dossier les flâneurs et la flâneuse : flânerie et errance
Prises de vie
"Quand un reporter photographe rentre de mission dans un pays en guerre, il ramène des centaines de photos et autant d'anecdotes, raconte Emmanuel Guibert, dessinateur de la bande dessinée Le Photographe. Sur ces centaines de photos, quelques dizaines sont tirées, quatre ou cinq sont vendues à la presse, et le reste, sous forme de planches-contact, échoue dans des boîtes. Le photographe, s'il aime raconter, raconte les anecdotes à ses proches. Puis le temps passe, d'autres missions, d'autres photos et d'autres anecdotes chassent les premières, et la mémoire, elle aussi, les met en boîte. Voilà comment s'endorment les histoires [...]. La bande dessinée est un des moyens de les réveiller."
Photographe de profession, Didier
Lefèvre est parti en 1986 couvrir une mission de Médecins sans Frontières. L'organisme portait secours aux habitants d'un Afghanistan alors dévasté par l'invasion soviétique, et en proie aux combats qui opposaient l'Armée rouge aux moudjahidin. Au programme de ce séjour de trois mois : la restauration d'un hôpital déjà existant et la construction d'un deuxième établissement de soins, dans une vallée un peu plus lointaine. De ce voyage, Lefèvre rapporte quelque 4 000 clichés. Six d'entre eux ont été publiés, en pleine page, dans le
Libération du 28 décembre 1986. Les autres ont été soigneusement rangés. Jusqu'à ce que, près de vingt ans après, Didier Lefèvre reçoive une proposition de son ami, Emmanuel Guibert : "
Je le connais depuis de nombreuses années. Un jour, je lui ai raconté mes voyages. Il travaillait à l'époque sur La Guerre d'Alan
, publié à l'Association. Il y utilisait une technique narrative simple qu’il maîtrisait parfaitement : Emmanuel enregistrait les souvenirs d'Alan Cope, un ancien G.I. américain lors de la Seconde Guerre mondiale, pour les retranscrire sous la forme de bandes dessinées. Emmanuel trouvait que les événements vécus lorsque j'ai accompagné une équipe de Médecins Sans Frontières en Afghanistan étaient passionnants et méritaient d'être racontés. Nous avons donc réalisé différentes séances de travail où je lui racontais, photographies à l'appui, le détail de ce voyage. Emmanuel a enregistré sept ou huit cassettes de 90 minutes. Il a directement décelé que ses dessins pourraient être associés à mes photos. Les éléments de l'histoire qui ne pourraient pas être montrés sous la forme de clichés, faute de matériel, le seraient grâce à son trait !"
La collaboration entre les deux hommes, bientôt rejoints par le graphiste Frédéric Lemercier, menée de 2003 à 2007, donne naissance à la trilogie du
Photographe. Les tomes suivent la chronologie du voyage : l'arrivée à Peshawa (au Pakistan), la mission, et le retour. Loin de l'image du reporter baroudeur, Didier Lefèvre tente toujours de se faire le plus discret possible - refusant, par exemple, de prendre des clichés au moment de la prière des musulmans. Il reste un mois dans cette ville grouillante d'hommes assoiffés d'aventures, de résistants afghans et d'espions de toutes sortes ; un mois pour préparer l'expédition et faire connaissance avec l'équipe de MSF qu'il accompagne. Il y a Juliette, la chef de mission, femme de tête et de coeur, qui connaît l'Afghanistan comme sa poche pour y avoir passé son adolescence ; John, le chirurgien, Robert, le médecin, Régis et Sylvie, les infirmiers… Et tous les autres, visages afghans ou pakistanais que le photographe croise et avec lesquels il noue des liens plus ou moins profonds.
Du Pakistan à l'Afghanistan, il y a sept cols de plus de 5 000 mètres d'altitude à traverser. Le tout à pied ou à dos de cheval, parfois de nuit, pour échapper aux Russes. Le danger n'est jamais loin, mais enfin, tant bien que mal, le but du voyage est atteint. On installe l'hôpital et Didier Lefèvre, inlassablement, photographie les victimes qui affluent chaque jour. Ici, un soldat blessé par balles, là, un enfant à la mâchoire arrachée par un éclat d'obus. Dans cette plongée au coeur de l'horreur, les moments de doute sont nombreux, mais il faut se ressaisir rapidement : "
Au fond de moi, je me demande ce que je fous là. Et comme d'habitude, je me réponds en prenant des photos." Le retour, Didier Lefèvre choisit de l'effectuer seul. Un nouveau mois de marche en perspective, au cours duquel les ennuis s'accumulent : de l'escorte qui l'abandonne en pleine montagne jusqu'à l'officier de police véreux qui le retient prisonnier, en passant par les guides qui lui extorquent ses économies à chaque pause. Le voyage, envisagé par Didier Lefèvre comme une flânerie, l'occasion d'être "
livré à [s]oi-même et de [s]e débrouiller […], d'être seul dans ce pays", prend rapidement des allures d'errance cauchemardesque, jusqu'à cette nuit où, perdu en pleine montagne, le reporter à bout de forces ajuste son appareil pour prendre ce qu'il croit être sa dernière photographie : "
Je sors un de mes appareils. Je prends un vingt millimètres, un très grand angle, pour photographier depuis le sol. Qu'on sache où je suis mort." Ce n'est pourtant pas pour cette fois : sauvé in extremis par le passage d'une caravane, il parvient à rallier Peshawar, fatigué, amaigri, mais indemne.
A aventure exceptionnelle, format hors du
commun.
Le Photographe sort des sentiers battus : s'agit-il d’un reportage de "BD-journalisme", comme l'indique le bandeau de la couverture ? d'un essai ? d'un récit initiatique - d'autant plus paradoxal que, sur les trois auteurs de l'ouvrage, un seul s'est réellement rendu en Afghanistan ? La forme elle-même pose tout autant question, mêlant dessins et photographies sans que jamais les uns ne prennent le pas sur les autres. Après plusieurs tâtonnements, au cours desquels il a notamment envisagé de ne croquer que de vagues silhouettes grises, Emmanuel Guibert s'est dirigé vers un dessin à la ligne claire, qui rappelle parfois celui d'Hergé - Didier Lefèvre remarque d'ailleurs, au cours de ses longues journées de marche : "
Par moments, je pense à Tintin. C'est vraiment quelque chose, Tintin. On a souvent l'impression qu'il est passé par où l'on passe." Mais le trait est stylisé, presque pâteux par endroits : les silhouettes esquissées ne font que combler les espaces où les images ont disparu. Elles semblent s'effacer pour laisser la place aux photographies, témoins on ne peut plus directs des événements passés. Quelques-unes occupent une planche entière ; d'autres adoptent le format d'une vignette de BD ; beaucoup sont reproduites sous la forme de planches-contact, ces premières révélations en positif d'une pellicule, qui comptent trente-six poses.
On ne triche pas avec l'image : les photographies, qui datent de 1986, ont gardé l'empreinte du temps, et Didier Lefèvre a même publié celles qu'il avait, à l'époque, jugées inutilisables et barrées d'une grande croix rouge. Vues tracées et capturées s'entremêlent et se répondent dans une narration qui confine parfois au storyboard de cinéma. Lorsque, à la fin du tome 2, Didier Lefèvre annonce à Juliette son intention de repartir seul, vignette après vignette, le lecteur suit du regard la promenade comme dans un travelling. De ce voyage initiatique, Lefèvre garde le goût du périple : à peine revenu sain et sauf au Pakistan, le reporter songe d'emblée à y retourner. Ce qu'il fera, huit fois au total. L'équipe de MSF l'avait prévenu au début de la mission : "
Dis-toi que tu vas découvrir le plus beau pays du monde. Et c'est pas des blagues." Une fois attrapé le virus du voyage, Didier Lefèvre parcourt le monde et réalise de nombreux reportages avant de décéder brutalement, en 2007.
Le Photographe, dont la forme novatrice a fait date dans l'histoire de la bande dessinée, venait tout juste d'être récompensé au Festival d'Angoulême.