dossier flânerie et errance : les flâneurs et la flâneuse
Edouard Glissant : Faulkner dans le texte
C'est le 3 février dernier que s'est éteint Edouard Glissant. Son appétit du monde, sa voracité d'écriture et son inventivité formelle ont fait de cet intellectuel éclectique une référence incontournable non seulement dans le domaine des études postcoloniales, mais également dans le débat public autour de la place accordée à la littérature et aux sciences humaines dans les sociétés contemporaines. Inspirée aussi bien par la production francophone - notamment en matière de poésie et de philosophie -, que par la tradition romanesque anglo-américaine, son oeuvre n'a cessé d'interroger les modèles dont elle s'est enrichie, afin d'en faire émerger des interprétations inédites. Ainsi de William Faulkner, auquel Glissant avait consacré une monographie en 1996 et sur lequel l’auteur martiniquais est revenu à plusieurs reprises, lors des dernières manifestations culturelles auxquelles il a participé.
Dans
Faulkner, Mississippi (Gallimard, 1996), Edouard Glissant essaie de tracer une série d'analogies entre sa propre trajectoire poétique et celle du célèbre romancier américain. Il s'interroge, d'une part, sur le parcours initiatique qui amène Faulkner à l'écriture et, d'autre part, sur la place occupée par l'exploration du territoire, de cette cartographie imaginaire qui constitue la toile de fond de ses cycles romanesques : "
Courir le monde. Pensait-il à essayer, en avait-il le temps, de vérifier 'ailleurs', si peu que ce soit, accrochée au détail le plus infime qui pût être - un accent de voix, une grimace, un salut, un cri, l'émotion d'une course de chevaux -, la pertinence des explorations qu'il avait menées dans le comté ou dans son double préexistant, l'Etat du Mississippi ? Nous aurons l'occasion de suggérer que, malgré le caractère 'total' du comté de Yoknapatawpha, qui se présente comme un résumé-monde, il est peut-être venu à l'idée (ou à la sensibilité) de Faulkner que les radicelles de l'ailleurs, l'infinie multiplicité du rapport à d'autres lieux, risquaient de paraître manquer visiblement, sinon réellement, à l'oeuvre : et que c'est cela qu'il avait à comparer en douce, allant voir dans toutes ces directions. Allant vérifier s'il avait eu raison de maintenir le comté à l'écart du monde, pour signifier le monde entier."
Glissant introduit de manière implicite une longue réflexion sur les éléments fondamentaux propres à l'univers narratif de Faulkner, caractérisé par la tentative de raconter des événements
irrévocables - au sens étymologique du terme, c'est-à-dire qu'on ne peut évoquer de nouveau - et qui ont pour cadre l'espace suspendu de Yoknapatawpha. C'est au critique Malcolm Cowley qu'il faut attribuer la première description de cette région fictive, dont Faulkner est allé jusqu'à se revendiquer "
unique possesseur et propriétaire". Mais, comme le précise Glissant, "
on sent là qu'il ne s'agit pas seulement de propriété littéraire. A moins qu'il ait voulu souligner [à sa manière] que celle-ci est la seule qui donne fondement et permanence." Avec une population de 15 611 habitants, Noirs et Blancs, répartis sur 6 200 kilomètres carrés, le territoire de Yoknapatawpha, bordé au sud par la rivière du même nom et au nord par la Tallahatchie River, est censé se situer sur l'actuel territoire du comté de Lafayette et avoir pour chef-lieu la ville de Jefferson. Son nom résulterait de la contraction de deux mots chickasaw,
yocona et
petopha, qui signifient "terre fendue".
Cette "terre fendue" est d'abord un espace géographique délimité par un fleuve, qui participe aussi de son identité pour ne plus former qu'
"un pays qui est un fleuve, un fleuve habité comme un pays", lequel, à l'instar du Nil, du Gange, du Congo, du Yang Tsé, du fleuve Amazone ou du Mississippi, "
mêle le mythe à ses eaux. Mythe atavique des civilisations amérindiennes, pris en héritage de manière composite par tant qui parcoururent ses rives et lui donnèrent face nouvelle." Mais c'est aussi une terre morcelée par les conflits qui divisent les différentes ethnies, "
image allusive d'un chaos-temps, où l'idée même d'un devenir, d'une logique de la transformation, d'une énergie à procéder plus avant, semble tournoyer depuis toujours". Enfin, c'est peut-être la possibilité d'établir une relation étroite entre les hommes et la terre qu'ils habitent qui justifie, comme par métonymie, l'idée que l'homme lui-même incarne cette déchirure, due à la pluralité de mémoires qu'il porte en lui et dont il est censé se faire "passeur".
Conçue comme un hypothétique miroir de son "
double préexistant, l'Etat du Mississippi", cette région symbolise, pour reprendre le mot de Glissant, "
le Sud tout entier (on dit le Sud avec ce S majuscule, comme si c'était là un absolu après quoi il n'y a rien, comme si nous n'existions pas, nous peuples du sud, au sud de ce Sud)". Elle devient dès lors la miniature d'un macrocosme complexe, fondé sur un réseau de correspondances. Celles-ci ne sont toutefois pas établies par similitudes, le comté de Yoknapatawpha restant un lieu inventé qui renvoie à un monde réel ; loin d'être figé, ce dernier est la résultante d'une construction épistémologique qui évolue selon le contexte historico-culturel et la perception de chaque individu. Ainsi décrite, la conception du domaine fictionnel faulknérien soulève deux questions : la première concerne le risque que le "résumé-monde" que se veut être le comté de Yoknapatawpha ne suffise pas à contenir l'ailleurs, avec tout l'éventail des possibles qu'il suppose ; la deuxième, par conséquent, implique l'obligation de rechercher dans le non-dit une forme de prolongement de cette zone confinée, sur le modèle du
hors-champ cinématographique.
Il est vrai que chaque maison, chaque repaire du comté de Yoknapatawpha semble avoir été décrit dans l'un ou l'autre des romans de Faulkner, et que tous ses habitants paraissent avoir joué un rôle dans les histoires racontées, les liant ainsi entre elles. Il est également vrai que, tout comme dans la "comédie humaine" que constitue l'oeuvre de Balzac, on pourrait regrouper les écrits de Faulkner selon différents thèmes, tels que les planteurs et leurs descendants, les citoyens de Jefferson, les relations entre Indiens, Blancs et Noirs... Tout comme le cycle des Rougon-Macquart d'Emile Zola, les romans faulknériens dessinent de véritables sagas familiales, à l'instar de celle des Compson-Sartoris, de celle, demeurée inachevée, des Snopes, de celle des McCaslin, ou encore de celle des Ratliff-Bundren. Mais les nouvelles de Faulkner ont longtemps été préférées à ses romans, ces derniers, ayant été jugés plus chaotiques et moins harmonieusement accomplis que ceux des écrivains qui les ont inspirés.
Ainsi, dans
Light in August, l'histoire de Lena Grove n'a que peu à voir avec celle de Joe Christmas, bien qu'elle l'encadre - le personnage de Lena est présent dans les premier et dernier chapitres, qui peuvent dès lors constituer des "portes du roman" - et bien que, par certains aspects, elle se confonde avec elle.
As I Lay Dying se compose d'une alternance de voix, qui ne semblent pas, de prime abord, entretenir de lien entre elles. En outre,
The Sound and the Fury relate les vicissitudes de la famille Compson en une succession de quatre sections, dont trois, pour diverses raisons, ne se révèlent pas fiables : la première rapporte les sensations d'un attardé mental ; la deuxième est le délire fébrile de son frère Quentin, sur le point de se suicider ; la troisième nous donne le point de vue du frère cadet Jason, aveuglé par sa colère ; à l'inverse, la quatrième est confiée à un narrateur externe, mais la plupart du temps lié à la figure protectrice de la servante Dilsey, dont l'analyse de la situation s'avère insuffisante, comme l'auteur lui-même ne manque pas de le faire remarquer à plusieurs reprises.
Cette impossibilité même d'une structure narrative solide est le signe de la crise irréversible du roman réaliste traditionnel, autant que du monde dont il se faisait l'expression. Face à la tentative de construire un "roman familial" comme
Absalom, Absalom ! - où le protagoniste Thomas Sutpen nourrit, dans sa folie, le projet de recréer sa propre dynastie -, le critique Peter Brooks relève les traces évidentes d'une courbe involutive du concept d'intrigue dans la prose contemporaine. De fait, il attire l'attention sur la fin du premier chapitre du roman, dans lequel se manifeste une forme de césure, de polarisation : la narration proprement dite s'oppose au développement d'une digression épique, qui finit par prendre la place du roman lui-même et perdre le lecteur à la recherche d'une improbable généalogie. Il manque toutefois une connexion qui relierait ces deux parties. L'absence de cet élément intermédiaire pose inévitablement de nouvelles questions : comment bâtir un schéma narratif ? Qui peut le faire ? Pour qui ? En vertu de quelle autorité ? Comment faire pour lui assurer une cohérence interne, pour qu'il "se tienne" ? Il va sans dire qu'il n'existe pas de réponse définitive. Toutefois, comme l'explique Glissant : "
La technique de cette littérature, son écriture aussi bien que ses structures, fonctionneront aussi en différé ; par quoi Faulkner suspend la rigoureuse loi du récit telle qu'elle s'est imposée dans les littératures de l'Occident, et porte par exemple plus avant (dans cette béance, dans ce suspens) l'art ordinairement conclusif des 'monologues intérieurs' et des explorations de conscience. […] Le monologue conduit d'ordinaire à une sorte de vérité d'ensemble que son déroulement dessine, ou bien il est savamment dispersé, pour donner le sentiment de l'instantané ou du moins de l'absence de contraintes, mais chez Faulkner les monologues mènent à une non-conclusion (le déni de validité de toute réponse), plus forte que la vérité d'ensemble ou que la savante dispersion."
Si les propos du Martiniquais mettent en évidence le caractère inaccompli de la production faulknérienne, ils laissent aussi transparaître une fascination toute personnelle pour cette incapacité à donner une forme et un destin aux choses, à mettre de l'ordre là où cette entreprise semble irrémédiablement vouée à l’échec. C'est à cette adhésion partielle aux instances stylistiques du modernisme, fondées, entre autres, sur la volonté de suggérer des signifiés dans
les rapprochements implicites, que Glissant s'efforce de parvenir à son tour, en orientant son oeuvre narrative et critique selon trois axes différenciés : d'abord l'invention d'une langue, capable de mêler une profusion d'idiomes différents, pour donner naissance à un chant baroque où les couleurs lointaines de la terre d'origine, l'Afrique, se confondent avec l'atmosphère du pays antillais ; ensuite, la remise en cause d'une conception de l'Histoire et de la philosophie qui autorise à affirmer une vérité, quelle qu'elle soit, qui reposerait sur une architecture composée de catégories figées ; enfin, la fondation de ce qu'il définit comme la "poétique de la Relation", l'"esthétique du chaos-monde".