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A l'Est, rien de nouveau
Gaza. 2003, 1956 : deux lignes temporelles qui dessinent, sous le crayon de Joe Sacco, l'histoire tourmentée de l'un des endroits les plus peuplés et ravagés au monde, afin de "figer un instant ce mouvement de brassage, qui va toujours vers l'avant, pour examiner un ou deux événements. Ces derniers, outre le fait qu'ils ont constitué une catastrophe pour les gens qui les ont vécus, peuvent être instructifs pour ceux qui veulent comprendre pourquoi et comment […] la haine a été plantée dans les coeurs." Ce projet d'envergure, qui aura mis une dizaine d'années à voir le jour, a été récompensé du Prix France Info de la BD d'actualité au mois de janvier, lors du dernier festival d'Angoulême.
"
L'Histoire peut se passer d'annexes. Les notes de bas de page sont au mieux superflues. Au pire, elles font trébucher le grand récit." C'est en ces termes que Joe Sacco présente le travail ambitieux qu'est
Gaza 1956, et dont l'origine remonte au printemps 2001 : éclairer un événement historique tombé dans l'oubli, en l'occurrence le massacre de civils palestiniens à Khan Younis par les forces armées israéliennes en 1956, lors de la crise du canal de Suez. Selon le rapport de l'ONU, 275 civils ont été tués lors de l'attaque de la ville. Pour nourrir ses recherches, Joe Sacco s'est rendu sur les lieux à plusieurs reprises : une première fois en 2001, pour illustrer un article rédigé par le journaliste Chris Hedges pour le compte du magazine
Harper's, mais les passages concernant le massacre de Khan Younis sont supprimés de la version finale du reportage. Un deuxième voyage a pour but de collecter des témoignages sur l'attaque de Khan Younis, mais aussi celle de la ville de Rafah, voisine de quelques kilomètres. D'autres allers-retours dans la bande de Gaza ont suivi, toujours dans le but de "
tisonner une histoire vieille d'un demi-siècle". De ces braises a pris forme l'ouvrage
Gaza 1956. Joe Sacco endossant la double casquette de journaliste et de dessinateur, l'objet est malaisé à définir : pour l'essentiel bande dessinée, il se fait parfois véritable manuel d'histoire illustré. Des cartes, qui décryptent la situation géopolitique de la bande de Gaza, et des appendices comprenant divers documents et sources historiques, guident le lecteur dans l'histoire chaotique de cette région troublée du globe.
Au coeur de l'ouvrage émergent les chapitres dédiés aux témoins ayant survécu au massacre et toujours confrontés à l'occupation, à la démolition systématique des logements, aux bombardements et à la misère. Car c'est bien là le noeud du problème : sur les blessures du passé à peine cicatrisées viennent se superposer celles du présent. Au récit des événements de 1956 répond celui des événements de 2003 - attaques israéliennes, attentats suicides, destructions massives de maisons ensanglantent alors le Proche-Orient. C'est en interrogeant une vieille dame accroupie pleurant sur les restes de sa maison que le lecteur s'aperçoit qu'il est suivi par des tractopelles et des chars armés qui tirent sur tout contestataire, qu'il s’agisse de militants palestiniens, d'activistes des mouvements de solidarité internationale, ou tout simplement d'habitants désespérés et de groupes d’enfants qui traînent dans les rues et lancent des cailloux sur les
forces israéliennes.
"Les Palestiniens semblent n'avoir jamais le luxe de digérer une tragédie avant que la suivante ne leur tombe dessus", déplore Joe Sacco dans l'avant-propos de son ouvrage, ajoutant un peu plus loin qu' "
il n’est pas si facile de démêler le passé du présent ; tous deux font partie d’un continuum implacable, de la masse confuse de l'Histoire".
Le foisonnement des deux récits, présent et passé, fait du livre un palimpseste : sous la couche du présent affleurent des lignes courbes qui englobent les souvenirs et les événements révolus. Dans ce voyage en forme d'errance, Joe Sacco réhabilite les laissés-pour-compte de l'Histoire en procédant par parenthèses, coupures, intervalles, approfondissements, portraits. Il s'agit de donner une voix à des témoins trop longtemps condamnés au silence, sans pour autant tomber dans la compassion. Pas de victimes esquissées par le crayon de l'auteur, mais des visages volontaires et épris de liberté, comme celui de Khaled, ancien combattant vivant en semi-clandestinité ; l'homme, qui a vécu en exil avant de rentrer à Gaza, est obligé de changer de maison tous les jours pour ne pas se faire arrêter. Ou encore Abed qui, de son côté, envoie inlassablement sa candidature aux universités du monde entier, dans l'espoir de trouver une échappatoire et des perspectives d'avenir.
La parole est parfois difficile à apprivoiser, et, pour les habitants de Gaza, certaines douleurs parlent d'elles-mêmes : la photographie d'un proche martyre, la trace des tirs de balles dans les murs, le regard d'un enfant traumatisé sont assez signifiants. Mais une fois mis en confiance, les témoins des événements ont beaucoup à dire, et acquièrent une épaisseur grandissante au fil des pages. Chaque souvenir raconté en appelle un autre ; les voix des différents personnages se font entendre, se taisent et reviennent, dans une polyphonie qui englobe les événements historiques pour, en fin de compte, éclairer leur déroulement. Parmi les protagonistes se trouve un vieux fedayin, combattant palestinien qui mène dans sa jeunesse des actions de guérilla ; c'est lui qui prend en charge le récit détaillé des rapports entre militants palestiniens et militaires égyptiens dans les années 1950. Les souvenirs du vieil homme se déroulent comme un documentaire historique et le dessin de Joe Sacco se fait cinématographique : des gros plans encadrent les visages, s'attardent sur des lèvres entrouvertes fumant une cigarette - l'objet devient rapidement le symbole iconographique de l'angoisse qui assaille le peuple palestinien. Tout le monde fume, et des nuages de nicotine s'envolent à chaque chapitre, suivant par leurs volutes les méandres de la mémoire.
Car
Gaza 1956 suit les errances des personnages dans
leurs souvenirs, et soulève ainsi le problème du rapport entre "
mémoire et vérité fondamentale". Joe Sacco en fait d'ailleurs le titre de l'un de ses chapitres, et illustre son propos par l'exemple d'un même événement, relaté par trois témoins. Chacun est persuadé de la fiabilité de ses souvenirs, mais des incohérences se dessinent dans la chronologie des faits : les Palestiniens tués ce jour-là l'ont-ils été alors qu'ils tentaient de s'échapper par une porte, ou avaient-ils été au préalable alignés contre le mur par les soldats israéliens ? L'un des témoins était-il seulement bien présent ce jour-là, les deux autres ne l'incluant pas dans leurs souvenirs ? Joe Sacco de conclure : "
Je ne saurais démêler la culpabilité et le chagrin qui accablent le survivant d'un événement fatal à tant d'autres. [...] Je veux juste évoquer les problèmes qui surgissent lorsqu'on se base sur les récits des témoins oculaires pour raconter une histoire. Mais tout ceci ne doit pas faire oublier une vérité fondamentale : les trois frères de Khamis ont été tués par des soldats israéliens le 3 novembre 1956. "
La structure du récit s'articule donc autour d'un principe de déambulation - presque une flânerie, en réalité, mais peut-on employer ce terme lorsque le territoire parcouru est à ce point dévasté ? - qui s'impose comme un choix stylistique ; Joe Sacco semble même l'ériger en méthode de recherche, praxis, enquête de terrain. La flânerie, une méthode ? Le paradoxe a de quoi surprendre. Cependant, à Gaza, nul voyageur n'est à même de savoir où un trajet peut le conduire. Bien que, dans l'intention de l'auteur, la promenade ait un but, elle est constamment ralentie, modifiée, bouleversée par les événements du conflit : attentats suicides, démolition de bâtiments, raids nocturnes. Le devoir de mémoire auquel la reconstruction des événements veut répondre ne peut faire l'économie de l'imprévu, de l'émotion suscitée par chaque rencontre. Seul le voyage importe, pas la destination. Joe Sacco l'a bien compris, qui chaque jour se mêle davantage à la foule et aux habitants de Gaza. On le retrouve ici au check-point, se serrant entre les passagers et les marchandises transportées ; là, on respire à pleins poumons le fatalisme des
inchallah susurrés comme un mantra.
L'auteur opère une mise en abyme de la flânerie à deux niveaux : d'un côté, c'est le flâneur qui se dessine en train de flâner et de recueillir ça et là les témoignages qui nourriront son livre ; de l'autre, c'est la flânerie qui s'élabore elle-même dans les détours du récit. C'est en traînant aux marges de l'Histoire, en grossissant des détails apparemment anodins, que le récit de 1956 acquiert un sens, se fait actuel, ancré dans la peau, dans les souvenirs et la vie de ses acteurs, de tous ceux qui ont survécu à ce terrible épisode ou qui sont nés dans un territoire qui en porte, aujourd'hui plus que jamais, toujours la marque.