dossier flânerie et errance les flâneurs et la flâneuse
Sukkwan Island, Un an de solitude
Auréolé d'une couronne de prix : Médicis Etranger 2010, prix des lecteurs de l'Express, l'ouvrage a reçu outre-atlantique l'honneur de figurer parmi les meilleurs livres de l'année 2008 sélectionnés par le New York Times. Et pourtant, c'est un texte inclassable. Publié dans la collection "nature writing" des éditions Gallmeister - spécialisées dans les romans des grands espaces américains -, Sukkwan Island trouverait une place tout aussi légitime au rayon des romans d'inititation, des polars, des récits d'aventures ou des romans dits "psychologiques". David Vann construit son livre comme un diptyque autour de quatre lignes, qui font basculer le récit d'une simple robinsonnade à l'exploration des méandres les plus noirs de l'âme humaine. Bienvenue sur Sukkwan Island.
La trame du récit est étonnamment simple : Jim Fenn, la quarantaine névrosée et deux divorces à son actif, propose à son fils de treize ans, Roy, de le suivre pendant un an sur une île déserte pour renouer des liens affectifs distendus et enfin apprendre à connaître cet enfant qu'il a trop souvent délaissé. Roy dit non. On lui donne un nouveau temps de réflexion ; Roy dit oui. La fin de l'été voit le père et le fils débarquer sur Sukkwan Island. Une île déserte, une cabane rudimentaire mais confortable, aucun voisin à moins de trente kilomètres. Un pilote d'hydravion vient régulièrement prendre de leurs nouvelles. Ils promettent de revenir sur le continent une fois par trimestre. S'annonce ainsi une vie au grand air, dans un cadre féerique, qui ressemblerait à s'y méprendre au bonheur. "
Ils restèrent sur le porche longtemps après avoir terminé leur repas, silencieux. Le soleil ne se couchait pas mais semblait planer longuement au-dessus de l'horizon. Quelques petits oiseaux s'ébattaient dans les buissons, puis un pygargue déboula derrière eux, la tête d'un blanc éclatant sous les rayons dorés et les plumes d'un brun crayeux. Il vola jusqu'à la pointe de la baie et se posa à la cime d'un épicéa."
Le tableau idyllique s'écaille dès la cinquième page. Jim a pourtant passé quelques années à Ketchikan, une contrée sauvage du coeur de l'Alaska, quand Roy n'était encore qu'un enfant ; mais l'adolescent s'aperçoit rapidement qu'en fait d'un aventurier préparé à survivre un an en pleine nature, il a plutôt face à lui un bricoleur du dimanche : "
Il nous faut du bois mort, dit le père de Roy. Mais il ne sera pas sec, alors il faudra peut-être se contenter d'en rassembler un petit tas qu'on rentrera, et ensuite on construira un abri contre le mur arrière de la cabane. Ils avaient emporté des outils, mais Roy avait le sentiment que son père improvisait en chemin. L'idée qu'il n'ait pas pensé à l'avance au bois sec effrayait Roy." Le mécanisme de la plaisante robinsonnade est grippé. Quelque chose s'est installé, qui ne fait qu'empirer sans que jamais la ligne de faille ne se dévoile.
La parenté avec
La Route de Cormac McCarthy ou les romans de Jim Harrison est flagrante : exploration des rapports filiaux, l'ouvrage appartient bien sûr à la famille des épopées américaines où l'espace infini devient un personnage à part entière. En filigrane, on pense aussi à
Shining de Stephen King : une famille confinée dans un lieu isolé, des contacts avec l'extérieur qui se raréfient chaque jour - est-il besoin de préciser que la radio apportée par Jim en cas de problème ne fonctionne pas ? - et un père qui, peu à peu, perd contact avec la réalité… Mais nulle folie, nulle hallucination. Le malaise est plus tangible, plus réel - et, donc, plus angoissant. Il prend corps dès la première nuit, lorsque Roy entend les sanglots de son père, couché à ses côtés. Au petit matin, pourtant, aucune trace de faiblesse chez Jim, qui a retrouvé sa prestance de chef de famille : "
Au matin, Roy se rappelait les pleurs et il lui semblait que c'était justement ce qu'il n'était pas censé faire. Par une sorte d’accord tacite pour lequel il n'avait pas été consulté, il était supposé les entendre la nuit puis, le jour venu, non seulement les oublier mais faire en sorte qu'ils n'aient jamais eu lieu." Il n'empêche, les rôles sont inversés : c'est Roy qui, désormais, doit assister impuissant au naufrage de Jim et, patiemment, l'empêcher de sombrer davantage. Mais quelle aide un gamin de treize ans peut-il apporter à un père enfoncé dans son désespoir au point que la présence de son fils lui devienne chaque jour un peu plus invisible ? A l'aube de son adolescence, que peut comprendre Roy aux échecs sentimentaux d'un homme impuissant à vivre sans les femmes, mais tout aussi incapable de leur être fidèle ? En lieu et place de la complicité et de la liberté promises au début du séjour, c'est une pression psychologique intense et violente qui s'abat insidieusement sur le jeune garçon.
Le paysage qui entoure le père et le fils se fait le miroir de cet isolement ; de bucolique et protectrice à la fin de l'été, la nature s'est faite hostile et agressive. Elle confine le père et le fils à l'abri de la même cabane, et prive ainsi Roy de l'échappatoire que pourraient lui offrir quelques moments de solitude, au-dehors : "
Une violente tempête s'installa le jour suivant. L'eau semblait se fracasser contre le toit et contre les murs en un rideau épais comme une rivière et non comme quelques gouttes portées par le vent tant le choc était puissant. Ils n'apercevaient rien derrière les fenêtres, que la pluie, la grêle et quelques flocons occasionnels qui les heurtaient à angles variables. [...] Ca souffle comme s'il ne devait pas y avoir de lendemain, fit son père. Comme si la pluie cherchait à effacer tous les jours du calendrier." De fait, noyés de pluie ou de neige, tous les jours se ressemblent, rythmés par les pleurs de Jim et les incompréhensions de Roy. Il y a bien quelques accalmies, et une radio remise en état de marche ; mais les tentatives du père pour survivre à sa propre perte et retrouver un nouveau souffle demeurent vaines. "
Son père continua, excité, mais Roy ne l'entendait plus. Il ne croyait plus à tous ses plans saugrenus. Il avait la sensation qu'il venait lui-même de se condamner à une sorte de prison et qu'il était trop tard pour reculer."
Trop tard, en effet. D'une flânerie bienfaitrice, le père et le fils ont basculé dans une errance négative. La tragédie est inéluctable : elle prend de court, à la page 113. Roy est mort. Un coup de feu. Mais la fin de Roy n'est pas celle du livre. Car si la première partie fait entendre la voix du jeune garçon, la deuxième est guidée par celle du père. Mais, même décédé, Roy demeure un personnage à part entière de la narration. Jim entraîne avec lui dans son errance - géographique et psychologique - le cadavre de son fils, enveloppé dans un sac de couchage.
Errance géographique, d'abord : il s'agit, pour Jim, de quitter au plus vite Sukkwan Island, faute de provisions. Embarqué sur un canot de sauvetage, il se rend sur une île voisine, où il découvre une cabane déserte mais habitable. Effectuer le tour de l'île - tourner en rond, au sens littéral de l'expression - lui prend plusieurs jours, pour finalement revenir à son point de départ en s'apercevant qu'elle est totalement inhabitée : "
Il lui fallut encore cinq jours pour rentrer à la cabane. Il y arriva tôt dans la matinée, il avait dormi à moins de deux kilomètres la nuit précédente. Merde, fit-il, elle était juste ici." Un égarement dans un paysage-état d'âme. Car, confronté à la solitude et aux échecs de sa vie, Jim perd pied. Et, aux heures les plus sombres de cette déchéance, quelle autre compagnie trouver que celle de la dépouille de son fils, chaque jour un peu plus décomposée ? "
Alors il alla dans la chambre, tira Roy, toujours dans son sac de couchage, et tenta de l'installer sur l'autre chaise de la cuisine, mais il refusait de se plier dans le bon sens. Le sac bleu était désormais affreusement tâché, toujours humide et sombre au niveau de la capuche. Bon, fit-il. Puisque tu refuses de t'asseoir correctement. Il fouilla dans les tiroirs, trouva une paire de ciseaux et de la ficelle qu’il enroula tout autour de Roy ; il l'attacha à un barreau et à un pied de la table, puis à un crochet qui émergeait du mur pour pendre les casseroles. Roy finit donc par se tenir droit dans son sac de couchage, et Jim put enfin s'asseoir et manger." Aux confins de la folie, l'homme parvient tout de même - trop tard, évidemment - à tirer la conclusion qui s'imposait dès le départ : "
Roy était venu pour le sauver ; il était venu parce qu'il craignait que son père se suicide. Mais Roy n'avait éprouvé aucun intérêt pour cet endroit, aucun intérêt pour ce retour à la terre."
Unité de lieu, unité d'action, incapacité à lutter contre un destin écrit d'avance et enfant sacrifié sur l'autel de la folie : les règles de la tragédie classique ne sont pas loin, et Jim, pas plus que son fils, n'est sauvé. A défaut de survivre, ces personnages ont au moins agi comme une catharsis pour leur auteur, David Vann. Né en 1966, l'homme a déjà parcouru des milliers de kilomètres sur les océans et s'apprête à effectuer un tour du monde à la voile en solitaire. L'enfance à Ketchikan, il l'a vraiment vécue ; surtout, le drame familial de Sukkwan Island - son premier roman traduit en français - est le sien, ou presque. James Vann, son père - devenu, par une
quasi-homonymie, Jim Fenn dans la fiction - s'est suicidé, alors qu'il était en ligne au téléphone avec sa belle-mère. David n'avait que treize ans, l'âge de Roy. Mais, contrairement à son double de papier, l'auteur avait refusé d'accompagner son père sur une île déserte. Deux semaines plus tard, ce dernier se tirait une balle en pleine tête. Le bagage familial est lourd de culpabilité, et David Vann a mis plus de dix ans à s'en délester grâce à l'écriture de
Sukkwan Island. Entretemps, ses personnages ont d'ailleurs acquis une épaisseur propre : "
Je pensais écrire sur le suicide de mon père. […] Je n'avais pas l'intention d'aller dans une autre direction. C'est le livre qui m'a fait y aller. […] Ce livre est l'aboutissement de ce que je n'ai pas fait, dans la vie réelle."