouvelle est de garder le spectateur dans un entre-deux adroit qui ne laisse jamais disparaître le sens du spectacle derrière la prouesse technique.
Au-delà du ludique, par-delà même l'esthétique, du politique ! Parce qu'il a pris conscience des potentitalités que recèle la magie nouvelle, le mentaliste Thierry Collet (Compagnie Phalène) en a fait le moteur de son art : "
De par sa pratique même, le magicien est celui qui s'interroge le plus sur les divers paramètres influençant le jugement des gens, qui colorent leur pensée et leurs perceptions. En ce sens, le terme 'influences' renvoie aussi à la manipulation mentale, au politique, à la propagande." Actuellement en tournée, le spectacle
Influences accueille les visiteurs dans un bureau de vote. Et en un tour de main, Thierry Collet fait sauter avec souplesse les certitudes établies de ses concitoyens. Mentalisme et tours de passe-passe pour une mise à nu déconcertante des mécanismes par lesquels publicitaires et politiques de tous bords influent sur nos décisions les plus intimes. Et pour les opiniâtres qui ne seraient toujours pas convaincus, l'univers orwellien de la compagnie Pentimento enfonce le clou avec
Manipulations,
ou comment se brouille l'univers quotidien et
rassurant d'un petit fonctionnaire rigoureux. Par le travail de ces compagnies, la magie retrouve cette fonction subversive de renversement des évidences, qui n'était pas pour peu dans l'acharnement avec lequel l'Inquisition a réprimé les praticiens du genre jusqu'au XIXe siècle.
Equilibrismes
Bien qu'ils utilisent un matériel de pointe - logiciels, caméras numériques... -, les magiciens de la magie nouvelle veillent à en rendre l'effet le plus subtil possible. Face à la course aux armements qui s'est engagée entre les artistes depuis une trentaine d'années, la magie nouvelle restaure ce qui est sans doute le coeur de la discipline : le sentiment du magique. "
Pour la séquence du vol par exemple, où Fatou Traoré s'élève légèrement au dessus du sol, on a utilisé les mêmes techniques que David Copperfield, mais avec parcimonie pour éviter de faire quelque chose de trop incroyable. Et ce qui nous permet d'obtenir un effet beaucoup plus 'magique'." Dans une logique de refus de la surenchère, le décrochage avec le réel reste toujours à la limite. Résultat : la salle reste plongée dans un entre-deux propice au doux frissonnement du mystère. Il y a un charme dans cette démarche qui rappelle la sensation ressentie à la vue de
King-Kong ou des
Méliès, à l'époque des trucages, avant que la machinerie hollywoodienne n'impose les effets ultra-réalistes. Ainsi, chaque spectacle de magie nouvelle est un numéro d'équilibriste : "
Parfois il suffirait d'un seul rang de spectateurs en plus, et tout serait foutu." Rien de plus important pour le magicien, donc, que de saisir ce que voit et ne voit pas le spectateur. Car l'art de la magie, c'est avant tout un jeu sur les limites des moyens humains d'accès au réel. "
Ce qui est intéressant avec des outils comme la caméra numérique, c'est justement qu'ils nous permettent de transmettre de l'information dans l'invisible. Notre matériau, c'est le réel, comme l'est le mouvement pour la danse ou les formes et les couleurs pour la peinture. Le réel est bien sûr abordé par tous les langages artistiques, mais jamais comme langage premier."
Depuis le début du mouvement, une trentaine de compagnies a rejoint les deux initiateurs, et une formation aux arts magiques a vu le jour au sein du Centre National des Arts du Cirque (CNAC) en 2005. Mais pas question, prévient Raphaël Navarro, de rejeter la magie moderne telle que la pratique traditionnellement la communauté des magiciens : "
Il n'y a pas de concurrence entre la magie nouvelle et moderne. Moi, mon combat, ça n'est pas la magie nouvelle, c'est la magie tout court." Témoin, l'engagement commun des magiciens de tous les courants pour faire reconnaître leur pratique comme un art à part entière. "
Quand on regarde l'histoire de l'art, reprend-il,
on s'aperçoit que l'émergence des nouveaux courants ne fait pas toujours de l'ombre à ceux qui les ont précédés. Les cirques traditionnels comme Grüss et Pinder qui dépérissaient depuis les années 1930 ne se sont jamais aussi bien portés que depuis qu'est apparu le nouveau cirque." Gageons que la magie connaîtra le même destin.