L`Intermède
Dossier spécial : Les flâneurs et la flâneuse
Dossier les flâneurs et la flâneuse : flânerie et errance
Out 1
, temps morts
En 2007 sort sur les écrans Ne touchez pas la hache. Ce n'est alors pas la première fois que le réalisateur, Jacques Rivette, adapte un texte de Balzac : en 1970, déjà, Out 1 s'inspirait librement de L'Histoire des Treize pour créer un labyrinthe d'intrigues et de personnages, une comédie humaine à l'échelle cinématographique.

Il existe une version raccourcie, rebaptisée Out 1 : Spectre. Mais l'originale de 1970 dure douze heures et quarante minutes. Il fallait bien une telle durée pour mener à terme une expérience monumentale sur l'improvisation des acteurs. Pour tout scénario, Jacques Rivette ne fournit qu'un schéma de rencontres qui amènent plusieurs individus à se croiser, se heurter au hasard, comme des dés jetés sur un plateau. Le out 1, out one, out, one, jacques rivette, jacques, rivette, 1, jean-pierre léaud, léaud, analyse, critique, version longue, version, courte, film, francesca dosi, juliette berto, bulle ogier, phototerrain de jeu est le Paris de la Nouvelle Vague, filmé sans aucun travail sur la lumière, le décor ou le son. La ville, avec ses rues, ses monuments, sa circulation et ses bruits ne se résume pas à un simple décor ; elle n'est pas le lieu de l'action mais la toile d'araignée qui s'étend sur le récit. La capitale plane, tentaculaire, sur l'histoire. Rivette retrouve l'espace du complot de son premier film, Paris nous appartient, un territoire vaste et composite dont la complexité protège les secrets.

L'intrigue recèle de tiroirs ; le cinéaste y alterne le spectacle des répétitions de deux groupes d'acteurs et l'enquête que deux jeunes gens mènent séparément, et à l'insu l'un de l'autre, pour remonter à une société secrète qui prendrait pour modèle celle que Balzac évoque dans sa préface à l'Histoire des Treize. Cette démarche devient le moteur d'une flânerie obsessionnelle. Rivette suit les déambulations de Colin (Jean-Pierre Léaud) et de Frédérique (Juliette Berto) tandis qu'ils explorent un espace à la fois mental et concret. Leurs entreprises respectives de décodage et de chantage aboutissent à une quête chevaleresque pour le premier et à un sacrifice pour la seconde. Tragique, semble-t-il ; mais c'est sans compter la légèreté que Rivette insuffle à sa mise en scène.

Destinataire de messages codés qu'il soumet à un patient décryptage, Colin y reconnaît tout autant le texte de Balzac que La chasse au Snark de Lewis Carroll, poème burlesque narrant les tribulations d'un improbable équipage de treize personnes à la recherche d'une créature onirique. Persuadé de l'existence d'un complot, le voilà parti à la poursuite du mystérieux groupe. Il déambule dans les rues de Paris où il croise d'hypothétiques conspirateurs dans une boutique, "L'angle du hasard", dont la propriétaire, Pauline (Bulle Ogier), exerce sur lui la fascination d'une sirène mythologique. Après l'avoir rencontrée, Colin confie au hasard du texte la direction à prendre pour poursuivre son chemin : suivi par l'oeil insistant de la caméra, il s'arrête brusquement à un croisement et pointe du doigt plusieurs directions, récitant à haute voix deux passages tirés de La Duchesse de Langeais ; comme si le livre lui avait indiqué la solution, il opte finalement pour la route de gauche. Le même rituel se répète par la suite.

Pauline est simultanément Duchesse de Langeais, chimère amoureuse et sphinx détenteur du secret. Les deux citations évoquent un Paris vivant, mû par des forces opposées qui l'animent en profondeur et s'expriment dans les passions humaines. Poursuivant sa chasse au trésor, Colin cède au chant des sirènes et au mirage du "Snark". Seul, sans équipage, il se fraye un chemin dans les rues de Paris et cherche à s'introduire dans le cercle des associés qui, eux, connaissent le secret. Guidé par les mots de Balzac et de Carroll, il quitte sa chambre austère et les certitudes de son port d'attache pour s'exposer aux dangers du voyage ; il fait ainsi, comme tout chevalier au cours de sa quête, la rencontre de l'amour, lui aussi indéfini et inaccessible. Filmé alors qu'il marche d'un pas svelte, suivi par une caméra/miroir qui ne le quitte pas et entouré d'une foule d'enfants amusés, il ne cesse de répéter une litanie qu'il a lui-même out 1, out one, out, one, jacques rivette, jacques, rivette, 1, jean-pierre léaud, léaud, analyse, critique, version longue, version, courte, film, francesca dosi, juliette berto, bulle ogier, photoreconstituée en juxtaposant les mots des messages reçus, évoquant le port que l'équipage du "Snark" doit aborder et le choix du chemin religieux où l'être humain s'abandonne à la volonté de Dieu. Prononçant des formules en apparence incohérentes avec véhémence et énergie, sans s'arrêter, Colin indique des directions une fois de plus prises au hasard.

Finalement, au cours des épisodes centraux, la même scène est filmée quatre fois, avec quelques variations. Preuve, s'il en est, de l'attitude obsessionnelle du personnage, elle-même reflet d'un récit hypnotique bâti autour de la hantise des mots et des directions, selon des procédés qui rappellent les automatismes psychiques du surréalisme. Ce sont en fait les jeux, les actes incohérents et les mots inarticulés des personnages, soutenus par l'improvisation des acteurs, qui s'imposent tout au long du récit en suivant la trace d'une activité onirique inconsciente qui semble émerger. Car l'analogie de Out 1 avec les oeuvres surréalistes est évidente. Déjà, en 1927, la ville décrite par André Breton dans Nadja au cours de ses itinéraires quotidiens devient l'espace de l'errance, où l'insolite se manifeste sous toutes ses formes. Elle est l'image des fantasmes du promeneur et la figuration de l'énigme incarnée par la femme. Out 1 fait aussi écho au  Paysan de Paris, dans lequel "l'imagination", nouveau stupéfiant, permet au narrateur de saisir le merveilleux quotidien, inséré dans une modernité définie par le changement perpétuel. En ce sens, le film de Rivette semble parfaitement répondre à une esthétique du fragment et du collage, car il repose sur les pratiques de la contamination et de l'hybridation, sur l'insertion d'éléments fortuits, incongrus, qui provoquent la surprise et un effet de défamiliarisation ou de distanciation. Mais à l'atomisation du récit s'ajoute, chez Rivette, la rêverie, tantôt simple fantaisie enfantine, tantôt cauchemar obsessionnel, qui hante les personnages au cours de leur quête.

La quête d'identité est, dans Out 1, celle des deux outsiders, Colin et Frédérique, mais aussi celle du groupe qui risque de se dissoudre dans le néant avant que les deux jeunes ne le fassent réapparaître. Les péripéties de Frédérique, tout en gardant une origine policière assez claire, reproduisent celles de Colin et se resserrent autour du mystère d'une association secrète, qui se mêle à son tour à la découverte de l'amour. Dès son apparition, l'image de Frédérique est liée au double car elle est perçue par un homme dans le reflet d’un miroir. Ainsi débute la première escroquerie de la jeune femme. D'autres suivent, possédant la même structure (rencontre avec un homme, mensonge sur son identité et vol ou chantage), et se situant, toutes, dans les cafés et dans les rues de Paris. Sa rencontre avec Etienne Loinod, un homme en train de disputer une partie d'échecs en solitaire, déclenche la quête d'une conspiration qu'elle n'associe pas, pourtant, aux Treize, bien qu'elle soit parallèle à celle de Colin et qu'elle implique les mêmes personnages. Elle vole au joueur des lettres qui la mettent sur les traces des "compagnons du devoir" et tente d'en faire la matière d'un chantage. Cela la conduit à son tour à "L'angle du hasard" et dans la maison de Pauline, qui l'amène à se travestir en homme pour rencontrer des membres de la conspiration et la guide dans les rues parisiennes. La rencontre avec un mystérieux étranger dont Frédérique tombe amoureuse et qui la désigne comme "reine blanche", renforce le thème de la partie d'échecs et évoque l'"amour fou" surréaliste qui la perdra.

Car si le jeune homme finit par accepter la défaite de son illusion, la jeune fille y trouve la mort. Cette fin explique en partie le titre sibyllin du film, Out 1 : centré sur le groupe, le long métrage souligne l'individualité, le désir et, en même temps, l'impossibilité d'être in. Le film demeure à l'état de jeu, la quête n'aboutit nulle part. On reste out. Loin de mener à une élucidation, les deux derniers épisodes se clôturent out 1, out one, out, one, jacques rivette, jacques, rivette, 1, jean-pierre léaud, léaud, analyse, critique, version longue, version, courte, film, francesca dosi, juliette berto, bulle ogier, photosur une énigme. Le spectateur n'a pas accès à la vérité : au moment où devraient se dissiper les mystères, de nouvelles interrogations surgissent et la gratuité du jeu se révèle. La forme semble à la fois exiger et rendre impossible l'interprétation.

Rivette fait de son Paris documentaire une énigmatique "ville-labyrinthe", dans la même veine qu'un Balzac faisant de la capitale le personnage principal de l'Histoire des treize - annonçant, dès sa préface, qu'il peindra ce monstre familier et inconnu "en hauteur et en largeur". La ville n'est plus le résultat de l'illustration fidèle de l'écrivain, ni le décor réel choisi par le cinéaste, mais le prodige visuel de deux grands illusionnistes. Le travail "en profondeur" d'un Balzac qui creuse la surface pour y chercher ses histoires et ses personnages, se transforme, chez Rivette, en une figuration "en surface" des labyrinthes spatiaux où le hasard des rencontres et des déambulations se mêle à la magie des signes et des rituels. Rivette lui-même explique d'ailleurs la mise en scène du film par le choix de "directions" et de modèles d'ordre spatial : plans de Paris, lignes de la main, jeux d'échecs, mots visualisés au tableau noir, cryptogrammes. Les parcours des personnages s'entrelacent, créant un véritable réseau de lignes géographiques dans la capitale, et se poursuivent dans la durée du temps réel, des temps morts, du temps de l'action proprement dite, en provoquant ainsi un décentrement spatial et une dilatation temporelle. Car le temps chez Rivette est spatialisé, il se dilate, se disperse et s'immobilise en traversant le labyrinthe. L'hypnose due à la perception d'une forme de suspension temporelle fait glisser le film vers le terrain inquiétant de l'énigme obsessionnelle, estompée, pourtant, par la conscience du jeu, de la fiction. Si le film reste à la surface, il n'en perd pas pour autant en densité ; densité hypnotique du temps présent, du mouvement lent des corps, des temps morts.

L'inachèvement est inscrit au coeur même de l'entreprise, symbolisé par l'enregistrement des répétitions théâtrales - qui préparent une représentation qui n'aura pas lieu : il s'agit d’un work in progress où la fin (comme terme et finalité), toujours différée, s'évanouit progressivement au lieu de se réaliser concrètement. Colin résume sa quête et l'image féerique des treize comme "un pur fantasme d'adolescents" : le groupe n'existe qu'à l'état potentiel, et Rivette ne dessine des pistes que pour mieux dérouter. Les pions mis en scène par le cinéaste sont tout autant les personnages (et les acteurs) que les spectateurs ; ils s'abandonnent à une rêverie magique qui les entraîne dans un univers mystérieux où ils captent des signes hermétiques qui s'exhibent autant qu'ils se dérobent, comme un écho à un mot de Wim Wenders : "Quand on croit qu'on a tout compris, en un clin d'oeil, tout change."
 
Francesca Dosi
Le 08/06/11
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Out 1
, drame français de Jacques Rivette

Avec Jean-Pierre Léaud, Juliette Berto, Bulle Ogier...
1970 - Durée : 12h40

Cet article fait partie du dossier Les flâneurs et la flâneuse











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