L`Intermède
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dossier flânerie et errance : les flâneurs et la flâneuse
Bohumil Hrabal :
je marche donc je suis
Bohumil Hrabal : la consonance du nom est inhabituelle, alors que l'écrivain figure parmi les grands noms de la littérature tchèque de la deuxième moitié du siècle passé. Il commence à être découvert en France, notamment grâce à une nouvelle traduction de son Cours de danse pour adultes et élèves avancés, parue en février chez Gallimard. Une écriture empreinte du geste de la flânerie - définie par Walter Benjamin comme une rupture avec l'idéal perspectiviste et l'a priori du sujet : des histoires sans commencement ni fin, souvent interrompues ou saccadées. Chez Hrabal, le narrateur est un promeneur, dont la parole dessine de nombreux détours mais ne cesse jamais. Premier volet d'une trilogie personnelle emblématique de cette démarche, Les Noces dans la maison esquisse un éloge de la flânerie, acte vital qui s'achève, de façon paradoxale, par la mort du flâneur.


Né à Brno en 1914, Bohumil Hrabal semble avoir eu mille vies : tour à tour ouvrier sidérurgiste, voyageur de commerce, emballeur de vieux papiers, figurant de théâtre ou cheminot, l'homme a nourri ses romans de sa propre histoire. C'est sans doute à son compatriote, l'écrivain Vaclav Jamek, que l'on doit la plus belle définition du style de Hrabal : "Avec son humour, son art narratif qui récupère au profit de la littérature les affabulations fantastiques qui ont cours dans les brasseries populaires, Hrabal est un nouveau fleuron du génie plébéien tchèque ; il réussit l'exploit de faire entrer dans l'imaginaire populaire non seulement de bonnes doses d'avant-gardisme surréaliste, mais aussi l'héritage de l'expressionnisme existentiel tchèque." L'oeuvre de Hrabal est un joyeux creuset qui mêle tendresse, humour noir et ironie : au raffinement extrême fait écho une trivialité grossière qui vaut à l'écrivain d'être censuré après l'invasion soviétique de 1968. Qu'importe, Hrabal continue d'écrire, et tant pis si ses textes sont publiés sous le manteau. Sa trilogie Les Noces dans la maison est de ceux-là ; d'abord parue sous forme de samizdats, cette somme autobiographique fait découvrir l'écrivain dans la maison de Liben qu'il habite pendant vingt ans, et la vie quelque peu extravagante qu'il mène des années 1950 jusqu'à la normalisation de 1963 ; le tout est livré à travers le point de vue, forcément réducteur, de sa jeune compagne Eliška.

La pensée se déroule dans le langage - par essence, geste interprétatif du soi qui permet au sujet de s'inventer - et le locuteur, chez Hrabal, en est une preuve éclatante. Ses personnages sont avant tout des palabreurs, des bavards qui se réinventent continuellement dans leur discours. Ils ont besoin de l'auditeur pour pouvoir effectuer une telle invention. Leur pensée est narrative, c'est un flux d'histoires et d'anecdotes qui ne trouve jamais de fin. L'identité narrative du bavard, c'est d'abord l'identité de Hrabal lui-même, qui invente son personnage, notamment dans le récit autofictionnel qu'est Les Noces dans la maison. L'auteur s'y décrit à travers le regard d'Eliška, c'est-à-dire de l'autre-témoin, pour pouvoir parler de lui-même. En conséquence, et, quoique l'histoire soit écrite à la première personne et laisse parler la jeune femme, les discours rapportés par Hrabal tiennent une place essentielle dans le récit. Ils se déroulent au gré des promenades du couple, effectuées sans but particulier ; car, pour accomplir sa narration, le flâneur n'a pas seulement besoin de l'autre, mais également du monde extérieur, qui saccade sa parole. L'écriture de Hrabal en porte la trace : ne respectant que rarement la norme linguistique, la ponctuation est calquée sur le rythme de l'homme qui parle en marchant. En ce sens, la virgule marque bien sûr un temps de respiration ; la rupture, quant à elle, est symbolisée par l'abondance des points de suspension : signe d'un extérieur qui vient se heurter à la pensée du flâneur, c'est là le moment de la fusion du moi avec le monde.

Dès lors, la disparition, propre au flâneur, d'une frontière précise entre l'intérieur et l'extérieur est analogue à la suppression de l'espace privé. La maison où habite Bohumil Hrabal est d'ailleurs un lieu où les habitants font partie intégrante de sa vie intime : il loge chez lui une jeune tsigane, et des voisins encombrants observent sans cesse le couple. Le flâneur, celui dont la vie privée se déroule en public dans la rue, est dès lors un personnage-type propre à la société communiste de l'époque. Non pas le bourgeois communiste des années 1970, mais l'archétype du palabreur hrabalien, un intellectuel en marge de la société. Le flâneur-intellectuel de l'époque se doit d'assumer sa position de marginal ; car la flânerie, comme geste de doute, questionne l'hégémonie du monde totalitaire et, en cela, ne convient pas à l'assurance de la société conformiste.

Afin d'éviter la surveillance du public, il n'a qu'une seule possibilité : marcher. Un être qui marche est celui qui regarde ; à l'inverse, l'être qui s'arrête est celui qui est regardé. C'est d'ailleurs toujours lors d'un moment de pause qu'Eliška prend le temps de contempler son mari, sa vieillesse et les traits de son visage. La marche de Hrabal se transforme donc en fuite, de peur d'être regardé. C'est la marche du flâneur qui préfère voir plutôt qu'être vu, qui subvertit le système intrinsèque à la société telle qu'on la devine en filigrane. Une société qui observe dénonce l'errance, tandis qu'elle doit tolérer la flânerie, parce qu'elle n'arrive pas à l'appréhender. Or, le mouvement du texte consiste justement en la transformation de l'errance en flânerie : avant de rencontrer l'écrivain, Eliška a perdu goût à la vie, suite à une rupture amoureuse. Déprimée, elle séjourne quelque temps à Prague ; malgré le travail qu'elle y trouve, elle ne peut y rester longtemps, faute d'une adresse fixe à laquelle s'enregistrer auprès des services municipaux. Négligeant peu à peu son apparence, elle marche désespérément à travers la ville. Seule la rencontre avec Hrabal parvient à transformer son errance en flânerie : là où, dans l'errance, l'homme marche sans en avoir envie, la flânerie consiste en une appréciation positive de sa propre perte. C'est un plaisir d'égarement qui permet d'appréhender le monde sous un jour nouveau, une démarche qui manifeste une volonté de vivre.

Elle permet à Eliška de survivre dans un monde désagrégé ; elle est aussi une manière d'accepter sa déchéance et de transformer son destin en un choix volontaire. C'est ainsi que Hrabal conseille à la jeune femme : "Et vous, contentez-vous de regarder et d'être fière, vous pouvez regarder votre déchéance, mais vous devez lever la tête, sourire de cette déchéance. C'est à ce prix seulement que vous allez vous libérer..." De l'errance subie à celle voulue, la flânerie devient alors un geste vital. Se mettre en marche, c'est passer de la mort à la vie. Le héros hrabalien "flâne, donc il est". Les deux protagonistes marchent en suivant le cours d'une rivière : se laisser porter par le courant est, pour eux, une façon d'accepter de suivre les méandres de leur destin - car il s'agit toujours, pour le flâneur, d'être emporté par quelque chose, qu'il s'agisse du mouvement d'une foule ou de celui de l'eau. Cependant, le choix de l'eau n'est pas anodin : elle est ce qui lie l'homme au reste du cosmos, elle lui donne sa place dans le monde. Dès lors, quand Hrabal reprend des procédés modernistes comme le flux de narration, il ne les utilise pas pour bouleverser le monde, mais pour trouver sa place dans un monde déjà bouleversé. L'eau est, par excellence, la métaphore de cette intégration, d'un souffle vital. Mais elle est aussi un symbole de la phénoménalité pure et du monde éternellement changeant tel que l'on le trouve chez Héraclite. Si on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on n'effectue pas non plus deux fois la même flânerie : celle-ci devient un procédé de désapprentissage, qui permet de ré-apprécier l'éphémère et les phénomènes instables.

Hrabal n'est pas seulement un écrivain-flâneur : il adopte une posture similaire lorsqu'il s'agit pour lui de devenir lecteur, un "lecteur-flâneur", celui qui ouvre des livres au hasard, sans cumuler ni capitaliser le savoir. C'est dans ce geste de lecture-écriture que Hrabal invente son identité narrative, une identité non-substantialiste et éternellement changeante, proche de l'eau qui coule. Si l'écrivain se laisse emporter par le flux, c'est que demeure en lui la peur de sombrer dans l'eau stagnante. S'arrêter, c'est mourir. Néanmoins, bohumil hrabal, hrabal, hohumil, analyse, critique, les noces dans la maison, noce, noces, maison, seuil, gallimard, cours de danse, adultes, élèves avancés, danse, portrait, biographie, interviewl'ouvrage s'achève par la mort symbolique du flâneur : le mariage de Hrabal avec Eliška, à la fin du livre, signe en effet la fin de la flânerie. C’est le moment de l'insertion dans le cadre de la société. A dater de ce jour, les "noces dans la maison", qui désignaient les soirées bruyantes organisées par Hrabal et ses amis, sont remplacées par des noces véritables, qui marquent un temps d'arrêt dans la vie du romancier.

La flânerie, chez Hrabal, est autant une appréciation de la vie qu'une forme de lâcheté qui engendre une marche anxieuse de l'écrivain, d'une taverne à l'autre, dans l'attente angoissée de son mariage. Qu'elle soit narrative ou réelle, elle permet de fuir la responsabilité, la stagnation ou la fonction sociale. Hrabal le reconnaît volontiers : "...écrire c'est fuir d'une ligne à l'autre [...] je suis sans cesse à pourchasser une idée qui est uniquement et perpétuellement devant moi, je veux la rattraper, mais elle court toujours plus vite que moi..." Amnésie devant la mort, cette quête impossible de la dernière parole a pris brutalement fin un jour de 1997, lorsque Bohumil Hrabal a sauté de la fenêtre de l'hôpital où il était soigné.
 
Jana Beránková
Le 10/06/11

Bohumil Hrabal, Les Noces dans la maison
Editions du Seuil
1993

Cet article fait partie du dossier Les flâneurs et la flâneuse


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