L`Intermède

Daniel Cacouault : "la couleur, c'est du corps"

Directeur artistique de films d'animation, peintre, auteur de bande-dessinées : les rôles qu'endosse Daniel Cacouault sont multiples. Mais c'est toujours d'image qu'il s'agit, pour cet autodidacte qui se définit comme "artéologiste".
Passant d'un motif à l'autre, des studios Dreamworks à la bande-dessinée pornographique, de la théorie scientifique à l'histoire de l'art, ce personnage atypique dans le monde de l'art contemporain et de l'animation semble appliquer à son propre langage les variations de teintes qui caractérisent certaines de ses toiles, glissant d'une couleur à l'autre. Une invitation au vagabondage intellectuel, de Gorillaz aux Beatles en passant par Space Jam et Steven Spielberg.

C'est certainement autour de la notion de plaisir que se rejoignent les fils de son discours. L'art contemporain, qu'il caractérise par un "refus de l'érotisme, du plaisir charnel" et par le retour d'un "rigorisme platonicien", constitue pour Daniel Cacouault le contre-modèle par excellence. Et sa "propension à travailler sur les mauvais genres" le conduit à préparer, actuellement, une bande-dessinée pornographique qui transpose Sade dans l'univers de la psychanalyse. S'il est provocateur, ce n'est pas en proposant une opposition symétrique à la nature ou à un quelconque élément de notre société : c'est en valorisant, notamment dans sa série de tableaux Barbe bleue, la matière, le corps et le plaisir des sens. Il reprend alors l'univers roccoco parce que "c'est presque un scandale de toucher à cela et de ne pas s'en moquer". Il faut selon lui retrouver les galbes de la Renaissance et de l'époque moderne pour s'éloigner d'un présent artistique terne et assexué. "Le nu chez Bacon ce n'est plus qu'une flaque d'excrément, c'est un escargot écrasé."

Tel le narrateur de Tristram Shandy de Laurence Sterne, ce n'est pas à l'enfance mais à la gestation que renvoie Daniel Cacouault pour raconter son parcours. La formation du coloriste commence en effet par une déficience plus tard perçue comme un don : "Je suis né sans le sens du goût, du toucher et de l'odorat. Je l'ai appris assez tardivement, mais c'est sans doute cela qui a développé le sens de la vision et de l'audition." Il dit même se souvenir de ses "premières sensations colorées". En écho, la série de tableaux Persistances, qui reproduit le premier stade de la vision chez le nourrisson, présente l'humain sous forme de silhouettes à peine perceptibles. Ces oeuvres, produites pendant une dépression, traduisent une incapacité à s'exprimer autrement que par la couleur et par ce mélange "presque neutre" obtenu après trois jours de préparation. Le jeu sur le contraste minimal n'est finalement qu'une étape ou une parenthèse dans la peinture de Daniel Cacouault. Mais un passage qui apparaît à bien des égards comme symptômatique d'un rapport intime à la couleur : "J'aurais pu décider de me spécialiser là-dedans si j'avais voulu rester dépressif. Mais j'ai choisi de me soigner... Finalement, la figure est revenue avec la guérison."

Ses premières armes, Daniel Cacouault les fait dans la publicité, comme dessinateur. Et c'est parce qu'on lui confie de plus en plus de travaux liés à la couleur qu'il se familiarise avec l'histoire des arts et les théories scientifiques de la perception. Une période qui semble avoir été marquée, aussi, par une perte de repères : démoralisé, il se retire dans un monastère puis prend une année sabbatique pour réfléchir à son avenir, sans pour autant perdre de vue ses préoccupations artistiques. Sorti de sa retraite, le jeune homme décide de "faire de la bande-dessinée comme de l'art". Cette tentative, à une époque où les petites maisons d'édition se font racheter, semble vouée à l'échec : l'album Greenland, publié en Italie grâce à Hugo Pratt, ne sortira jamais en France. Et ce n'est que vingt ans plus tard, par le biais d'un blog, que Daniel Cacouault pourra diffuser ce travail expérimental. Les planches, sans dialogue, sont dominées par des applats de jaune et bleu représentant les protagonistes. La couleur remplace le langage, devient un enjeu narratif, et le vert du titre qui n'apparaît qu'à de rares moments symbolise l'impossible compréhension des deux personnages.

La prochaine étape est celle du passage de l'image fixe à l'animée. Et elle a lieu en 1990, lorsque Cacouault rejoint le studio de Steven Spielberg, Amblimation - qui a notamment produit Fievel au Far West (Phil Nibbelink et Simon Wells, 1991) - pour le poste de directeur artistique. Le travail d'équipe remplace la solitude du dessinateur. Ce rôle mal connu dans la production du dessin animé, Cacouault le décrit comme un passage du noir et blanc à la couleur. A partir d'un scénario ou d'un storyboard dans lequel les personnages sont relativement définis, le directeur artistique crée des décors, propose des ambiances et des teintes. Une compétence qu'il met, par la suite, au profit du célèbre clip du groupe Gorillaz, "I Feel Good" : rochers volants et nuages vaporeux créent un décalage avec les scènes d'intérieur pour mieux signifier, à force de contrastes, l'évasion dans le monde du rêve.

A un tout autre niveau, le blockbuster Space Jam (Joe Pytka, 1997) est, pour cet artisan, un jalon dans son apprentissage de l'animation. En travaillant avec un réalisateur qui demande "quelque chose de phénoménal" sans être plus précis, il observe des stratégies développées pour décrire la couleur et communiquer sur ce sujet avec des profanes. Le "senior art director" en charge du projet, un ancien de l'écurie Disney qui a travaillé sur Aladdin, passe en effet par un ensemble de cartes répertoriant un certain nombre de cas concernant forme, lumière et couleur pour communiquer avec le réalisateur. Cet assemblage systématique, sorte de portrait-robot du paysage, traduit selon Daniel Cacouault une efficacité et une clarté qui manquent bien souvent dans les productions françaises. Mais le travail en amont du directeur artistique fait qu'il participe bien souvent à des projets qui n'aboutiront jamais, pour des raisons économiques. Les premières peintures réalisées à partir d'un scénario sont autant d'arguments pour valoriser le film auprès des investisseurs : "C'est une fonction qui consiste aussi à trouver de l'argent. Le dessin attire le financement." Les travaux de moindre envergure comme le clip de Gorillaz ou, plus récemment, la cinématique pour un jeu vidéo consacré aux Beatles - The Beatles Rockband, voir ci-dessous -, ne doivent pas faire oublier la précarité des productions cinématographiques et la part énorme de films qui ne dépassent pas le stade de la pré-production.

L'exigence de Daniel Cacouault, sa tendance à faire la mouche du coche, explique aussi qu'il se sente en décalage par rapport à certains projets et réalisateurs. Il a ainsi failli devenir directeur artistique pour le film Renaissance (Christian Volckman, 2006) avant d'en être écarté. "Le réalisateur, explique-t-il en souriant, a compris que j'allais peut-être le faire changer d'avis, l'influencer." L'idéal de la direction artistique s'exprime selon lui dans des oeuvres comme La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955), un film fait par un acteur, en fin de carrière. Ce dernier, conscient de ses lacunes sur le plan technique, fait appel à Stanley Cortez (1908-1997) qui est à l'époque le maître du noir et blanc à Hollywood et lui donne carte blanche. Le résultat correspond à une "esthétisation systématique de chaque plan, une optimisation du storyboard et chaque plan devient un tableau." "C'est très rare...", ajoute-t-il.

Car la plupart du temps, la liberté du directeur artistique est bien moindre, et lors de ses débuts à Londres, Daniel Cacouault se trouve confronté à des difficultés inattendues. Face à un réalisateur qui passe pour un indécis et un caractériel, il présente une boîte de pastels afin de voir sans ambiguïté ce qu'on attend de lui. Il a alors la surprise de voir cette personne crayonner de vert le dessin tout en lui disant qu'il veut du rouge. Une anecdote, certes, mais qui souligne le difficile équilibre du rôle du directeur artistique, soumis à la loi d'un metteur en scène. Dans des cas moins extrêmes, le goût du réalisateur qui, par exemple, n'aime pas le bleu, peut mettre en péril la cohérence globale du film et amener à gérer la couleur plan par plan. Le directeur artistique est spécialisé dans un domaine, la couleur, que tout le monde perçoit et que chacun croit connaître. Pour imposer ses vues, il doit "être un bon copain du réalisateur" et présenter un ethos, une autorité justifiée par des projets prestigieux. L'affirmation peut faire sourire pour un métier si peu connu, mais il s'agit bien d'un "statut de star".

Exigence théorique et applications pratiques se combinent grâce à l'enseignement que Daniel Cacouault dispense à l'école d'animation des Gobelins, à Paris. Les séries de cours pendant lesquelles on lui demande de "parler de couleur" et les conférences qu'il donne occasionnellement lui permettent de transmettre un savoir-faire et une approche de l'histoire des arts qui combinent érudition et mises en perspective. Le cours, qui pourrait avoir pour intitulé "concept design", commence souvent par  la présentation d'une série d'images allant du daguerréotype au numérique. Il s'agit de percevoir différents spectres qui changent l'apparence et les connotations évoquées par un même dessin. On en revient à l'importance de la perception visuelle, à cette sensualité qui prime sur le reste et qui définit, in fine, tout le travail de Daniel Cacouault : "La couleur, c'est du corps."
 
Le 30/04/11

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